jeu 20 novembre 2025 - 13:11

Les français aux Indes : « Colonialisme européen et Franc-maçonnerie »

 « Quel que soit le chemin par lequel les hommes s’approchent de moi, c’est sur ce même chemin que je les rencontre ».

Baghavad Gita

Il est reconnu que les français n’ont pas une grande affection pour l’Inde. La manière dont ils abordent le sous-continent est toujours critique : problème de sous-développement, système des castes, place des femmes et des intouchables, etc. Existe aussi, à l’opposé, une vision parfaitement imaginaire et idéalisée d’une Inde non-violente, sommet de spiritualité !

L’Inde, en fait, est un pays moderne avec ses problèmes économiques et sociaux, bien sûr, mais avec désormais la population la plus nombreuse du monde, en passe de succéder à la Chine, comme seconde économie mondiale. Donc, le partenaire de demain. Qui plus est, pour nous Francs-maçons, c’est un pays qui compte, aujourd’hui, une très importante présence de la Maçonnerie à tous les niveaux de la société indienne. Elle sera aussi, historiquement, le laboratoire de l’installation d’une Maçonnerie de type coloniale qui sera souvent utilisée dans les conflits entre Français et Britanniques aux Indes.

Pourquoi regarder l’Inde avec défiance ? Bien entendu comme le souvenir d’une défaite face à l’Empire britannique, mais aussi l’abandon de notre souveraineté, en 1954, quand la France rétrocéda à l’Inde de Nehru nos « poussières d’empire » contre son appui dans les négociations avec Ho Chi Min après la catastrophe militaire de Dien Bien Phu.

Pour les plus âgés d’entre-nous, existe aussi une bonne raison de manifester une certaine méfiance pour l’Inde : Un exercice scolaire classique était la récitation des cinq « Etablissements français dans l’Inde » (formule officielle à partir de 1816). Terreur scolaire ! Comment se rappeler de Pondichéry, Mahé, Karikal, Chandernagor, Yanaon, sans en oublier automatiquement l’un des cinq !

I – A PETITS PAS, L’EUROPE VA S’INSINUER DANS LE MONDE INDIEN…

Nous n’évoquerons ici, brièvement, que les périodes historiques classiques de l’Inde, où cette dernière n’eut que peu de rapports avec l’Europe, exceptée l’incursion d’Alexandre de Macédoine en 327, et de l’installation de colonies grecques et romaines, qui donneront naissance, sur un plan artistique, à l’art gréco-bouddhique. Mais, le vrai visage de la colonisation commença avec l’arrivée des portugais : Vasco de Gama qui avait des idées plus précises que celles de Christophe Colomb, reprit la route de Barthelemy Diaz vers les Indes, doubla le Cap des Tempêtes, et en l’an 1498, arriva sur les côtes du Malabar, près de Calicut, et poussa ensuite jusqu’à Goa. 150 lieux de littoral étaient reconnus, presque toute la côte du Malabar. A la mort de Gama, le Portugal tenait : Socottora, Aden, Ormuz et Malacca, sans parler des comptoirs qui étaient sans nombres. En fait, à la fin du 16e siècle, les portugais étaient maîtres du commerce extérieur indien. Les autres nations européennes s’intéressèrent peu à peu aux richesses de l’Inde, ce qui explique les tentatives allemandes, russes et hollandaises du début du 17e siècle. Un français, protestant, Tavernier, dirigea même une compagnie durant quelques années, au nom du roi de Prusse ! Les hollandais occupèrent Ceylan, Negapatam, Cochin, San-Thome et Meliapour. Protestants, ils dénoncèrent l’inquisition catholique et se rallièrent ainsi de nombreux indiens. On assistait là, à la naissance des « Indes hollandaises ».

En 1583, un émissaire anglais, Stevens, débarquait à Goa et les britanniques ne tardèrent pas à s’imposer : en 1599, une première « Compagnie des Indes Orientales » fut créé, et en 1610, Surate devenait comptoir anglais. Poursuivant l’extension, en 1639, Charles 1er achetait le village de Madraspatam (Madras) au Raja de Chandraghen. Sous Cromwel, en 1656, les anglais acquièrent Hougly, sur le delta du Gange. Non loin de là, un village brahmanique du nom de Kali Kotta (le hameau de Kali) semblait n’offrir aucun intérêt aux indigènes et ils le vendirent aux anglais. Calcutta et l’Inde britannique étaient fondés. La reine Anne Stuart, en 1708, renouvela la charte royale des privilèges de la compagnie des Indes Orientales. Madras et Bombay étaient anglaises.

Les Français arrivèrent les derniers !…

II- LE RÊVE D’UNE « INDE FRANÇAISE » ET SES DEBOIRES (1668-1954).

Cependant, depuis 1600, la France commerçait par-delà les Mascareignes : le premier de nos explorateurs de l’Hindoustan, La Boulaye Le Gouz, visita les terres Radjpoutes en 1643. Dès 1604, Henri IV signait les lettres patentes d’une compagnie française intitulée : « Les Grandes Indes », où il y était spécifié que les nobles qui se mêlaient de commerce avec l’extrême-Orient ne dérogeaient pas, puisqu’auparavant le commerce leur était interdit. La Compagnie fut réformée par Richelieu en 1642 et par Colbert en 1664. En 1669, un certain Caron, huguenot, arriva de Madagascar à Surate et y fonda notre premier comptoir. Plus tard, à la demande du roi de Macassar et ce, contre les hollandais, la France envoya une escadre commandée par Monsieur de La Haye qui prit San-Thome et mis en déroute le roi de Golgonde qui voulait reconquérir sa ville (Août 1672-Mars 1673). Un chef de comptoir, François Martin, acheta au Nawab (1) de Goudelour, vassal très indépendant du roi de Golgonde, la concession de Pondou-Tchery (Pondichéry). En même temps, deux autres de nos agents, Bouneau et Deslandes, achetaient à un oncle d’Aurengzeb, le « Village de la lune », Tchandra Na Gara (Chandernagor). Martin fut chassé de Pondichéry par les hollandais en 1698, mais la paix de Rysxwick lui permit d’y revenir et de devenir le premier gouverneur général de l’Inde. Quand il mourut en 1706, Pondichéry comptait alors 40000 habitants et était devenue la capitale des Indes françaises.

Les successeurs de Martin furent de piètres administrateurs et politiques : Dulivier (1706-1708), Hebert (1708-1718), La Prevostière (1718-1719). Dès cette époque, la France était en état de faiblesse : comparée à l’Angleterre, elle ne disposait pas d’une flotte nécessaire aux liaisons indispensables avec la métropole. En 1721, un homme intelligent, Lenoir (1721-1735), s’occupa de la compagnie et sur le plan de l’agriculture, il acclimata le citron dans l’Inde. Lui succéda Dumas. Dès 1727, ce dernier avait gouverné l’Île de France et l’Île Bourbon. Il mit sur pied une politique d’alliance avec les princes indigènes et du Nawab de Carnatic, il obtint le droit de frapper monnaie et fut fait prince indien lui-même. Quand le Nawab dut s’enfuir devant une invasion des Marhattes, Dumas l’accueillit à Pondichéry. Il mourut en 1741, au comble de sa gloire. Mais les deux nouvelles grandes figures de l’Inde française vont apparaître à l’horizon : de la Bourdonnais et Dupleix.

Bertrand François de La Bourdonnais était né à Saint-Malo en 1699 et dès 1719, il était au service de la compagnie des Indes. En 1735, il fut nommé par le roi gouverneur de l’Île de France. Quand il sera aux Indes, naîtra une grande animosité avec Dupleix. Ce dernier, baptisé le 1er janvier 1697, était fils de fonctionnaires. C’était un homme lettré, habitué au négoce, à l’industrie, mais il ne connaît ni la marine militaire, ni l’armée. Dès 1720, à 24 ans, il est conseiller au Conseil Supérieur de Pondichéry qui a, à cette époque 80 000 habitants. En 1721, il est nommé gouverneur de Chandernagor qui est une ville à l’abandon. En une dizaine d’années, il redresse la situation économique de la ville, mais il voit encore plus loin : il voudrait, à partir de cette ville, déclencher la colonisation française sur l’Inde entière !

En Europe, la guerre de succession d’Autriche débute et les répercussions sur les Indes ne tardent pas à se faire sentir. Dupleix désirait la neutralité, mais aux lettres qu’il adresse au gouverneur de Madras, Morse, celui-ci répond insolemment, mais cependant il est désavoué par son conseil et la neutralité va être proclamée par les deux nations. Elle sera malheureusement rompue par la Royal Navy qui était un corps d’état indépendant des « marchands » de la compagnie. De la bourdonnais fut convié à porter secours à Dupleix, mais il ne peut disposer que d’une force qui comptait 6 vaisseaux et 3 frégates, jusqu’en janvier 1746. Pour bien comprendre la situation aux Indes entre 1740 et 1760, il ne faut pas oublier que ce n’étaient pas les rois de France ou d’Angleterre qui s’y disputaient la suprématie, mais deux compagnies rivales exclusivement occupées d’intérêts financiers, non politiques et cela explique que, lors de la rupture de 1744, on songea de part et d’autre à neutraliser l’Inde pour laisser les deux compagnies poursuivre en paix leur concurrence. Mais, malgré ce « bon sens mercantile », la guerre éclata. En 1743, Dupleix avait reçu l’ordre de la compagnie de réduire de moitié toutes les dépenses militaires. Pondichéry n’avait que des ébauches de remparts et les troupes françaises n’étaient réduites qu’à 400 blancs.

Derrière les préparatifs de guerre, les deux nations voyaient se profiler la fin de l’empire Moghole et l’opportunité de s’emparer de cet empire et l’une des deux nations était de trop ! Mais une grande différence psychologique existait : l’Angleterre soutenait sa compagnie, mais la France, était incompréhensive d’abord, puis affolée par cette guerre. En France, les encyclopédistes et Voltaire combattront d’ailleurs, violemment, cette présence française aux Indes. La Bourdonnais parut devant Negapatam le 6 juillet 1746. Le commodore anglais, Peyton, était sur rade mais fut battu trois jours plus tard. Dupleix accueillit La Bourdonnais. Dupleix avait la partie très difficile et il écrit : « Nous sommes des proscrits, depuis que deux ans la guerre est déclarée, la compagnie n’a même pas songé à nous envoyer un navire ». Mais grâce à son alliance avec le Nawab de Carnatic, Dupleix pouvait se maintenir de 1744 à 1746 sans dommages sérieux. Un grave problème psychologique demeurait cependant : la différence de caractères et de milieux sociaux (Qui est le reflet de la pré-Révolution française et l’antagonisme entre une noblesse finissante et une bourgeoisie avide de pouvoirs). Ils ne pourront s’entendre et cette discorde jouera sur les suites de la guerre.

Le 21 septembre 1746, Madras capitule devant La Bourdonnais. Il va offrir d’abord la ville aux princes indiens, puis la restitue à Morse, l’ex-gouverneur, contre rançon. Ce qui nous fait perdre l’estime des princes. Dans cette aventure, La Bourdonnais se montre d’avantage un pirate qu’un diplomate ! Dupleix avait d’ailleurs envisagé de le faire arrêter et de le ramener à Pondichéry, mais le 27 octobre, il regagne Pondichéry et en repart le 29 : sa destination était Sumatra, d’où il devait repartir pour l’Europe. Mais la malchance et les vents devaient le conduire par le Sénégal et la Martinique jusqu’à Londres. Il fut renvoyé en France sur parole et y arriva en février 1748. Il y est emprisonné, jugé et acquitté après deux ans à la prison à la Bastille. Il mourut en 1753, rue d’enfer (sic !) à Paris, âgé de 54 ans.

L’attaque contre Madras avait retourné contre les français, notre allié, le Nawab de carnatic, Anaverdi Khan. Il envoya son fils, Mafouz Khan, pour s’emparer de Madras avec 3000 cavaliers. En face, il y avait 300 français. Une sortie fut tentée par le capitaine Dubernat de la Tour, avec deux pièces de campagne. Il bouscula les assiégeants et incendia leur camp et les rejeta au-delà de San-Thome, sur la rivière Adyar. C’était le 2 novembre 1746. L’ingénieur Parasis, 48 heures plus tard, se heurtait à l’armée de Mafouz Khan, encore accrochée à Madras. Il avait seulement 500 hommes, mais la défaite du Nawab fut totale. Le retentissement de la victoire d’Adynar fut-elle que le Soubab du Dekkan lui-même, Nizam el Moluk, envoya ses félicitations à Dupleix. Madras ne devait jamais être reprise par les armes et Dupleix la conserva jusqu’au 1er septembre 1749 et la restitua alors à l’Angleterre, à la suite du traité d’Aix-La-Chapelle, signé le 30 octobre 1748. Dupleix chercha à neutraliser Anaverdi Khan. Deux tentatives armées échouèrent et il préféra utiliser diverses pressions, notamment l’action du Nizam El Malouk sur son vassal. Finalement, le Nawab signa la paix avec la France le 20 février 1747 et fit une entrée brillante à Pondichéry. Ensuite, Dupleix décida de porter un coup aux anglais : le 11 mars 1747, une colonne forte de 2000 soldats et 15 canons se dirigea vers Coudelour. Cette force fut confiée à Parasis et Latour. Malheureusement, cette colonne fut prise à revers par les vaisseaux de Peyton et de Griffon qui arrivaient du Bengale. La colonne battit en retraite, ce qui peut être sauva Pondichéry laissée sans troupes pour la défendre. Une deuxième tentative échouera quelques mois plus tard.

A son tour, l’Angleterre décida d’en finir avec les Indes françaises et expédia 8 vaisseaux sous le commandement de Boscarven, homme de valeur qui arriva le 7 août 1748. Le 23, toute la flotte anglaise (14 vaisseaux, 13000 hommes dont 4000 blancs) se dirigeait vers Pondichéry où elle mit la ville en état de siège. Le 11 septembre, les anglais tentèrent une attaque qui fut repoussée par Paradis. Le 16 octobre, dégoûtée, l’armée anglaise repartait. Le siège avait duré 40 jours. Dupleix triomphait ! Durant l’année1748 Chandra Sahib, allié des Mahrattes et ami des français avertit secrètement Dupleix, qu’à la tête d’une force armée par Pouna, il se proposerait de revendiquer ses droits sur le Carnatic, contre Anaverdi et même d’agir contre le Dekkan. Dans cette complexe affaire de succession, Dupleix est amené à prendre parti pour Chandra Sahib et Mauzoffer Singh. Dans l’alternative de ce choix, ils promettaient en retour de céder à la compagnie, en toute propriété : Villenour, Bahour et Valdaour. Il est bien évident que les anglais défendirent les ennemis des deux princes. Pris dans une implacable logique, français et anglais, ne pouvaient rester neutres et ne faire que du commerce : de plus en plus, ils participaient aux affaires de l’Inde indigène.

En juillet 1749, Dupleix forma une colonne forte de 400 soldats français et de 2000 soldats cipayes avec une batterie de 6 pièces d’artillerie. Le tout fut confié au comte d’Autheuil. A eux se joignirent l’armée des deux prétendants, soit 1200 hommes. La bataille eut lieu près de la ville d’Ambour avec les forces d’Anaverdi Khan qui comprenait 12000 hommes, 200 éléphants et 20 canons. La victoire fut remportée par les français, mais une nouvelle armée se forma sous les ordres de Nazir Singh. Elle se composait de 30000 guerriers. Une simple compagnie de 300 hommes commandée par de La Touche les battit le 1er septembre 1749 sur les bords de la Pouna. Tous les espoirs semblaient permis … Mouzaffer Singh devait tout à la France et dut s’acquitter. Dupleix fut créé par lui Nawab et Soubab. On le nomma pompeusement Zazir Singh Bahadour, « L’éternellement héroïque et triomphant » ! Dupleix reçut aussi des terres qui valaient leur poids de blé et de riz, 250000 louis de revenus, 20 millions de rentes. Yanaon et Mazulipatam furent cédés à la compagnie en pleine propriété. En fait, Dupleix devenait Nawab de Carnatic et protecteur du Dekkan. Chandra Sahib fonda même une ville qu’il nomma Dupleix et lui octroya le droit de nommer sans contrôle tous les gouverneurs provinciaux de l’État.

En janvier 1751, Dupleix envoya Bussy et 300 grenadiers à la       conquête du Dekkan. Ils se trouvèrent bientôt face aux Mahrattes qui considéraient l’Inde centrale comme leur chasse gardée. La cavalerie Mahratte fut défaite à Olmed Nagar et une paix générale fut signée. Le Pesheva de Pouna acceptait le protectorat français. Dupleix devenait maître de toute l’Inde méridionale du Coromandel au Malabar, du golfe de Bengale à la mer d’Oman. Jamais l’Inde ne fut aussi prête d’être française … En janvier 1751, Mohamed Ali, épouvanté par l’avance des français, offrit la reddition de Trichinopoly et la reconnaissance de Chandra Sahib comme Nawab d’Arcote. Mais deux chefs anglais, Clive et Lawrence, intervinrent avec promptitude et surent rallier le Rajah de Mansour et le maratte Morari Rao à leur cause. Clive jeta dans la bataille de Trichinopoly 1500 cipayes et 400 grenadiers blancs. Après la victoire, il fit démanteler la ville d’Arcote, le 11 septembre 1751. En contre-partie, Dupleix décida de marcher sur Madras, mais eut tort de confier l’opération à Law de Lauriston qui n’était pas un bon guerrier : il fut battu en avril 1752 par Lawrence à la bataille de Coverbank. Découragé, il se retira dans l’île de Seringham où il capitula après deux mois de blocus. Notre allié le plus fidèle, Chandra Sahib, fut capturé et décapité le 11 juin 1752 sur l’ordre du Rajah de Tandjaour…

Mais, la fin de Dupleix se préparait surtout en France, à Versailles. A son retour en France, La Bourdonnais, avait fait une immense propagande contre Dupleix, si bien qu’il apparut bientôt à l’opinion publique « comme le plus affreux et le plus noir coquin qui n’ait jamais existé », faisant soi-disant des bénéfices et voulant pousser la France à la guerre. La France entière crut gagner la paix en sacrifiant les Indes. Dupleix envoya en ambassade d’Autheuil auprès de Louis XV, mais il ne fut pas écouté et des négociations furent engagées avec Londres en mars 1753. Godeheu de Azaimont fut envoyé à Pondichéry afin d’assurer la succession de Dupleix. Il débarqua le 2 août 1754 et porta à Dupleix son ordre de retour en France. Ce dernier s’embarqua le 14 octobre 1754, à bord du « Duc d’Orléans ». Poursuivi par ses créanciers, il mourut dans sa maison de la rue neuve des-petits-champs, le 10 novembre 1763, dans l’oubli le plus total. Il avait 67 ans. Godeheu signa le traité de Madras, le 26 décembre 1754 : les deux puissances contractantes, c’est-à-dire les deux compagnies, renonçaient à la guerre tant que la paix régnerait entre les deux nations, à ne plus se mêler du gouvernement Moghole, de ne jamais plus intervenir entre les princes indigènes, à se démettre de toutes les dignités locales usurpées. Mais, malgré le traité, Clive attaqua Chandernagor et enleva la ville. Godeheu regagna la France, en confiant la compagnie à l’ex-gouverneur de Chandernagor, Duval de Leyrit.

En Europe, la trêve d’Aix-La-Chapelle fut rompue le 17 mai 1756 et l’Inde en fut informée le 6 octobre de la même année. Louis XV se décida d’envoyer là un chef suprême au-dessus des directeurs et des gouverneurs et choisit le comte de Lally-Tollendal. C’était un bon officier et un homme cultivé mais qui ignorait tout de l’Inde et se révéla comme un chef déplorable. Le 3 mai 1758, il s’empara de la ville de Goudelour. La garnison anglaise capitula. Mais, Lally-Tollendal, comme ses prédécesseurs, ne comprit jamais que la clef des Indes était au Bengale, parce qu’il confère l’accès du Gange et des deux principaux centres du pays : Delhi et Benares. De surcroît, il se rendit très impopulaire par sa méconnaissance des indigènes. Le 1er août, la flotte française fut battue au large de Tranquebar. De nouveau, l’Angleterre contrôlait la mer… Lally-Tolendal va commettre une erreur très grave : le pillage de la ville de Naour en territoire allié et le ravage d’un temple vénéré, celui de Kivelour. Ce manque de psychologie allait accélérer la ruine de la présence française et déclencher contre elle une guérilla indigène. L’attaque de Madras fut décidée. L’expédition française y arriva le 12 décembre 1758, en début de la saison des pluies. L’assaut final fut donné le 13 février 1759.Ce fut un échec et il fallut faire retraite à Pondichéry. Une grande bataille eut lieu à Vandavachy, où les anglais s’apprêtaient à bloquer Lally-Tollendal dans la capitale et malgré de multiples charges héroïques à la baïonnette, la défaite survint. L’attaque de Pondichéry commença bientôt et Sir Eyre Coote entama le siège de la ville à la mi-mars, tandis que l’amiral Cornish bloquait la place par la mer avec 14 vaisseaux. Le siège dura 10 mois. Lally-Tollendal était abandonné de tous, car impopulaire. Malade, quasi mourant, il se rendit le 18 janvier 1761. La France n’avait plus un pouce carré en Inde… Chandernagor fut démembrée de fond en comble. Le gouverneur de Madras, Pigot, y mit lui-même la pioche. Tous les français furent conduits prisonniers de guerre en Angleterre, sauf certains membres du conseil qui, relâchés, menèrent une virulente campagne contre Lally-Tollendal, l’accusant de trahison. Ce dernier n’était pas un traître, mais seulement un incapable et un présomptueux. Jugé, il sera décapité en place de Grèves, mains liées et bâillon sur la bouche, le 6 mai 1766…

Le Traité de Paris, signé le 16 février 1763, consacra la déchéance coloniale définitive de la France tant au Canada qu’aux Indes. Aux termes de ce traité nous recouvrions Pondichéry, Chandernagor, Mahe, Karical et Yanaon, nos « comptoirs », mais tels qu’ils étaient à la fin de 1748 ! Les conquêtes de Dupleix et de Bussy étaient rayées d’un trait de plume. Nous étions exclus de l’Hindoustan à jamais. Quelques aventuriers français se mirent au service de souverains locaux : par exemple Law de Lauriston et le colonel Gentil qui organisèrent, en 1763, l’armée de Soudja Daoula, Nawar d’Aouth et maître de Benares. En 1765, la France confia à Law de Lauriston de relever Pondichéry. Ce qu’il fit sous surveillance anglaise ! Deux événements ébranlèrent cependant la puissance anglaise : la lutte contre Ahayder Ali et la guerre d’indépendance américaine. Profitant de l’occasion, les ministres de Louis XV prirent le parti d’envoyer aux Indes une armée dont l’objet était de soutenir Hayder Ali, avec à sa tête de Bussy Castelnau. Mais, à l’époque ce dernier avait 60 ans, et son adversaire anglais était Waren Hastings. Le premier contingent de 2000 hommes arriva sous les ordres du brigadier général Du Chemin et le 11 mai 1782, Goudelor est prise. Les anglais sont obligés d’abandonner Pondichéry. Le deuxième contingent qui arrivait en renfort un peu plus tard, était commandé par Pierre-André de Suffren de Saint-Tropez. Au large de Madras, il remporta une victoire sur la flotte anglaise et, avec 12 vaisseaux, il attaqua Trinquemalay le 12 avril. Mais fin avril 1782, une dépêche de Versailles lui ordonnait de faire retraite. Mais, Suffren va désobéir au roi : avec l’aide de 3000 indiens envoyés par Hayder Ali, il gagne la bataille de Negapatam, le 6 juillet 1782. Il rencontre Hayder Ali le 26 juillet et lui promet que la France restera aux Indes… En février 1783, retardé, Bussy arrive enfin à l’Île de France, mais avec un effectf réduit, car les troupes furent décimées par des épidémies. Suffren doit le dégager d’un encerclement dans Goudelour.

Mais le traité de Versailles avait été signé le 9 février 1783. Il ne redonnait à la France que ses comptoirs à peine accrus des districts de Villenour et de Bahour. Rentré en France en mars 1784, et accueilli triomphalement, Suffren ne reverra jamais l’Inde et mourut à Paris, le 8 décembre 1788. Tant qu’à Bussy, il termina sa vie à Pondichéry le 7 janvier 1785. La guerre franco-anglaise de 1793, à peine interrompue d’octobre 1801 à mai 1803 par la trêve d’Amiens, entraîna la conquête de nos cinq comptoirs. Le 30 mai 1814, ces comptoirs, une fois de plus, nous furent restitués à condition de n’avoir plus de garnisons, sauf quelques cipayes pour la police.

L’« épopée française » aux Indes était terminée …

III- QU’ALLAIT DONC FAIRE LA FRANC-MAÇONNERIE DANS CETTE GUERRE COLONIALE ?

Il est intéressant de constater que l’expansion coloniale des européens va coïncider avec le développement progressif de la Maçonnerie en Europe. Mais, paradoxalement, aux Indes, nous allons assister à une guerre fratricide entre Maçons français et anglais, et bientôt indigènes du côté britannique, nombreux dans les instances politiques, commerciales et surtout militaires. Enormément de loges militaires existaient des deux côtés de l’échiquier.

La Maçonnerie française débutera tardivement dans les colonies qui fourniront le personnel essentiel de la tentative de conquête de l’Inde. Le point de départ en sera surtout l’Île Bourbon (La Réunion) où va naître la loge « La Parfaite Harmonie », le 14 août 1777, par le Frère Perrier de Salvert, Frère issu de « L’Heureuse Rencontre » à l’Orient de Brest. La composition en est militaire, économique et maritime, soulignant ainsi l’importance de la création de loges dans les ports, lieux de guerre et de commerce. On note aussi, sur le plan religieux, la présence de nombreux protestants, favorables à la Maçonnerie et qui développent prudemment un anti-cléricalisme qui s’exprime de plus en plus. Mais, naturellement, les indigènes sont absents des tenues maçonniques : les Lumières, tout en se réclamant une universalité théorique, font partie d’une société où la connivence avec le ségrégationnisme fonctionne parfaitement au-delà du discours, par crainte de la dissolution de l’identité. Ainsi, dans les milieux maçonniques, court un pamphlet anonyme « humoristique », d’origine britannique : « Quel sorte d’homme un Maçon doit-il être, je vous prie ?

– Un homme né d’une femme libre ! » (« The Three distinct Knoks ». Publié à Londres en 1760). Ce n’est que plus tard, à la faveur de la constitution de la créolité, que quelques initiations auront lieu. Aux Indes, confrontés à une civilisation millénaire, les Maçons français conserveront une grande distance vis-a-vis des indigènes, sauf si besoin politique est. Une affaire maçonnique passionnera d’ailleurs les loges de l’île Bourbon et de l’île de France (l’île Maurice) : Le Frère Jean-Baptiste Banks, vivait avec une indigène de qui il avait 5 enfants. Il fut très violemment mis en cause dans sa loge et il sera obligé de mettre l’affaire en justice, durant une très longue période !

Après la restitution de Pondichéry la loge « La Fraternité Cosmopolite » demande des constitutions au Grand Orient de France qui sont accordées en novembre 1781. La loge travaillera jusqu’en 1792. Ses membres proviennent, de façon écrasante, de l’armée et de quelques notables. Nous pourrions presque évoquer une « loge militaire », ce qui est le cas de nombreuses loges coloniales des Indes françaises ! Nous avons même conservé un discours de son vénérable, le colonel du Fresne, du 27 décembre 1783 (2) : « Félicitons-nous donc, mes Frères, de fonder à cinq mille lieux de notre patrie, un monument qui perpétue dans ces régions éloignées l’exercice des vertus qui caractérisent les vrais maçons. Jouissons d’avance du plaisir de nous dépouiller des préjugés des hommes pour accueillir nos frères étrangers, comme s’ils étaient nés parmi nous ». Voeux pieux, liés aux progrès de la pensée révolutionnaire, car la Maçonnerie française, à cette époque, contrairement à la Maçonnerie britannique qui franchit le pas, n’envisage pas le recrutement, très timide, d’indigènes dans ses rangs. Erreur politique funeste !

Côté britannique, la première loge va voir le jour au Bengale, à fort William, en 1730. C’est un comptoir fortifié appartenant au « Comptoir anglais des Indes orientales ». Les loges vont bientôt se multiplier sur tout le territoire où les comptoirs sont présents et ainsi trouver un ancrage permanent. Les britanniques auront le même problème que les français dans l’ouverture des loges aux indigènes. La première initiation aura lieu en 1776 : il s’agit d’Umdatul Umrah, fils aîné du Nawab de la région du Carnatique, allié des britanniques. Cette initiation se déroulera dans une loge militaire. Au tournant du XVIIIe siècle, une dizaine au plus de notables indiens sont initiés. Ils vont plutôt fréquenter les clubs qui leur sont plus facilement ouverts, mais pas toujours : le « Bengal Club » par exemple exclut « les femmes, les chiens et les indiens »! En 1840, n’existe toujours pas d’unanimité pour l’acceptation des indigènes dans les loges, principalement dans des Etats parfaitement réactionnaires. Par exemple, le Bengale déjà cité où l’on peut lire sous la plume de Hugh Sandeman, Grand Maître de la Grande Loge provinciale, en 1863 : « Les hommes, bien qu’étant du même sang, ne sont pas tous semblables, le mot « homme » n’a pas toujours la même signification, il y a plusieurs races, plusieurs rangs et plusieurs conditions et notre race diffère en tous points de celle de l’Asiatique, si bien que nous ne pouvons-nous rencontrer en tant que Frères » ! Ce racisme affiché, cherchant surtout à mettre en place un renforcement des « petits blancs » de la colonisation va être un facteur d’accentuation de l’engagement des intellectuels indiens vers la vie associative et politique. Ainsi, par son blocage systématique, la Franc-Maçonnerie britannique joua un rôle déterminant dans la lutte anti-coloniale et la naissance d’un nationalisme indien qui allait conduire pas à pas vers l’Indépendance, alors qu’elle aurait pu jouer un rôle de pont entre les cultures !

C’est le Grand Maître de la Grande Loge d’Angleterre, Lord Sussex (1773-1843) qui donnera le premier feu vert à l’admission d’indiens « éclairés », entrant ainsi en opposition à l’État colonial composé de petits employés se pensant « supérieurs » aux indigènes. Ce qui, le 21 mars 1877 à Bombay, amènera Le célèbre Vénérable Kharshedji Rustamji Cama (1833-1909), appartenant à la religion parsie, de dire : « Grâce à ces loges, nous avons parmi nous des parsis, des musulmans et des hindous, qui ont été initiés à la Franc-Maçonnerie et sont unis dans la poursuite d’un bien commun. Existe-t-il un autre endroit, je vous demande, où vous puissiez les trouver aussi joyeusement réunis qu’en loge ou à table du banquet maçonnique ? J’ai souvent entendu dire tout particulièrement dans les discours prononcés après nos banquets, que l’ouverture de la Franc-Maçonnerie aux indigènes avait eu pour conséquence heureuse de les amener à s’associer plus étroitement à leurs Frères européens. J’allais presque dire leurs maîtres ! » N’échappera à personne l’ironie de ce discours… Il faudra attendre encore des années pour qu’existe, dans cette Maçonnerie coloniale, une mixité ethnique et culturelle et que notre Frère Rudyard Kipling puisse écrire son magnifique poème, « La Loge Mère » où britanniques et indiens de toutes cultures religieuses travaillent de concert. Mais il convient de signaler des exemples plus lumineux dans les influences positives de la Maçonnerie. Nous n’en citerons qu’un : Celui d’Annie Besant (3), personnage surprenant s’il en est. En 1902, elle fonda la première loge mixte à Londres avec l’« Universal Order of Co-Freemasonry » (« Ordre universel de la Franc-Maçonnerie Mixte ») qui s’inspirait du Droit Humain, fondée en 1892 par Maria Deraisme et où fut initiée la première britannique, théosophe, Francesca Arundale, au cours d’un séjour à Paris, bientôt suivie par Annie Besant et Charlotte Despard. Dans les années 1920, l’Ordre universel de la Franc-Maçonnerie mixte, toujours dirigé par Annie Besant comptait 40 loges en Angleterre, dont 10 à Londres et plusieurs en Inde. Annie Besant, théosophe reconnue et très engagée politiquement à gauche, fera un premier voyage en Indes en 1893 et s’y installera en 1893. Deux choses la choqueront : la situation des femmes indiennes et la contrainte coloniale. La Franc-Maçonnerie mixte va contribuer à une amélioration du statut des femmes et, elle, à titre personnel, va soutenir les mouvements d’indépendance qui se mettent en place. Elle sera même élue première présidente du « Parti du Congrès National Indien » et travaillera longtemps avec Gandhi et surtout Jarawal Nehru pour qu’une Inde indépendante et fière de sa culture millénaire voit le jour. Elle ira jusqu’à fonder, en 1916, la « Home Rule for India league » (« La ligue pour l’auto-détermination de l’Inde »). Les autorités britanniques tenteront vainement de stopper son action, y compris par des arrestations. Jusqu’au bout elle luttera, et s’éteindra en 1933 à Madras, persuadée que l’indépendance se ferait quoi qu’il advienne. Belle intuition.

Pour sourire, nous pourrions dire que l’Inde doit son indépendance à une femme Franc-maçonne ! Cà réchauffe le coeur…

 NOTES

(1) Nawab : Mot ourdou, provenant du persan et de l’arabe (Nuwwâb) qu’on peut traduire par « Emir », ou encore par « vice » (Vice-roi par exemple). Dans le Coran, nom masculin qui vient du mot « Nabi », le « délégué ». Le devoir principal d’un Nawab était de garantir la souveraineté de l’empereur moghol et d’administrer une province.

Les autres titres de la dynastie moghole étaient khan et rajas. Dans le grand Etat musulman d’Hyderabad, par exemple, « Khan » était le plus bas des titres aristocratiques conférés par le Nizam régnant aux serviteurs musulmans et qui se classe en dessous de Khan Bahadur et Nawab. Le titre de « rajas », monarque, était surtout destiné aux hindous, selon les usages locaux, mais contrôlé par le pouvoir moghol.

(2) Bihan Alain : La Franc-Maçonnerie dans les colonies françaises du XVIIIe siècle. Bordeaux. Ed. Des Annales historiques de la Révolution Française. N° 215. 1974. (Pages 39 à 62).

(3) Pécastaing-Boissière Muriel : Les luttes d’Annie Besant pour les droits des femmes. Paris. Revue le lotus bleu. N° 7. Août-Septembre 2025. (Pages 121 à 127).

 BIBLIOGRAPHIE

– Burke Janet et Jacob Margaret : Les premières franc-maçonnes au siècle des Lumières. Bordeaux. Presse Universitaire de Bordeaux. 2011.

– Deschamps Simon : Sociabilité maçonnique et pouvoir colonial dans l’Inde britannique (1730-1921). Bordeaux. Presse Universitaire de Bordeaux. 2012.

– Révouyer Cécile et Saunier Eric : La Franc-Maçonnerie dans les ports. Bordeaux. Presse Universitaire de Bordeaux.2012.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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