sam 22 novembre 2025 - 10:11

Philippus, la gifle maçonnique à la religion et au pouvoir

Le lecteur ne rencontre pas d’abord un titre, il reçoit un choc. Ce visage sculpté qui ouvre la couverture, arraché à la matière par Auguste Rodin, se mêle aux nuées traversées de rayons. Un cri de chair qui monte vers un ciel traversé de lumière. Tout est déjà là. La souffrance de l’humain pris dans les rets des religions et des pouvoirs. La nostalgie d’une initiation qui ne trouverait plus sa porte. Le frémissement d’une aube possible pourtant, là où le nuage se déchire.

Philippe Delesalle, qui signe Philippus, prévient que son livre n’est pas un pamphlet. Il demande que nous le recevions comme un essai destiné à nourrir une introspection sans complaisance, quel que soit notre camp apparent, croyant ou athée, initié ou profane. Il ne prétend pas dévoiler des secrets inédits. Il rassemble des faits historiques, des analyses issues de sa propre expérience au sein d’un ordre initiatique, et surtout une lecture intérieure des mécanismes qui gouvernent notre temps. Au fil des pages une conviction se déploie. Le même nœud relie la religion, l’initiation et le pouvoir. Tant que ce nœud n’est pas tranché au cœur de chacun, aucune réforme extérieure ne peut suffire.

Le mouvement du livre part de l’un vers le groupe. Les premières pages s’attachent à cet étrange animal qu’est la collectivité humaine. Philippe Delesalle montre que tout commence par une conscience singulière, façonnée par une mémoire, des blessures, un imaginaire. Dès que deux êtres se rassemblent, une troisième chose apparaît. Une sorte d’ombre commune qui n’est pas encore l’esprit mais déjà un embryon de pouvoir. Le groupe réclame sa survie, sa cohésion, ses intérêts. Il lui faut des règles, des hiérarchies, des gardiens, des frontières. Très vite l’individu se courbe. Nous croyons entrer dans une fraternité, nous découvrons que nous avons remis une part de notre liberté à un égrégore qui parle à notre place. Toute la méditation de Philippus sur la franc-maçonnerie, sur les Églises, sur les partis politiques revient à cette interrogation obstinée. Le groupe peut-il accueillir l’esprit sans le capturer.

Regius

Pour comprendre ce que sont devenues les obédiences actuelles, l’auteur reprend le fil de l’histoire maçonnique. Il remonte aux manuscrits Regius et Cooke, aux anciens devoirs des bâtisseurs, aux loges opératives dont les secrets étaient moins des mystères sacrés que le capital d’un métier. Il suit le passage aux spéculatifs, le glissement des outils vers les symboles, l’alliance inattendue entre artisans et élites bourgeoises, puis la rédaction des Constitutions d’Anderson. Tout au long de ce parcours il insiste sur l’ancrage chrétien de la franc-maçonnerie anglaise, sur le rôle de la Réforme, sur la manière dont la libre pensée protestante a pu se frayer un chemin sans abolir la référence à Dieu. Le Grand Architecte apparaît alors comme une façon d’alléger le dogme, non de le supprimer, et la franc-maçonnerie naissante semble à ses yeux la version libérée d’un christianisme devenu vertical, orienté vers la relation directe entre l’individu et le Principe.

Groupe de réformateurs, de g. à d. : Johannes Forster, Georg Spalatin, Martin Luther, Johannes Bugenhagen, Érasme, Justus Jonas, Caspar Cruciger et Philippe Mélanchthon. Copie d’après l’épitaphe du bourgmestre de Meyenburg par Lucas Cranach le Jeune (1550), maison de Luther, Wittemberg.

Lorsque la tradition se transpose en France, le paysage change. La fille aînée de Rome résiste à cette spiritualité allégée. Les traductions adaptent les textes à une culture marquée par le catholicisme, par une autre relation au pouvoir, par une autre manière de concevoir la morale. Philippus suit patiemment ces déformations, ces malentendus, ces glissements qui préparent la séparation entre franc-maçonnerie de tradition et franc-maçonnerie purement sociétale. Il montre comment l’ordre qui aurait pu devenir une grande école de liberté intérieure se laisse peu à peu absorber par les enjeux profanes. Les loges s’engagent dans les combats politiques, se passionnent pour la question sociale, accompagnent la naissance de la laïcité, parfois jusqu’à substituer la militance au travail initiatique.

En parallèle, l’auteur relit l’histoire du christianisme. Non pour ajouter une chronique de plus mais pour faire apparaître un même processus. Depuis la figure énigmatique de Jésus jusqu’aux conciles, depuis Babylone jusqu’au Vatican, il suit la lente métamorphose d’un message destiné à libérer l’homme en un appareil destiné à le cadrer. Il insiste sur le rôle des conciles, sur cette longue suite de décisions qui fixent les dogmes, excluent les divergences, transforment l’élan des premières communautés en un système pyramidal où la grâce se distribue du haut vers le bas. Derrière cette fresque historique se dessine une comparaison implicite. Ce que les Églises ont fait de l’Évangile, les obédiences risquent de le faire de l’esprit maçonnique. Le verbe vivant se fige en catéchisme. L’initiation se fige en grade. La quête se fige en appartenance.

Philippe Delesalle ne se contente pas d’exposer. Il interpelle. Il rappelle que le Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA) se veut d’essence spirituelle, qu’il porte en lui la possibilité d’une véritable ascension intérieure, mais il observe la manière dont cette potentialité se dilue dès lors que les ateliers se contentent de reproduire un discours moral ou de se perdre dans les débats de société. Il évoque les querelles de régularité, les oppositions entre obédiences dites libérales et obédiences dogmatiques, les tensions entre Rite Français, REAA, RER. Loin de se laisser fasciner par les nuances juridiques ou les querelles de chapelles, il regarde ce théâtre comme un symptôme. Plus les groupes se disputent la légitimité, plus ils s’éloignent du cœur initiatique qui les a fait naître.

Le livre comporte des pages puissantes sur la laïcité. Philippus n’y voit pas l’ultime solution mais une étape ambiguë. La séparation des Églises et de l’État était nécessaire, pourtant la laïcité, lorsqu’elle oublie la dimension spirituelle, risque de devenir une nouvelle religion froide. L’athéisme militant apparaît alors comme une croyance parmi d’autres, simplement dépouillée de son imaginaire sacré. La société moderne a remplacé les processions par le consumérisme, les excommunications par l’exclusion économique, les indulgences par le crédit. La franc-maçonnerie, qui avait soutenu la conquête laïque, n’a pas su proposer une alternative intérieure. Au lieu de devenir le lieu où se cherche une spiritualité libérée des dogmes, elle a parfois abandonné l’idée même d’esprit au profit d’un humanisme desséché et d’un engagement politique sans transcendance.

L’auteur sait de quoi il parle. Sa biographie n’a rien d’un parcours de notable. Philippe Delesalle commence comme ouvrier électricien, passe par la gendarmerie, puis par une vie professionnelle marquée par l’injustice sociale et le refus de la soumission. Il se tourne vers la formation d’adultes en difficulté, découvre la pédagogie, la sociologie, la psychologie, la philosophie. Surtout, il vit en 1995 une expérience fondatrice. Une prière très simple adressée à Dieu, puis ce qu’il interprète comme une réponse venue d’un monde invisible. Des visions, des messages, un appel à écrire. Cette bascule l’amène à la Mauritanie, au désert, à la Martinique, puis de nouveau au Sahara, enfin au Maroc. Il fonde une petite structure de développement, voyage, se dépouille de beaucoup d’attaches, consacre sa vie à l’écriture et à la recherche intérieure. Dans les années récentes il franchit la porte d’une loge, devient apprenti, compagnon, maître, puis secrétaire de son atelier avant de démissionner au bout d’un an. Les raisons de ce départ traversent tout le livre. Elles tiennent à ce décalage constant entre la promesse initiatique et la réalité d’un fonctionnement associatif dominé par les enjeux de pouvoir.

Cette vie nourrit une œuvre déjà vaste. Les sept premiers livres, réunis sous le titre Le Lustre, explorent divers visages de la prophétie et de la quête spirituelle. L’Étranger. Prenez-en ainsi conscience. Prophétie présente universelle. Du Lotus et de la Rose. Le Dernier Prophète qui développe l’idée d’un Coran caché. Paraklêtos qui suit le fils de l’homme de la place Saint-Pierre à la place Saint-Pierre. Le Combat d’Arjuna qui transpose la guerre intérieure dans le vocabulaire du disciple. Vient ensuite Le Guide, encore inédit. Religion Initiation Pouvoir est présenté comme le neuvième livre de ce cycle annoncé de dix volumes. Il apparaît ainsi comme une sorte de bilan provisoire, une synthèse où convergent les expériences du désert, la fréquentation des textes sacrés, le regard sur la franc-maçonnerie contemporaine et l’exigence d’une parole adressée à tous.

Au centre du volume, plusieurs chapitres se consacrent à ce que l’auteur nomme « ESO-EXO ». Ce jeu sur les deux préfixes résume sa pédagogie. Il souligne le fossé entre l’extérieur des rites, des cérémonies, des dogmes, et l’intérieur de l’homme, là où pourrait se révéler une connaissance réellement transformatrice. Philippe Delesalle multiplie les images pour décrire cette tension. Il parle du cerveau saturé d’informations comme d’un journal interne rempli de fausses nouvelles. Il évoque la pierre brute que chacun traîne en lui, composée de croyances, de réflexes, de conditionnements. Il insiste sur la nécessité d’une déconstruction radicale. Non pas pour le plaisir de tout brûler mais pour dégager la conscience de ce qui l’encombre. Là encore la critique vise autant la société profane que les organisations initiatiques. Une franc-maçonnerie sans conscience n’est pour lui qu’une technique de plus au service de la ruine de l’âme, comme il le formule avec une vigueur assumée.

Plus le livre avance, plus la méditation se resserre sur la question de la parole. Serment, engagement, promesse. Philippus montre comment l’homme moderne lit et signe sans toujours mesurer ce qu’il engage de lui-même. Dans les loges, dans les associations, dans les familles, les mots circulent, les serments se répètent, les obligations s’accumulent. Il interroge cette économie subtile où nous troquons notre liberté intérieure contre un sentiment d’appartenance. La famille peut devenir pieuvre, la loge simple succursale immobilière, l’obédience instance d’influence politique. L’initiation dérive alors vers une forme de féodalité douce. Ceux qui osent questionner le système sont considérés comme des moutons noirs, pourtant ce sont peut-être les seuls à porter encore en eux la braise du questionnement spirituel.

Les dernières pages reviennent à une vision plus ample. Il n’existe qu’une seule loge véritable. Elle n’a pas d’adresse, pas de patente, pas de rituel imprimé. Elle se confond avec l’univers lui-même. La terre entière devient, selon une formule reprise par l’auteur, le lieu de l’initiation. Tout ce qui ressemble à un ordre, à une fraternité, à une Église, à une obédience, ne peut être qu’un moyen transitoire, une échelle imparfaite. Dès que nous faisons de cette échelle une fin, dès que nous confondons le groupe avec la lumière, nous fabriquons une idole de plus. Le livre se ferme sur un appel à la verticalité. Il ne s’agit plus de défendre la laïcité contre les religions, ni les religions contre la laïcité, ni une obédience contre une autre. Il s’agit de servir, enfin, ce qui dépasse toutes ces constructions. Une seule question demeure. Que voulons-nous vraiment servir dans nos loges, dans nos cités, dans nos vies.

Pour un lecteur maçon, ce texte peut être une épreuve. Beaucoup de pages parlent sans détour des boutiques obédientielles, des stratégies d’influence, des compromis, des rivalités entre rites. Il serait trop facile de ranger Philippus parmi les déçus qui se vengeraient en exagérant leurs griefs. La tonalité n’est pas celle du règlement de compte. Elle est celle d’un homme qui a pris très au sérieux ce que promettaient les planches d’architecture et qui mesure l’écart entre la parole et l’acte. Pour nous qui travaillons à l’Orient de divers ateliers, ce livre peut devenir un miroir. Il invite à vérifier si notre serment s’adresse à une structure ou à la lumière, si nos travaux cherchent vraiment le centre, ou s’ils ne servent qu’à entretenir l’image que nous avons de nous-mêmes.

Religion, Initiation Pouvoir n’apporte pas de doctrine nouvelle. Il déploie plutôt une manière de regarder. Cette manière est exigeante, parfois rugueuse, souvent répétitive pour mieux marteler les angles morts. Elle n’épargne aucune institution, pas même celle au nom de laquelle nous croyons souvent servir le bien. La force du livre se tient là. Philippus ne propose pas un contre-système. Il rappelle que l’initiation ne sera jamais la propriété d’un groupe. Elle demeure un passage étroit, intérieur, où l’être humain se tient nu devant l’esprit qui l’habite. Tout le reste, religions, obédiences, pouvoirs, n’a de sens que s’il prépare ce face-à-face.

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En refermant ce volume, nous ne pouvons plus nous contenter d’invoquer abstraitement le Grand Architecte ou la liberté absolue de conscience. Nous sommes conduits à cette interrogation simple et vertigineuse. Jusqu’où acceptons-nous de laisser nos appartenances, nos grades, nos certitudes se fissurer pour que circule, un peu, cette lumière dont parlent les rituels. Cette question est la véritable contribution de Philippe Delesalle à la pensée initiatique contemporaine. Elle fait de son livre une pierre rude, parfois blessante, mais précieuse pour qui accepte de la tourner longuement entre ses mains.

Religion, Initiation Pouvoir – L’Orient Éternel a dit…

Philippus Éditions L.O.L., coll. Chemin de Lumière, 2025, 416 pages, 17,50 € – numérique 6 €

Pour commander le livre, c’est ICI

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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