mar 04 novembre 2025 - 16:11

La vision maffesolienne du voyage comme acte de reliance et de pensée vivante

Réédité chez Dervy (2025), une marque du groupe Guy Trédaniel, Le voyage ou la conquête des mondes n’est ni guide ni divertissement : c’est une boussole. Maffesoli y pense la marche comme une alchimie douce où l’altérité transfigure l’identique, où la maison répond à l’horizon, où l’on habite plusieurs mondes sans trahir sa source. Entre Hermès et l’égrégore des cités, le sociologue fait vibrer une éthique de la reliance : accueillir, relier, transmuer.

Les lecteurs initiés reconnaîtront l’allure des « voyages » : mesure du pas, tact des seuils, hospitalité des signes. Ici, le compas n’est pas symbole mais méthode – ouverture du regard, précision du lien, joie grave d’une fraternité en marche. Un court livre, dense et clair, pour apprendre à voyager juste, où marcher, c’est penser.

Nous lisons Michel Maffesoli comme nous suivrions la trace vive d’un Mercure chaussé d’ailes. Le voyage n’y ressemble ni à un tourisme de l’ego ni à une fuite hors du monde. Il devient puissance d’aimantation. Le pas met en branle l’imaginaire. Il ouvre une voie dans la grande dialectique qui travaille nos existences entre la maison qui rassemble et l’horizon qui appelle. Ce texte reparaît aujourd’hui en réédition d’un livre paru en 2003 et cette reprise éclaire la persistance d’un motif central de l’œuvre maffesolienne.

L’ouvrage tresse le double mouvement du foyer et de l’aventure avec une simplicité apparente qui dissimule une architecture savante. La marche attire l’inconnu. Elle autorise l’échange avec l’étrange. Elle inaugure une fraternité paradoxale où l’étranger éclaircit notre propre figure.

Nous retrouvons le vieil Hermès au coin des pages. Messager souriant. Dieu des carrefours et des enlacements. Prince du commerce des signes. Il avance sous la poussière des routes comme le souffle alchimique qui fait circuler les humeurs et empêche la matière de se figer. Le voyage chez Michel Maffesoli est mercurial. Il traverse. Il relie. Il contourne les dogmes et défait les clôtures. La pensée y préfère l’aisance des chemins au confort des systèmes. Le réel se donne dans la rencontre qui dérange et réconcilie. L’altérité ne se consomme pas. Elle se fréquente. Elle transmet une vigueur qui échappe aux cadres trop rigides.

Le Voyage ou la conquête des mondes, Paris, éd. Dervy, coll. « Paroles retrouvées », 2003.

Nous entendons alors un écho familier. Celui des itinéraires maçonniques tout entiers contenus dans ce verbe marcher. Les voyages ne sont pas une figuration pittoresque. Ils ordonnent l’âme. Ils l’exposent au rythme. Ils la conduisent à reconnaître ses angles morts et ses trésors enfouis. La loge propose une géographie intérieure. Michel Maffesoli la déploie dans le monde. Le foyer ne s’oppose plus à l’aventure. Les deux se répondent comme deux colonnes dressées à l’entrée. Entre le ici et le là-bas s’établit une tension féconde. Nous avançons à l’écoute des signes. Un geste d’hospitalité en terre inconnue réveille la lampe du dedans. Une parole offerte dans la langue de l’autre élargit la nôtre.

Nous croisons au fil du texte le chevalier errant et le savant cosmopolite. Figures jumelles d’une même ascèse. Le premier porte l’inquiétude fertile qui déprend des certitudes. Le second cultive le cosmopolitisme de l’esprit qui sait habiter plusieurs mondes à la fois. Entre eux passe une fraternité tacite. Elle rappelle les alliances chères à l’hermétisme. Soufre et mercure. Lune et soleil. Terre et ciel. Rien n’est aboli. Tout se transmute par la circulation. Le voyage apparaît alors comme une grande œuvre patiente. Aux étapes visibles répondent des mutations secrètes. Nous ne revenons jamais exactement semblables à ceux qui partirent. L’identité cesse d’être un bastion. Elle devient un art d’habiter les métamorphoses sans perdre la mémoire de la source.

Nous reconnaissons la manière maffesolienne. Une écriture qui aima décrire l’effervescence des tribus postmodernes et la capillarité des émotions collectives. Ici la sensibilité prend la main. La sociologie se fait poème. Elle regarde l’époque depuis ses soubassements mythiques. Elle écoute le chœur des peuples et la polyphonie des cultures. Ce polychromatisme n’efface pas le tragique. Il le rend supportable. Le voyage accueille l’ambiguïté constitutive de la vie. Il tient ensemble l’ombre et la clarté. Il sait que l’initiation n’efface ni la peur ni le désir. Elle apprend à danser avec eux.

Le-Voyage

Nous venons du Temple en lecteurs fraternels. Les voyages rituels y apprennent la mesure. Ils donnent le goût des signes. Ils enseignent la lenteur qui comprend mieux que la précipitation. Michel Maffesoli prolonge cette leçon dans la cité. Il nous rend attentifs aux seuils. Une gare. Un port. Un aéroport. Un marché où se mêlent parfums et langues. Tous ces lieux passent dans la conscience comme des vestibules. Chaque pas devient une mise à l’équerre de nos gestes. Chaque rencontre éprouve notre compas intérieur. Alors se devine une urbanité vraie. Moins de surveillance. Plus de vigilance. Moins de comparaison jalouse. Plus d’attention aimante.

Nous lisons enfin un art de vivre. Le monde contemporain multiplie les interfaces. Il fatigue les appartenances. Il fragmente. Le livre répond par une éthique de la reliance. Non pas un syncrétisme mou. Une fidélité mobile. Rester fidèle à sa maison tout en gardant le regard disponible pour l’infini des autres maisons. Accepter que la pensée se nourrisse d’Homère et des soufis. Des pèlerinages médiévaux et des marches des compagnons. Des cartes marines et des cartes du ciel. Le voyage accomplit ce mariage des contraires. L’humain y gagne une densité nouvelle. Une joie grave. Un courage qui ne cherche pas l’exploit mais l’accord.

Nous sortons de cette méditation avec un désir accru de chemins. Non pas pour accumuler des pays. Plutôt pour visiter la profondeur des mondes. Il y a toujours plus d’un monde dans le monde. Chacun réclame un tact. Une disponibilité. Un silence qui écoute avant de vouloir expliquer. Une gratitude qui reçoit avant de prétendre valider. Cette disposition relève de l’esprit de la loge et d’une sagesse universelle. Michel Maffesoli lui prête des mots souples et chaleureux. Il rappelle que la promenade peut devenir prière. Que l’itinérance peut servir l’œuvre de paix. Que l’humanité se répare mieux en multipliant les ponts qu’en dressant des clôtures. La réédition ne répète pas un message du passé. Elle réactive une boussole pour notre temps et donne au voyage initiatique une actualité brûlante.

Michel Maffesoli
MICHEL MAFFESOLI, SOCIOLOGUE, PARIS, LE 10 AVRIL 2014.

Brève biographie vivante de l’auteur

Michel Maffesoli a longtemps enseigné à la Sorbonne. Il a promené sa sociologie à travers les villes et les fêtes. Il a participé à la typologie de nos appartenances mouvantes et reçu de nombreuses distinctions en France et à l’étranger. Son œuvre compte une quarantaine d’ouvrages. Le Temps des tribus a décrit la montée des communautés affinitaires. La Transfiguration du politique a montré le retour du symbolique dans l’espace public. Le Réenchantement du monde a redonné droit aux puissances de l’imaginaire. D’autres titres jalonnent cette constellation. Homo eroticus pour penser l’énergie du lien. La Conquête du présent pour apprendre à habiter la durée qui passe. Écosophie pour redécouvrir la sagesse des milieux. Et sur le versant le plus proche de nos chemins initiatiques, La franc-maçonnerie peut-elle réenchanter le monde, Le Trésor caché – Lettre ouvertes aux Francs-Maçons et à quelques autres et Le Grand Orient – Les Lumières sont éteintes ouvrent un dialogue exigeant entre tradition, modernité et quête spirituelle. Cette réédition de Le Voyage ou la conquête des mondes s’y insère comme un viatique. Elle confirme l’attention constante de Michel Maffesoli pour l’imaginaire, la relation et l’épreuve vivante de l’altérité.

Le voyage ou la conquête des mondes

Michel MaffesoliÉditions Dervy, 2025, 80 pages, 12 €

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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