mer 05 novembre 2025 - 14:11

Créatures fantastiques du Moyen Âge issues des manuscrits médiévaux

Inspiré de l’article de notre confrère National Geographic

Ces manuscrits médiévaux ont donné vie aux créatures fantastiques du Moyen Âge. Très populaires au Moyen Âge, les bestiaires regorgeaient d’animaux réels aussi bien que mythiques dont ils nourrissaient la légende. Ces créatures étaient les protagonistes d’histoires intrigantes symbolisant les vertus et les failles des humains. Loin d’être de simples catalogues zoologiques, ces ouvrages enluminés transformaient le règne animal en un miroir de l’âme chrétienne, où chaque bête, qu’elle arpente les savanes d’Afrique ou les abysses de l’imaginaire, enseignait une leçon divine.

Un lézard et un chien sculptés sur un bas-relief du monastère des Hiéronymites de Lisbonne, datant du seizième siècle, illustrent cette permanence : le chien y incarne la loyauté et la protection, vertus admirables qui traversent les époques.

Aux deuxième et troisième siècles de notre ère, un auteur anonyme d’Alexandrie composa une œuvre intitulée Physiologus (le Naturaliste). L’ouvrage, qui contenait quarante-huit ou quarante-neuf chapitres, ne tarda pas à être diffusé en masse. Chacun de ces chapitres était consacré à un animal spécifique et incluait une illustration, une description de ses caractéristiques et une histoire, à la fois observation naturelle et anecdote imaginaire, concernant son comportement. Ce texte grec, probablement rédigé en Égypte entre le deuxième et le quatrième siècle, devint le fondement de tous les bestiaires ultérieurs. Il fut l’un des livres les plus copiés après la Bible, influençant des générations de clercs et d’artistes.

Vautour

Le lion est par exemple le sujet de l’une de ces histoires. On disait que les lionceaux naissaient sans vie et que leur mère veillait sur eux jusqu’à ce que le père, le roi des animaux, arrive et leur insuffle la vie. Cette image donna lieu à une lecture allégorique empreinte de symbolisme chrétien : le lionceau ranimé par le père devint la figure du Christ ressuscité le troisième jour. Tandis que le lion incarnait des vertus nobles – vigilance (il dort les yeux ouverts), miséricorde (il épargne les prostrés) et royauté divine –, d’autres créatures servaient d’avertissement. Ainsi le hérisson qui, croyait-on, grimpait dans les vignes, en faisait tomber les raisins, puis les empalait sur ses pics pour les rapporter à ses petits.

Selon le Physiologus, ce récit avait une valeur édifiante

Il invitait les chrétiens à veiller sur la vigne de leur âme. « Toi, Ô chrétien, abstiens-toi de t’occuper de tout, et veille sur ta vigne spirituelle, car c’est d’elle que tu remplis ta cave intérieure […] Ne laisse pas le souci du monde et le plaisir des biens temporels t’absorber, car alors le diable hérissé de piquants, dispersant tous tes fruits spirituels, les transpercera de ses aiguillons et fera de toi la pâture des bêtes. » Cette métaphore de la vigne, reprise du Christ lui-même dans l’Évangile de Jean, faisait du hérisson l’incarnation du démon voleur de grâces.

Ci-dessous se trouve une page du Physiologus de Berne, version latine du neuvième siècle d’un bestiaire plus ancien connu sous le nom de Physiologus. Au centre se trouve une panthère, un animal associé au Christ. Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne, Suisse. La panthère, multicolore et douce, attire tous les animaux par son parfum sauf le dragon, qui fuit dans sa caverne – allégorie du Christ vainqueur de Satan.

Panther

De tels exemples illustrent l’intention fondamentale du Physiologus : faire du monde animal un reflet des passions, vices et vertus des humains. Sous la surface de chaque légende se cachait un message didactique ancré dans la doctrine chrétienne primitive. Ces histoires naissaient de la conviction que les animaux avaient été créés par Dieu au commencement des temps comme des instruments servant à donner des instructions à l’Humanité. Comme l’explique saint Augustin dans De doctrina christiana, les sciences profanes, dont la connaissance des bêtes, devaient servir la foi.

La diffusion des bestiaires

Aux quatrième et cinquième siècles, on traduisit le Physiologus grec en latin ainsi que dans d’autres langues : éthiopien, syriaque, arménien, arabe. Au fil du temps, il s’enrichit d’emprunts à des œuvres influentes, comme les Etymologiae d’Isidore de Séville (qui classe les animaux par étymologie), l’Hexaemeron d’Ambroise de Milane (sur les six jours de la Création) et des sources classiques sur l’histoire naturelle (Aristote, Hérodote, Pline l’Ancien, Solin). Ces ajouts transformèrent le court Physiologus en encyclopédies foisonnantes.

Au haut Moyen Âge, le texte circulait déjà dans toute l’Europe de l’Ouest sous un titre latin : Liber Bestiarum ou, plus simplement, le Bestiarum. Entre les douzième et quatorzième siècles, on le traduisit dans plusieurs langues vernaculaires : anglo-normand (Philippe de Thaon, vers 1120), vieux français (Pierre de Beauvais, Gervaise, Guillaume le Clerc et son Bestiaire divin de 1210), occitan, catalan, italien. La plupart des versions étaient richement illustrées et dépeignaient l’entièreté de la ménagerie décrite dans le texte. L’Angleterre fut un foyer exceptionnel : plus de trente manuscrits enluminés y furent produits entre 1180 et 1300, dont les célèbres Bestiaires d’Aberdeen (vers 1200, avec ses ors éclatants) et d’Ashmole (début treizième siècle, Bodleian Library, MS Ashmole 1511).

Sur cette page du Bestiaire d’Ashmole, on voit Dieu donner la vie aux animaux, premier quart du treizième siècle. Bibliothèque Bodléienne. Dieu, entouré d’or, insuffle l’âme aux bêtes fraîchement créées : éléphant, lièvre, écureuil, chat indifférent – une scène qui rappelle que toute créature, même la plus humble, porte la marque du Créateur.

Dragon

Les symboles et l’iconographie des bestiaires ne se confinaient pas aux pages. Les créatures présentées dans ces manuscrits migrèrent vers la pierre et le bois et commencèrent à figurer sur les façades des églises et des cathédrales, sur les chapiteaux sculptés des cloîtres et même dans la décoration intérieure de maisons laïques et aristocratiques. Dans une demeure de Metz datant du treizième siècle, les plafonds de deux chambres étaient ornés d’un bestiaire complet, ensemble qui subsiste aujourd’hui dans le musée de la Cour d’Or. Partout en Europe romane, du portail de Moissac à celui de Saint-Pierre d’Aulnay, sirènes, dragons et lions veillent sur les fidèles.

Une ménagerie bigarrée

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un traité zoologique au sens contemporain du terme, le bestiaire emmagasinait la somme des connaissances médiévales sur le monde animal. Bon nombre des animaux décrits faisaient partie de la vie quotidienne. Le rôle domestique essentiel des chevaux et des chiens leur valait de longs articles soulignant souvent leur loyauté et leur intelligence. Une légende raconte comment les chevaux de Charlemagne et de Caius César n’acceptaient d’autre cavalier que leur maître. Une autre raconte l’histoire du chien du gouverneur de Thrace Lysimaque, qui sauta dans le bûcher funéraire de son maître, refusant de se séparer de lui, même dans la mort. Ces récits, tirés de Pline, exaltaient la fidélité comme modèle pour le vassal envers son seigneur – et pour le chrétien envers Dieu.

Petit hibou

Les bestiaires mettaient également en avant des animaux que les lecteurs européens considéraient exotiques, par exemple les lions, les éléphants, les singes et les autruches, des espèces d’Afrique et d’Asie. Mais les illustrateurs avaient rarement l’occasion d’observer ces créatures directement. Ils devaient donc se fier à des descriptions ou bien copier des dessins existants, d’où des éléphants à sabots de cheval ou des crocodiles ressemblant à des lézards géants.

Aux côtés des animaux familiers et exotiques se trouvaient des créatures imaginaires censées habiter des contrées lointaines. Certains tiraient leur autorité de sources anciennes ou de textes bibliques. On croyait par exemple que les fourmis-lions venaient de l’union d’une fourmi et d’un lion, confusion probablement née d’une mauvaise traduction d’un passage du Livre de Job. Dans la Septante, le mot hébreu layish devient mermecolion. Cette créature n’en existait pas moins dans l’imagination des savants : selon le Physiologus, « elle avait le visage d’un lion et les parties arrière d’une fourmi ». Affamée, elle mourait : la tête réclamait viande, le corps herbe – allégorie de l’homme déchiré entre chair et esprit.

Phénix

Spectaculaire bestiaire de pierre ornant le portail roman du treizième siècle du château Tyrol, dans le nord de l’Italie, demeure une énigme pour les historiens. Parmi les créatures mythiques figure un lion, qui sert parfois à représenter Jésus après la résurrection.Dans des traductions ultérieures de la Bible, le mot « licorne » apparaît également, comme dans ce passage de la Bible du roi Jacques : « Sauve-moi de la gueule du lion : puisque tu m’as entendu depuis les cornes des licornes. » La décision des traducteurs de rendre le mot hébreu re’em par « licorne » a peut-être été influencée par le fait qu’ils avaient entendu parler de son « existence » dans des textes indiens. Les traductions modernes emploient le mot « buffle » ou « bœuf sauvage » à la place. Pourtant, la licorne devint l’animal fantastique le plus célébré : chèvre ou cheval blanc à corne torsadée, elle ne s’apprivoisait que par une vierge, symbole de Marie et de la pureté. Dans l’Aberdeen Bestiary, elle est transpercée par un chasseur tandis qu’elle pose la tête sur les genoux de la pucelle – scène de l’Incarnation où la corne plonge dans le sein virginal.

Mais de la tradition classique, l’on tira également d’autres créatures fantastiques. Les sirènes, à la fois femmes et oiseaux ou poissons, et le phénix, oiseau qui s’immolait par le feu pour renaître de ses cendres au troisième jour, faisaient écho aux thèmes de renouveau et de mystère divin. La sirène-oiseau, héritée d’Homère, devint sirène-poisson au douzième siècle ; elle incarne la tentation charnelle, ses deux queues ouvertes évoquant le sexe béant. Le phénix, rouge et or, est le Christ ressuscité :

« Un seul phénix existe au monde ; quand il atteint cinq cents ans, il vole vers l’arbre à encens, se charge de myrrhe et s’immole. Le lendemain, un petit ver sort des cendres ; le surlendemain, il est oiseau. »

Cette légende, reprise dans l’Ashmole et sculptée sur mille chapiteaux, annonçait Pâques.

Du point de vue contemporain, il est facile de distinguer faits et fiction. Mais pour les lecteurs médiévaux, une telle distinction n’avait peut-être pas d’importance. Leur connaissance des animaux lointains provenait des textes, et non de l’observation, et les bestiaires n’eurent jamais vocation à être des manuels scientifiques. Réelles ou imaginaires, ces créatures représentaient le pouvoir créateur de Dieu et faisaient partie d’un ordre naturel sacré conçu pour enseigner des vérités spirituelles. Comme l’écrivait Hugues de Fouilloy dans son Aviarium (milieu douzième siècle), « les images simples plaisent aux frères laïcs, là où le texte seul les rebuterait ».

Le roi des serpents : le basilic

Basilic

Craint en tant que roi des serpents, le basilic aurait une origine étrange et inquiétante : il serait sorti d’un œuf pondu par un coq et couvé par un crapaud. Son apparence a varié : on l’a parfois décrit comme un serpent à crête, parfois comme un coq à queue de serpent avec une crête semblable à une couronne, un symbole de sa domination. Sa respiration et son regard étaient réputés mortels, sauf s’ils étaient reflétés par un miroir, qui envoyait le venin sur la bête elle-même. On considérait que le basilic représentait le diable écrasé par le Christ. British Library, Londres. Dans le Bestiaire d’Ashmole, il naît d’un œuf rond pondu par un vieux coq et couvé dans du fumier ; une seule belette armée d’une branche de rue peut le vaincre – comme la Vierge terrasse Satan.

L’arbre qui repousse les dragons

Sur cette illustration du treizième siècle, un dragon recule de peur devant le peridexion, arbre indien mythique abritant des colombes. British Library, Londres. Le peridexion, ou arbre-douve, offre un refuge aux colombes (symbole des âmes) tant qu’elles restent dans ses branches ; le dragon, incarnation du Malin, rôde en bas mais ne peut grimper. Cette image, tirée du Physiologus, enseigne que le chrétien est en sécurité dans l’Église, mais périra s’il en sort.

La manticore, mangeuse d’hommes

Hyene

De nombreux bestiaires consacrent une section à un animal mangeur d’humains terrifiant, la manticore. Avec sa tête humaine, son corps de lion et sa queue de scorpion, cette créature ressemblant à un sphinx était connue des érudits médiévaux grâce aux écrits de plusieurs auteurs classiques, dont Aristote et Pline l’Ancien. Selon le Bestiaire de Rochester, créé en Angleterre, la voix sifflante de la manticore « ressemblait au son des flûtes et des cornemuses ». D’origine perse (martikhoras, « mangeur d’hommes »), cette créature mythique était probablement inspirée des tigres d’Inde mal décrits par les voyageurs. Dans l’Ashmole Bestiary, elle bondit sur trois rangées de dents, dévorant ses victimes corps et biens – allégorie des hérétiques qui séduisent par de belles paroles avant de détruire l’âme.

Autres merveilles des bestiaires enluminés

Bestiaire d’Aberdeen

Le Bestiaire d’Aberdeen, joyau anglais du début treizième siècle, offre des pages d’or où l’on voit Adam nommer les animaux, un pélican s’ouvrant la poitrine pour nourrir ses petits de son sang (Christ sur la Croix), ou une hyène changeant de sexe – symbole des hypocrites. Le castor, poursuivi pour ses testicules aphrodisiaques, se les arrache et les jette aux chasseurs : « Fuyez les désirs charnels ! » Le phénix renaît dans un nid de cinnamome enflammé ; la colombe sans fiel incarne la paix ; le griffon, mi-aigle mi-lion, garde l’or des montagnes et préfigure le Christ dominant ciel et terre.

Du parchemin à la pierre : le bestiaire roman

Les sculpteurs romans, souvent d’anciens tailleurs de pierre itinérants, transmirent ces images sur les portails. À Saint-Jouin-de-Marnes, une sirène bifide attire le pécheur ; à Aulnay, un centaure sagittaire vise le vice ; à Moissac, le lion de saint Marc rugit sur le tympan. Les modillons grimaçants montrent des femmes aux serpents suçant leurs seins (luxure), des avares dévorés par des crapauds, des musiciens infernaux. Même les gargouilles gothiques naissantes, comme celles de Lisbonne, perpétuent ce vocabulaire : chiens fidèles, dragons vaincus, sirènes tentatrices.

L’héritage vivant des bestiaires

Castor

Ces manuscrits n’ont pas seulement peuplé les églises de monstres : ils ont forgé notre imaginaire. Harry Potter doit ses hippogriffes au griffon médiéval ; Le Roi Lion recycle le rugissement christique ; les blasons héraldisent encore lions et licornes. Des expositions récentes, comme celle du MEV à Vic (Catalogne), montrent des chapiteaux où dragons et agneaux dialoguent toujours. Et quand un enfant dessine un dragon cracheur de feu, il reprend sans le savoir la plume d’un moine du treizième siècle.Ainsi, du Physiologus alexandrin aux portails romans, du parchemin doré d’Aberdeen aux modillons de Poitou, les bestiaires nous rappellent que l’homme médiéval ne voyait pas le monde comme un zoo, mais comme un livre ouvert par Dieu. Chaque bête, réelle ou fabuleuse, y murmurait la même leçon :

« Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Car dans le miroir animal, c’était l’âme humaine qui se contemplait, entre ombre et lumière.

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