jeu 06 novembre 2025 - 14:11

Le banquet d’ordre de la Loge Voltaire

Travai proposé librement par le Frère Jean-Louis Reynet

Note préalable : Les Loges maçonniques organisent, chaque année, un « Banquet d’Ordre ». C’est un repas de fête, mais aussi une tenue maçonnique ritualisée, au cours duquel on tire des « Santés », autrement dit des vœux à l’endroit de ceux qui souffrent, qui sont persécutés, et de la Franc-maçonnerie Universelle. On y lit aussi des discours maçonniques, appelées « planches » sur des thèmes très divers, parfois graves, mais le plus souvent, dans cette occasion précise, légers ou carrément burlesques.

Aujourd’hui, ces banquets ne sont plus l’occasion d’agapes pantagruéliques comme autrefois, mais restent une tradition solidement ancrée chez les Francs-maçons et Franc-Maçonnes de toutes les obédiences. C’est certes, on l’a dit, un moment ritualisé, où des travaux maçonniques se déroulent dans le silence, mais passé ce moment, la « poudre noire » (comprenez le vin) aidant, les langues se délient, les plaisanteries fusent, on lit des poèmes, des histoires, des épigrammes, et même, parfois, des contrepèteries.

Ces rencontres chaleureuses se finissent parfois fort tard… « Le Banquet d’Ordre de la Loge Voltaire » évoque une de ces circonstances, et plus précisément le moment où en début de séance, il est donné lecture du procès-verbal de la séance précédente, qui est soumis à un vote des membres. Cette histoire est aussi l’occasion de se poser la question :

qu’est-ce que la tradition ?

Les historiens s’accordent pour dire que la Franc-maçonnerie est apparue en Europe, vers le début du XVIII° siècle, même si les Francs-maçons ont coutume de rajouter 4000 ans à toute date. La quête des origines est d’ailleurs partie intégrante de toute tradition… Et cette historiette met en scène un jeune maçon, qui, précisément, se questionne sur l’origine de la Franc-Maçonnerie.

°°°°°

Comme chaque année au cœur de l’hiver, la loge de Saint-Drouin s’était rassemblée pour son banquet d’ordre. Depuis déjà un moment, les Frères et Sœurs se retrouvaient aux abords de la salle des banquets, appelée « salle humide » transformée selon le rituel, et formaient de bruyants groupes de discussion, passant en revue les évènements récents. Un frère, cependant, se tenait à l’écart, plongé dans un énorme registre. C’était un des plus jeunes frères de l’atelier, et quelques minutes auparavant, le Vénérable Maître lui avait confié une mission importante :

« Le frère secrétaire en titre ne peut pas venir ce soir à cause d’une crise de goutte ; nous t’avons élu comme suppléant. Si, si, c’est bien toi. Tu devras lire le tracé de nos précédents travaux ; je te donne le registre spécial que nous utilisons pour les banquets d’ordre »

Arrivé depuis peu dans la Loge, découvrant peu à peu les rites et traditions, notre frère secrétaire suppléant était un timide, et il n’avait jamais imaginé être confronté à un tel exercice. Il avait pris le registre et s’était installé à l’écart pour lire les gribouillis du frère titulaire, en se disant qu’ainsi il ne risquerait pas de s’embrouiller entre les formules rituelles qu’il écoutait habituellement d’une oreille plutôt distraite, épiant plus volontiers les saluts discrets des autres frères et sœurs assis en face de lui.

Le registre était en fait un énorme grimoire revêtu de cuir, un tantinet poussiéreux et couvert de taches suspectes, représentatives des banquets précédents. Il ne servait qu’une fois par an. Pour les tenues ordinaires, il y avait un simple cahier bleu à spirale.

Anselm Feuerbach, Le Banquet de Platon. Arrivée d’Alcibiade, 1869, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe (Allemagne).

Dans les cuisines, le servant qui ce soir là avait reçu du renfort, s’affairait à apprêter le festin ; des plateaux de hors d’œuvre fort appétissants étaient déjà prêts à l’envol vers les longues tables disposées en U, les volailles doraient au four. Parfois le secrétaire du jour leur jetait un regard furtif, qui faisait remonter en lui les souvenirs des fêtes de son enfance. Puis il se replongeait dans le tracé qu’il allait devoir relire, se remémorant la tenue en question, cherchant à éviter les pièges. Une ligne surtout captait son attention :

« La parole est au F Secrétaire pour le compte-rendu de la tenue du 22 décembre 6006 qui après avis favorable de l’Orateur est adopté par les Frères et Sœurs présents sur les colonnes… La parole est au F Secrétaire pour le compte-rendu de la tenue du 19 janvier 6006 qui après avis favorable de l’Orateur est adopté par les Frères et Sœurs présents sur les colonnes… »

Il pensait, à tort où à raison, que s’il allait jusque là sans encombre, cela irait mieux ensuite, que sa voix se dénouerait et qu’il irait facilement aux termes de l’exercice. Quand les petits groupes bruyants eurent terminé leurs libations préalables, le Vénérable Maître, après avoir consulté sa montre à gousset, sonna le rappel des troupes et les frères s’installèrent à la table du banquet, munis de leur serviette blanche et d’une partie de leurs décors et sautoirs. Le Vénérable ouvrit la tenue selon le rituel, puis il se tourna vers le Secrétaire, et lui dit :

« La parole est au Frère Secrétaire pour la lecture des derniers travaux »

Celui-ci prit la parole et commença sa lecture.

« Les travaux sont ouverts sous la présidence du Vénérable Maître, assisté des Frères Premier et Second Surveillants.

La parole est au Frère Secrétaire pour le compte-rendu de la tenue du 19 janvier 6006….

Arrivé à ce point, il hésita et au lieu de continuer, il tourna on ne sait pourquoi la page du registre pour regarder le tracé précédent celui qu’il avait commencé à lire. Eut-il un doute sur la date ou sur la formule rituelle ? Toujours est-il qu’il lit ceci, à la surprise de ceux des frères qui étaient attentifs :

« Les travaux sont ouverts sous la présidence du Vénérable Maître, assisté des FF premier et second surveillants…

La parole est au F Secrétaire pour le compte-rendu de la tenue du 13 janvier 6005… »

French banquet médiéval

Puis il tourna à nouveau la page, reculant encore d’une année, puis d’une autre, puis d’encore une autre. Peu à peu, il reprenait de l’assurance à la faveur de ce déroulement mécanique. Bercés tout à la fois par sa voix et le balancement du propos, la majorité des membres de la Loge ne remarqua pas l’étrange tournure que prenait la lecture si habituelle à leurs oreilles. Le Vénérable, dont de surcroît les problèmes auditifs étaient bien connus et n’allaient pas en s’améliorant avec l’âge, ne remarqua rien non plus. Deux où trois frères plus attentifs levèrent bien la main, mais il les regarda avec sévérité, soucieux du bon déroulement de cette tenue d’obligation qu’il voulait voir s’accomplir de la plus juste manière. Et le frère secrétaire continua sa remontée dans le temps sans plus d’encombre.

Il arriva assez rapidement à l’année 5945 puis sauta directement à l’année 5939, car pendant les noires années de l’Occupation il n’avait pas été possible de réunir les frères comme à l’accoutumée. Au bout d’une demi-heure, il parvint au tournant du vingtième siècle et remarqua dans une demi conscience, que le gros registre était à peine entamé. Il est vrai que la Respectable Loge Voltaire était la plus ancienne loge de son Orient, la mère de toutes les autres.

Le Secrétaire ne pouvait plus revenir en arrière, et plus personne ne s’en préoccupait vraiment, car les colonnes s’étaient assoupies dans un ensemble touchant.

Lorsqu’il atteint l’année 5791, un changement se produisit. Les tableaux qui décoraient la salle représentaient des personnages en habit et en perruques, qui tenaient des épées. On assiégeait un énorme château fort carré, des armées autour d’un moulin, mais personne ne le remarquait plus ; la plupart des frères étaient maintenant rabougris sur leur siège, et le jeune et fringant secrétaire était devenu un vieillard à barbe blanche, tournant inlassablement les pages du registre. Le frère servant, las d’attendre le signal pour envoyer le premier service était reparti chez lui depuis de nombreuses années et du reste, plus personne n’aurait eu assez de dents pour mordre le pain sec qui restait dans les paniers posés au préalable sur les tables. Aucun gosier, de même, n’aurait pu supporter le sédiment qui s’était déposé au fond des verres. Et le secrétaire continuait, s’abreuvant parfois, lui, au pichet d’étain apparu sur son plateau.

« …La parole est au Frère Secrétaire pour le compte-rendu de la tenue du 9 frimaire 5791… »

Puis il tourna à nouveau la page ; à certain moment, le Premier Surveillant émergea quelque peu de sa torpeur et dressa son maillet mais il retomba si mollement que personne ne l’entendit. La descente dans le temps continua encore. Sur les murs maintenant les tableaux, devenus tapisseries montraient un chantier aux innombrables ouvriers, et d’où émergeait une cathédrale ; un puissant personnage revêtu de son armure portait une croix sur son plastron et on voyait le même, reconnaissable à ses traits décidés, qui partait à la chasse, vêtu d’un manteau brodé d’or, monté sur un cheval blanc. Plus loin des serviteurs apportaient à d’innombrables convives d’immenses plats où avaient été placés des paons, des cygnes et d’autres oiseaux encore pourvus de leurs plumes.

Le secrétaire lisait de plus en plus lentement, au fur et à mesure de sa remontée dans le temps car les caractères du tracé étaient maintenant dans un autre alphabet que le nôtre. De même, il parlait dans une langue inconnue pour la plupart des antiques auditeurs assis autour de lui ; ceux qui étaient familiers, du temps de leur vivant, des langues orientales, auraient peut-être pu y reconnaître du copte. Ce changement de son réveilla le Second Surveillant, qui voulut frapper un grand coup de maillet ; mais cette fois le manche vermoulu de son instrument craqua avec un bruit sec.

Sur les murs des fresques ocres et bleues représentaient des scènes étranges. Une barque sans gouvernail, à la haute poupe et au bordage décoré d’un motif mystérieux glissait sur un fleuve noir, poussée par des rameurs vêtus d’un simple pagne. Au milieu, sous un dais d’étoffe jaune et vert, un personnage semblait attendre une improbable destination finale.

Sur l’autre mur, une reine assise sur un trône bas, portant de lourds bracelets et colliers, semblait prêter attention à un groupe de musiciens penchés sur des harpes. Des danseuses nubiennes à demi-nues étaient parfaitement visibles au second plan pour qui aurait pu conserver un peu de libido dans cette affaire. Un personnage à tête de chien lui, s’affairait sur un de ses semblables, allongé sans vie sur une claie au pied de laquelle on voyait plusieurs urnes…

Le secrétaire tourna encore la page, mais cette fois il n’y avait rien à lire, il n’y avait que la couverture du registre en peau craquelée. Il resta silencieux un court instant.

Le Vénérable Maître se pencha vers lui, murmura quelque chose sans réussir à capter son attention, puis il lui dit, plus fort :

« Frère Secrétaire, avez-vous terminé votre lecture ? »

 Le frère secrétaire était redevenu le jeune frère au visage poupin qu’il était en début de soirée ; il hésita un peu, étourdi, puis énonça simplement, selon la formule rituelle :

« J’ai dit, Vénérable Maître ! »

Le Vénérable fit voter le tracé sans encombre, lut rapidement les planches des loges amies qui étaient des invitations à d’autres banquets d’ordre. Le frère secrétaire n’entendit rien de la planche de l’Orateur car il regardait, encore incrédule, les murs où se trouvaient les tableaux qui avaient d’ailleurs toujours été là. Il feuilleta aussi un peu le registre, qui était vraiment très vieux… Au cours du banquet, le frère qui était assis à côté de lui et qui avait remarqué son trouble, lui dit :

« Mais à quoi penses-tu ? »

« A la tradition ; Crois-tu que nous sommes vraiment les dignes gardiens de la tradition ? »

Son voisin lui répondit :

« Oui, du moins nous y efforçons-nous. Mais n’est-ce pas chose impossible ? La tradition est-elle immuable, ou au contraire fugace ? N’est-elle pas un mirage, vers lequel nous marchons, sans jamais l’atteindre ? La détenons nous, ou sommes-nous seulement ses invités d’un soir ? Et ne la modifions-nous pas, tout en croyant la pratiquer ?» Le Frère secrétaire cessa de feuilleter le registre et posa sur son voisin un regard apaisé. Sur le mur les tableaux étaient devenus des hologrammes colorés et montraient des personnages libres, assis au festin de l’humanité.

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