La France allemande et ses journaux ne déroule pas seulement l’histoire de quelques rédactions compromises avec l’occupant. Le livre de Pierre-Marie Dioudonnat met à nu la prise de pouvoir sur la parole publique, l’assujettissement patient et méthodique de l’écrit et de l’image au projet d’un Empire qui se veut absolu.
Page après page, la presse cesse d’être un simple décor de l’Occupation pour apparaître comme l’un de ses organes vitaux, un réseau de vaisseaux où circule un sang déjà contaminé. Nous voyons se construire, dans la précision d’archives longuement explorées, une véritable ingénierie de domination où l’argent, la technique, les ambitions individuelles et les haines anciennes se mêlent pour façonner ce que Pierre-Marie Dioudonnat nomme la France allemande.
À partir du 14 juin 1940, lorsque la Wehrmacht entre dans Paris et que la capitale se fige sous le joug d’un régime d’occupation, le paysage médiatique devient un territoire de conquête privilégié. L’ouvrage décrit cette métamorphose avec une exactitude presque clinique. Avant la guerre, la presse française bruissait d’une rumeur multiforme du monde, faite de grands quotidiens, de journaux militants, de feuilles populaires, de publications mondaines. L’occupant perçoit immédiatement la force de ce tissu. Il ne cherche pas à l’anéantir, mais à le capturer, à le détourner, à le placer au service d’une colonisation politique et mentale. Au centre du dispositif se dresse le trust organisé autour de Gerhard Hibbelen, fonctionnaire nazi qui dirige un ensemble d’une vingtaine de sociétés de droit français, liées par des participations croisées, confiées à des hommes de paille triés pour leur docilité, leurs fidélités ou leurs espérances de promotion.

Pierre-Marie Dioudonnat suit avec patience les lignes de cette toile. Nous cheminons d’archives en archives, de registres de commerce en correspondances internes, de rapports d’ambassade en dossiers de police. Chaque société, chaque titre, chaque rédacteur, chaque intermédiaire financier trouve sa place dans un grand tableau où la notion de responsabilité se brouille sans jamais disparaître. L’historien maîtrise l’art de la prosopographie qu’il pratique depuis longtemps, et son regard fait surgir la foule des personnages non comme une file de fiches, mais comme un chœur dissonant où se tiennent côte à côte les cyniques, les fanatiques, les opportunistes, les ambitieux et quelques consciences tourmentées. Les destins individuels sont dessinés dans toute leur ambivalence. Nous voyons des hommes qui se disent patriotes tout en livrant leur pays aux exigences du Reich, des journalistes qui se réclament de la continuité professionnelle alors que leurs colonnes se remplissent d’invectives antisémites, des éditeurs qui s’abritent derrière le mot réalisme tout en ruinant les conditions mêmes de la liberté d’expression.
L’une des grandes forces du livre tient dans le refus de traiter les années 1940-1944 comme une parenthèse close. La France allemande ne naît pas dans le vide. Le récit remonte vers l’entre-deux-guerres, vers ces années où la presse parisienne devient une industrie lourde, où la modernisation technique bouleverse les rythmes d’impression, de distribution, de lecture, où se forment de puissants empires médiatiques structurés par des capitaux parfois transnationaux. Dans ce monde déjà traversé par la montée des extrémismes, par les querelles idéologiques et par des spéculations effrénées, la conquête nazie trouve des relais préexistants. L’Occupation apparaît alors comme un moment d’accélération et de révélation. Les fidélités anciennes, les haines tapies, les compromis antérieurs sont brusquement réorganisés autour d’un centre de gravité nouveau, fixé à Berlin puis relayé par l’ambassade allemande de Paris.
Pierre-Marie Dioudonnat accorde une attention singulière à certaines figures qui deviennent de véritables archétypes. Pierre Laval, déjà en vue avant 1940, se dessine comme l’homme de tous les possibles, expert dans l’art de se tenir à la croisée des forces françaises et des exigences allemandes, jusqu’à ce que sa plasticité se confonde avec la servitude. Raymond Patenôtre, riche franco-américain, joue pour sa part une partie trouble, où l’intérêt financier, le calcul politique et l’instinct de survie s’entremêlent. Autour d’eux, responsables des services de propagande, policiers, diplomates, financiers, juristes chargés de mettre la presse sous tutelle composent une galerie où chaque visage incarne une nuance particulière de la collaboration.
C’est dans ce paysage que surgit à plusieurs reprises un nom qui parle intimement à nos bibliothèques maçonniques, celui de Pierre Mariel. Pour de nombreux Frères et Sœurs, il reste longtemps l’auteur prolifique rangé parmi les ouvrages d’ésotérisme, cité dans d’innombrables bibliographies, familier des étagères où reposent les livres sur l’occultisme, l’histoire secrète, les traditions chevaleresques. Pierre-Marie Dioudonnat rappelle d’abord un tout autre visage. Pierre Mariel, figure sur la liste des membres de l’Association des journalistes antijuifs, plume appliquée d’une presse entièrement dévouée à la propagande raciste et à la logique de l’Occupation. Ce rappel biographique fissure l’image rassurante du conteur de mystères et provoque une gêne que nous ressentons presque physiquement, tant ce nom a pu accompagner des lectures d’initiation ou de curiosité symbolique. Il était aussi secrétaire général de Les Ondes, revue de Radio-Paris pendant l’occupation allemande, fondée fin avril 1941 et éditée par les Éditions Le Pont, entièrement propriété de l’ambassade d’Allemagne. Le trouble s’approfondit lorsque nous prenons conscience qu’il fut un membre éminent de la Grande Loge Nationale Française… Se dessine alors la figure paradoxale d’un auteur dont les ouvrages ont nourri tant de curiosités initiatiques, alors que son passé de propagandiste de la haine demeure longtemps peu interrogé.
La question antisémite traverse l’ouvrage comme un fil noir. La colonisation médiatique ne vise pas seulement à favoriser l’adhésion au Reich ou la résignation à la défaite. Elle accompagne la désignation progressive des Juifs, leur stigmatisation, leur exclusion, puis leur persécution systématique. Les journaux placés sous contrôle allemand servent d’amplificateurs à une propagande qui mêle les vieux motifs de l’antijudaïsme français à la violence exterminatrice de l’idéologie nazie. L’historien suit cette montée en intensité avec une froide attention. Il ne se contente pas de rappeler des unes ignobles ou des éditoriaux rageurs. Il montre comment l’antisémitisme s’enracine dans les mécanismes même du métier, dans la sélection des sujets, dans la hiérarchie de l’information, dans le lexique, dans l’organisation des rubriques. Des journalistes expérimentés mettent leur art de la narration et de la mise en scène au service de la désignation d’un ennemi intérieur. Pour nous lecteurs nourris de tradition initiatique, cette analyse rejoint une interrogation centrale sur l’usage de la parole. La presse, qui devrait être l’un des lieux profanes où la vérité se cherche et se discute, se transforme en laboratoire de falsification du réel, en miroir déformant dressé devant une société que l’on conduit vers l’acceptation du pire.
Dans cette perspective, La France allemande et ses journaux prend la forme d’une méditation sur la perversion du Verbe. Dans l’horizon maçonnique, la parole n’est pas un simple instrument. Elle figure la faculté créatrice de l’esprit, le pouvoir de nommer pour ordonner le monde, l’art de faire exister un espace commun habitable. Lorsque la presse se soumet à l’occupant, ce pouvoir se renverse. Les titres, les manchettes, les chroniques, les légendes de photos deviennent autant de coups portés à la dignité de l’être humain. La typographie elle-même se fait architecture d’oppression. La grande nouvelle du jour n’annonce plus une conquête de liberté, mais la justification d’une mesure d’exclusion, la banalisation d’une déportation, l’apologie d’une condamnation. Sous nos yeux, se construit un Temple inversé où les colonnes, au lieu de soutenir la justice et la raison, portent une voûte de mensonge.

Pierre-Marie Dioudonnat n’oublie pourtant pas les espaces de résistance, les brèches dans l’édifice. En retraçant le repli de certains journaux en zone non occupée, les efforts pour maintenir quelques lignes de dignité sous la censure, les initiatives clandestines, il dessine une topographie des consciences qui refusent de se soumettre entièrement. Les tensions autour de L’Humanité, les hésitations des autorités allemandes, l’hostilité de Vichy, les procès faits à des journalistes, les tentatives pour sauver tel ou tel titre menacé composent une géographie complexe, où les frontières politiques et morales ne coïncident jamais tout à fait. Nous sentons que, dans la nuit la plus dense, quelques voix continuent de porter une lueur. Leur présence ne suffit pas à renverser le rapport de forces, mais elle préserve la mémoire du possible et empêchera plus tard de réduire toute une époque à une fatalité uniforme.
La dernière partie du livre, consacrée à l’épuration et à l’après-guerre, possède une tonalité singulière. Pierre-Marie Dioudonnat évoque cette pente qu’il qualifie de douce. Les proclamations de la Libération se heurtent à la réalité des intérêts, des alliances reconfigurées, des nécessités reconstruites. Des procès ont lieu, des condamnations tombent, des journaux disparaissent, certains rédacteurs subissent l’indignité nationale. Pourtant, de nombreux acteurs parviennent à se recycler, à retrouver une respectabilité, parfois même à poursuivre une carrière honorable dans le monde intellectuel, politique ou économique. L’historien suit ces parcours avec une précision qui dérange. Les dossiers individuels dévoilent les accommodements d’une société décidée à tourner la page sans regarder trop longtemps ce que la presse a rendu possible. Nous nous trouvons alors devant une interrogation profondément initiatique. Comment juger une époque où la responsabilité est à la fois claire et diffuse, où la faute se partage entre les structures et les individus, où l’oubli devient tentation nationale autant que refuge intime.
Cette réflexion sur l’épuration renvoie à nos propres travaux en loge. Lorsque nous méditons sur la réparation, nous savons que la justice ne se réduit pas à la sanction extérieure. Il existe un travail intérieur qui consiste à reconnaître les égarements, à les inscrire dans un récit assumé pour qu’ils cessent de hanter silencieusement les consciences. Le livre de Pierre-Marie Dioudonnat participe de ce travail. En réinsérant les années noires dans le continuum du XXᵉ siècle français, il oblige à considérer la collaboration non comme une folie isolée, mais comme la conséquence d’évolutions profondes, politiques, économiques, culturelles. Cette inscription dans le temps long devient un outil de lucidité. Elle invite à surveiller nos propres structures médiatiques, les formes actuelles de concentration, les dépendances financières, les connivences entre pouvoirs, les facilités avec lesquelles renaissent des discours de haine ou de mépris sous des habits nouveaux.
L’écriture de Pierre-Marie Dioudonnat occupe un territoire très particulier. La rigueur documentaire domine, avec une profusion de références, une attention scrupuleuse aux faits, un goût évident pour la vérification. Pourtant, l’ouvrage ne ressemble pas à un simple inventaire. L’auteur possède un art singulier pour faire naître, au détour d’une phrase, le grain d’une voix, la tension d’une conférence de rédaction, l’atmosphère d’un café où se négocie une prise de participation, le silence d’un couloir d’ambassade où se règle l’avenir d’un journal. La masse d’informations ne noie pas le lecteur. Elle compose une fresque où chaque détail renforce le sentiment de nécessité. Nous pressentons que ce livre rassemble le fruit de décennies de recherches, de fiches accumulées, de confrontations patientes entre des sources parfois discordantes.
Pour un lecteur attaché à la liberté de conscience et à la dignité de la parole publique, La France allemande et ses journaux possède une résonance singulière. L’ouvrage montre comment un espace de débat, de confrontation d’idées et de construction de l’opinion peut se transformer en simple relais d’une violence politique. Ce qui devrait demeurer lieu de pluralité et de contradiction devient alors un instrument de domination. En suivant ce basculement, Pierre-Marie Dioudonnat donne à voir non seulement une mécanique historique, mais aussi une mise en garde qui dépasse largement les années de l’Occupation.
Cette lecture nourrit une vigilance qui ne se limite pas à la période étudiée. La presse française de l’entre-deux-guerres aimait se penser comme une force civique, voire comme l’un des piliers de la vie démocratique. La façon dont elle se laisse progressivement capturer, neutraliser puis enrôler par l’occupant rappelle que nul appareil n’est à l’abri lorsque ceux qui le dirigent confondent prudence et renoncement, réalisme et lâcheté, opportunité et compromission.

Pierre-Marie Dioudonnat ne moralise pas, il met en évidence les glissements, les petits pas, les arrangements de couloir qui finissent par fabriquer une situation où la parole n’éclaire plus, mais obscurcit. Le lecteur ne peut s’empêcher de voir dans ce patient démontage un avertissement pour notre propre époque, marquée par la concentration des médias, la dépendance économique et la sophistication des outils d’influence.
Une dimension plus souterraine du livre se dessine dans la tension constante entre le visible et le caché. À la surface, nous apercevons les journaux, les titres, les manchettes, les campagnes d’articles. Sous cette surface, l’historien met au jour les sociétés écrans, les flux financiers, les instructions venues de Berlin, les décisions prises dans les bureaux d’ambassade, les interventions d’industriels et de banquiers. La presse n’apparaît plus comme un simple reflet de la vie publique, mais comme la façade d’un édifice complexe de pouvoirs qui s’entrecroisent. Pierre-Marie Dioudonnat adopte la posture d’un architecte qui dévoile le plan du bâtiment, ses fondations, ses points d’appui, ses fissures possibles. Ce travail donne au lecteur la sensation de traverser le décor pour accéder aux coulisses, là où se décide réellement ce qui sera présenté comme l’actualité.
L’ouvrage touche aussi à la question de la mémoire. En reconstituant avec une telle précision le dispositif médiatique de la France occupée, Pierre-Marie Dioudonnat refuse l’effacement. Il ne laisse pas les noms se dissoudre dans un brouillard d’époque, il ne se contente pas d’un récit global qui confondrait toutes les responsabilités. Il restitue du relief, de la nuance, parfois de l’inconfort. Ce refus de simplifier ne relève pas d’un goût pour la complication, il répond à une exigence éthique. Sans ce travail de désignation, sans cette fidélité obstinée aux faits, la mémoire se réduit à une légende, et le passé perd sa capacité de nous instruire.
La place de Pierre-Marie Dioudonnat dans l’historiographie renforce encore la portée du livre. Historien de la presse, des idées politiques et des familles françaises, éditeur et libraire, il a consacré sa vie à explorer les zones de contact entre milieux dirigeants , réseaux d’influence et structures de pouvoir. Dès les années soixante-dix, il se penche sur l’hebdomadaire français publié par Arthème Fayard Je suis partout et ses rédacteurs, en observant la manière dont certains intellectuels glissent vers le fascisme et le nazisme. Il poursuit avec L’Argent nazi à la conquête de la presse française, où il étudie déjà le rôle des capitaux allemands dans les journaux de l’Hexagone durant la guerre. Il se fait connaître d’un public plus large grâce à l’Encyclopédie de la fausse noblesse et de la noblesse d’apparence, puis au Simili-nobiliaire français, où il suit les lignées, les stratégies de nom et les constructions de prestige social. Cette longue fréquentation des généalogies, des appartenances et des milieux nourrit directement La France allemande et ses journaux. L’auteur ne s’intéresse pas seulement aux idées, il scrute aussi les cercles, les parentèles, les solidarités tacites.
Nous devinons qu’il n’aborde pas le monde de la presse en étranger. Il en connaît les coulisses, les habitudes, les codes, les complicités. Il a fréquenté les fonds d’archives, les séries de journaux reliés, les catalogues d’éditeurs, les mémoires de rédacteurs. Il sait qu’un titre ne naît jamais hors sol, qu’il est toujours le produit d’un environnement humain, économique et technique. Cette familiarité fait de lui un témoin particulièrement attentif aux dangers de l’aveuglement idéologique, aux séductions de l’argent, aux glissements progressifs vers le suivisme. La France allemande et ses journaux apparaît alors comme un livre de maturité, une somme qui rassemble les fils de plusieurs décennies d’enquêtes.
Pour qui s’interroge sur la valeur de la parole publique, en loge comme dans la cité, cet ouvrage constitue bien davantage qu’une étude savante de plus sur l’Occupation. Il montre comment un pays peut perdre la maîtrise de ses propres voix et comment cette perte engage non seulement la liberté politique, mais la possibilité même d’un débat honnête. Il ne propose aucune recette et ne délivre aucun mot d’ordre. Il oblige simplement à regarder en face une histoire où la presse, loin d’être un simple témoin, devint l’un des acteurs centraux de la catastrophe. Cette exigence de regard clair donne à la lecture une portée intime. Elle invite chacun, à son niveau, à mesurer ce qu’il fait de la parole qui lui est confiée.
La France allemande et ses journaux – Scènes et coulisses de la Collaboration (1940-1944)
Pierre-Marie Dioudonnat
Les Belles Lettres, 2025, 792 pages, 45 € – numérique 33,99 €

