lun 24 novembre 2025 - 13:11

Construire l’homme au cœur du Temple : la leçon d’« Alpina »

Dans ce numéro d’automne, Alpina ne se contente pas d’ouvrir une fenêtre sur l’actualité de la Grande Loge Suisse Alpina : la revue déploie une véritable méditation sur la condition initiatique de l’homme moderne. Sous la plume exigeante et plurilingue de ses rédacteurs, elle s’affirme plus que jamais comme un miroir de la diversité spirituelle helvétique, où se croisent la rigueur germanique, la finesse romande et la profondeur méditerranéenne. Le thème de « l’individualisation », choisi par le Grand Maître Carlo U. Nicola, s’y déploie comme une tension féconde entre le « Je » et le « Nous », entre le chantier intérieur et l’architecture fraternelle.

L’éditorial, écrit avec une sincérité rare, évoque cette oscillation du Maçon contemporain : quête personnelle de vérité et appartenance à une tradition qui transcende l’ego. Le texte ne moralise jamais, mais rappelle avec force que sans communauté, la vérité se dissout dans la brume des subjectivités, et que sans discipline, la liberté se perd dans les mirages de l’émotion. Dans cette langue sobre et précise, le lecteur entend comme un rappel au centre : l’homme initié ne se construit ni contre les autres, ni sans eux, mais au cœur d’un Temple où chaque pierre porte la marque d’un effort partagé.

L’ensemble de la revue vibre de cette même cohérence : entre la gravité du propos et la lumière des symboles, Alpina s’impose comme un laboratoire d’idées où la Franc-Maçonnerie suisse se pense, se questionne et s’éprouve. La diversité linguistique – allemand, français, italien – n’est pas un simple ornement : elle devient figure de la pluralité initiatique elle-même. Chacune de ces voix apporte une nuance, un accent, une profondeur particulière à la même quête : comment demeurer fidèle à l’héritage symbolique tout en habitant pleinement la modernité ?

Le lecteur découvre d’abord la densité spirituelle du texte de Gregor Lüthy, « Freimaurerei und Humor », où le rire devient philosophie de l’équilibre. À travers Tucholsky, Hesse, Kant et Baudrillard, le Frère Lüthy montre que le véritable humour maçonnique n’est ni dérision ni fuite, mais lucidité devant l’absurde de la condition humaine. Rire, c’est se déprendre de soi sans se trahir. Dans cette leçon subtile, l’auteur rappelle qu’au cœur même du rituel le plus grave, une étincelle d’humour préserve l’homme de l’idolâtrie du sérieux. L’humour devient alors un acte initiatique, un détachement semblable à celui du sage oriental : la conscience que tout est symbole, que même l’ordre du Temple n’a de sens qu’à travers la relativité du regard.

Plus loin, Carlo U. Nicola signe un texte magistral sur les relations internationales de la GLSA, où la diplomatie maçonnique prend la forme d’une éthique de la souveraineté. Il ne s’agit ni de se plier à des normes extérieures, ni de se retrancher derrière une identité étroite, mais de rester fidèle aux « Principes généraux » de 1848 : liberté de conscience, respect de toutes les croyances sincères, refus de toute persécution. Ce rappel de l’indépendance de l’Obédience suisse s’inscrit dans la tradition des esprits libres du pays de Guillaume Tell. La Franc-Maçonnerie y apparaît comme une arche ouverte vers les loges de l’Est et du Sud, vers les cultures émergentes d’Afrique ou du Caucase, témoignant que l’universalisme maçonnique n’est pas un slogan mais une pratique concrète du lien, patiente, discrète, tenace.

Les pages italiennes prolongent cette méditation sur la lumière offerte et reçue. Massimo Caimi, avec « Il Pellicano », réveille l’antique symbole du sacrifice et de l’abnégation. Le pélican alchimique, oiseau solaire qui se blesse pour nourrir ses petits, devient l’image même du Maître qui donne son sang pour l’humanité. Par cette figure, le Frère Caimi relie la tradition chrétienne à la spiritualité hermétique, montrant que le véritable sacrifice est celui de l’ego, non du corps. La blessure du pélican n’est pas un spectaculaire martyre, mais l’acte silencieux d’une conscience qui consent à se dépasser.

Loge-Liberté-Chérie – The-Square-Magazine

L’écho de la Loge « Liberté Chérie », née dans l’enfer d’Esterwegen, prolonge cette leçon de courage : des Frères créant la Lumière au cœur du camp, comme une arche dressée contre la nuit, symbole de l’esprit indestructible de la Maçonnerie. Ces pages italiennes respirent l’universalité d’un ordre qui, même captif, demeure libre par la pensée. La loge devient alors, dans la mémoire d’Alpina, non seulement un lieu, mais une attitude : décider, malgré tout, de faire vivre la Parole là où tout conspire à la faire taire.

Le texte du Frère Maurice Badoux, « Courage et abnégation », poursuit cette ligne de feu. Dans une prose méditative, il explore la Sagesse non comme concept mais comme état d’être. La Sagesse, dit-il, ne s’enseigne pas : elle se délivre. Elle est l’enfant du silence et de la solitude, la résultante d’un dépouillement qui rend l’homme transparent à lui-même. Lire ce texte, c’est suivre un fil d’or reliant les stoïciens aux maîtres du zen, les philosophes grecs aux initiés du Rite Écossais. Maurice Badoux élève la réflexion maçonnique au niveau d’une gnose vécue : la conquête de la Sagesse est une ascèse, un renoncement, une joie. Loin de l’homo œconomicus, il appelle à une maîtrise intérieure fondée sur la présence à soi, cette vertu qui permet d’agir sans agir, de rayonner sans vouloir briller, de servir sans réclamer de reconnaissance.

L’italien Daniele Bui, dans « Massoneria ed arte », élargit le champ à la dimension esthétique. Il évoque les temples comme des œuvres d’art, les rituels comme des poèmes architecturaux, les objets maçonniques comme autant de reliquaires du sens. Entre Goethe et Mozart, entre architecture et musique, il trace une archéologie du beau initiatique : la Franc-Maçonnerie y apparaît comme matrice culturelle, diffuseur de symboles et de formes, alchimie des arts au service de l’homme. Cette réflexion fait écho à la figure du Grand Architecte : le monde est un chef-d’œuvre en devenir, et chaque Frère, en taillant sa pierre, participe à la symphonie cosmique. Le temple, vu par Daniele Bui, n’est plus seulement un cadre, mais un instrument : il accorde l’âme à une tonalité plus haute.

Tout l’esprit d’Alpina se concentre dans cette polyphonie

Chaque langue, chaque article, chaque ton devient une facette d’un même diamant : celui d’une Maçonnerie européenne, humaniste et universelle, ouverte à la diversité des approches mais fidèle à sa colonne vertébrale symbolique. Ce sixième numéro est moins un magazine qu’une planche collective, une loge de papier où les mots se font outils et les idées deviennent matière à réflexion. À travers la notion d’individualisme, la revue interroge notre époque saturée d’écrans et de solitudes. Elle rappelle que la véritable individualité ne se forge pas dans l’isolement, mais dans le travail partagé, la confrontation fraternelle et l’effort de discernement. L’individu initié n’est pas un monade solitaire, mais une conscience reliée qui assume sa singularité tout en consentant à la mesure de la Loi.

Alpina demeure ainsi l’une des publications maçonniques les plus raffinées d’Europe, à la fois miroir et laboratoire, héritière d’une tradition de haute culture maçonnique où s’unissent science, symbolisme et spiritualité. En parcourant ses pages, le lecteur sent battre une âme, celle d’une Obédience qui connaît le prix du silence, la valeur de la parole, la noblesse du service. Rien n’y est mondain, tout y respire la rigueur d’un ordre qui s’interroge sans se renier, qui accepte de se regarder dans le miroir de l’histoire tout en continuant d’avancer vers l’inconnu.

Biographie et bibliographie des principaux contributeurs

Carlo U. Nicola, Grand Maître de la Grande Loge Suisse Alpina, poursuit un travail de réflexion centré sur la liberté de conscience et le dialogue entre traditions. Médecin et humaniste, il inscrit la Maçonnerie suisse dans un espace d’équilibre entre rigueur et ouverture. Ses éditoriaux dans Alpina font figure de repères philosophiques, où se dessinent les lignes de force d’une Maçonnerie résolument attentive à la dignité de la personne humaine.

Didier Planche

Didier Planche, rédacteur francophone, essayiste, conférencier, est l’une des plumes les plus sûres et les plus inspirées de la culture maçonnique helvétique. Remarquable professionnel de l’écrit, il conjugue une rigueur documentaire sans faille à une véritable élégance de style. Ses articles dans Alpina explorent avec une grande finesse les relations entre art, langage et transmission initiatique, avec une attention constante portée aux formes contemporaines de la parole maçonnique. Sa prose, à la fois claire, précise et profondément habitée, cherche toujours à mettre en lumière ce qui, dans les textes et les images, contribue à l’éveil de la conscience et à l’élévation intérieure du lecteur.

Gregor Lüthy, nouveau rédacteur germanophone de la revue, journaliste et ancien Vénérable Maître, incarne la modernité intellectuelle de la GLSA. Par son goût du symbole et de la dialectique, il apporte une tonalité à la fois ironique et spirituelle à la réflexion maçonnique. Ses contributions se distinguent par un sens aigu du questionnement, une capacité à faire dialoguer littérature, philosophie et pratique rituelle.

Maurice Badoux, essayiste suisse, membre de la Loge Progrès et Vérité, mêle philosophie orientale et spiritualité occidentale dans une prose méditative proche de la mystique. Ses textes invitent à une lenteur intérieure, à une lecture qui ressemble à une marche silencieuse dans un cloître. Il a publié plusieurs essais consacrés à la sagesse, à la présence et au dépouillement, qui prolongent sur le terrain profane les intuitions nées en loge.

Daniele Bui, responsable italien de la revue, éclaire les liens entre Rite Écossais et culture méditerranéenne. Son écriture, claire et rigoureuse, fait dialoguer art, histoire et initiations. Passionné par les expressions symboliques de la beauté – peinture, architecture, musique –, il montre comment la Maçonnerie, loin de se cantonner au champ du rituel, irrigue en profondeur la vie culturelle et esthétique du continent européen.

Ce numéro d’Alpina s’impose comme une mosaïque d’intelligences, un pavé de lumière où s’unissent la rigueur des idées et la douceur du symbole. Dans un monde fragmenté, la revue rappelle que la Franc-Maçonnerie n’a pas pour vocation d’être une retraite hors du monde, mais une œuvre en marche : celle de l’homme qui cherche, dans le miroir de son individualité, la résonance de l’universel, et qui accepte de faire de sa vie un chantier toujours recommencé.

Alpina – Magazine de la Grande Loge Suisse Alpina
GLSA, N° 6, novembre 2025, 52 pages
Paraît 6 fois par an ; abonnement CHF 60 (64,18 €)

Il est possible d’acquérir un numéro ou de s’abonner en s’adressant à :
kanzlei@grossloge-alpina.ch

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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