Sous la plume de Jacques Garat, La Chaîne d’Union consacre son numéro d’octobre à ce mot souvent prononcé en loge et rarement compris : l’égrégore. Ni concept ni croyance, il désigne la vibration silencieuse qui unit les consciences lorsqu’elles œuvrent dans la même lumière. D’Annick Drogou à Jean-Marc Berlioux, des veilleurs d’Hénoch aux bâtisseurs d’Anderson, ce numéro redonne sens à la présence collective, là où la pensée devient acte et le rite, respiration partagée.

Dans ce numéro tout converge vers une question discrète et décisive. Qu’est-ce qui fait qu’une Loge respire comme un seul être sans effacer la singularité de chacun. L’éditorial de Jacques Garat place d’emblée la barre à la bonne hauteur. Il écarte les prestiges faciles, refuse les mirages d’un mot trop vite prononcé, rappelle que l’égrégore n’est écrit nulle part et pourtant se manifeste partout dès qu’une tenue retrouve sa justesse intérieure et que la parole circule avec droiture. Cette sobriété donne le ton. Nous parlons du lien comme d’une pratique, non comme d’un charme. La revue déroule alors un chemin qui ne cède pas à l’ésotérisme frelaté. Elle cherche la source, elle vérifie, elle éprouve.
Deux pièces forment la clef de voûte de cet ensemble, le texte d’Annick Drogou qui réveille l’âme du mot, l’étude de Jean-Marc Berlioux qui revisite la paternité des Constitutions dites d’Anderson. Entre ces deux pôles se dessine un arc de vérité, la vie collective exige une veille, les textes fondateurs exigent une probité.

Annick Drogou ouvre le dossier « Égrégores » et commence par rendre le silence nécessaire à la compréhension. Elle ne gonfle pas l’égrégore d’un lyrisme vaporeux. Elle va vers l’étymologie comme vers une source fraîche. Les egrégoroi sont des veilleurs. Dans le Livre d’Hénoch, ce ne sont pas des anges décoratifs mais des forces qui connaissent la chute et la conversion, elles enseignent, elles transmettent, elles mettent l’humain au travail de son élévation. L’autrice restitue cette filiation avec une culture exacte et une respiration douce. Elle n’étale pas l’érudition, elle propose une conduite. Veiller, apprendre, écrire, tenir la mesure, voilà le cœur du mot. Ainsi la loge n’est pas une addition d’individualités. Elle devient une présence qui se forme peu à peu, au rythme des travaux, par l’obéissance au rite et la qualité du regard fraternel. Annick Drogou parle de lumière sans emphase, elle choisit des mots qui ne brillent pas pour eux-mêmes, elle compose une petite phénoménologie de la concorde. Nous sortons de sa lecture avec une certitude lourde de conséquences. L’égrégore n’est pas une énergie anonyme, c’est une vigilance partagée. Il n’advient que si nous nous tenons responsables les uns des autres, si la parole donnée n’est pas blessée par la désinvolture, si l’écoute demeure supérieure à l’éclat.

Ce discernement prépare idéalement la seconde grande pièce, celle à laquelle nous consacrons notre regard attentif, l’étude de Jean-Marc Berlioux. La question paraît technique et pourtant elle touche le cœur de ce que nous sommes. James Anderson est-il l’auteur des Constitutions de 1723 ?

L’auteur déroule les pièces avec une patience de compagnon qui vérifie ses tracés. La page de titre de 1723 ne porte pas le nom de James Anderson. La dédicace honore Sa Grâce le duc de Montagu, la recommandation institutionnelle émane de Philippe Duke of Wharton et de L. T. Desaguliers, Deputy Grand Master, aucun sceau personnel d’Anderson ne vient couronner l’ensemble. L’édition de 1738 change l’économie du texte, le nom du pasteur occupe la page, l’« Author to His Grace » encadre, la revendication devient manifeste. Entre ces deux moments, Jean-Marc Berlioux ne cherche pas le procès. Il observe et conclut avec délicatesse.

En 1723, l’ouvrage ressemble à une compilation organisée et validée par la Grande Loge, nourrie par les Old Charges (Anciens Devoirs) et tenue par l’entente du jeune édifice spéculatif. En 1738, l’auteur revendique et fixe une postérité, comme si la maturité d’une institution autorisait désormais une signature individuelle. Cela ne diminue pas James Anderson, cela l’inscrit. Le livre fondateur apparaît comme une œuvre de corps, non comme le geste solitaire d’un génie. L’histoire rejoint ici la leçon d’Annick Drogou. La présence collective existe quand des veilleurs se tiennent à leur poste, les œuvres durables existent quand une institution travaille à les faire naître puis accepte d’en partager la paternité.

La force de ce numéro tient à cette résonance. Les autres textes du dossier en prolongent les harmoniques. Stéphane Itic, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques et docteur en sciences de l’Antiquité, fouille l’héritage antique et fait affleurer des proximités de pensée sans plaquer d’anachronismes. Il montre que les cités se savaient gardées par des génies, que la philosophie pensait la possibilité d’une âme commune, et que ces intuitions, sédimentées, nourrissent aujourd’hui encore notre pratique. Jean Dumonteil, journaliste et essayiste, rappelle que le mot ne doit pas enivrer l’esprit. Il demande une sobriété rituelle. Il nous place devant l’ascèse de la parole qui construit l’ambiance juste, celle qui emporte sans envoûter. Daniel Beaune, professeur des universités en psychopathologie clinique et psychanalyse, observe la loge comme un organisme psychique. Il sait que les transferts y sont puissants, il sait aussi que le rite permet d’y mettre de l’ordre, non pour éteindre mais pour orienter vers le meilleur. Philippe Bayle, bouquiniste érudit, relie la Bible, l’occultisme et le surréalisme. Il fait entendre la parenté secrète entre une poésie de l’inconscient et une fraternité de l’esprit. Nous sentons alors que l’égrégore n’est pas l’apanage des temples. Chaque communauté créatrice connaît cette montée de chaleur lucide qui fait tenir ensemble des êtres éloignés.

Les pages « Matière à débats » et la « Chronique inactuelle » rappellent à la cité ce que la loge n’oublie jamais. Jacques Garat, ancien Grand Maître adjoint à la culture du Grand Orient de France (GODF) et rédacteur en chef de La Chaîne d’Union (LCU), reprend la loi de 1905 et la montre telle qu’en elle-même, geste d’équilibre et de liberté qui protège les consciences et permet au spirituel de ne pas se dissoudre dans le politique. Philippe Foussier, Grand Maître du GODF de 2017 à 2018, interroge les mythes d’une confraternité tricentenaire et démêle ce qui demeure vivant de ce qui doit être revu. Naudot Taskin, agrégé de musique, saxophoniste de jazz et compositeur, invite la musique dans cette réflexion et rappelle qu’une œuvre supporte d’être reprise lorsqu’elle porte un principe d’ordre et de joie. Daniel Beaune décrit la société de l’humiliation avec une justesse qui serre le cœur, il cherche les chemins d’une réparation par la parole tenue et la reconnaissance.

Avec ce dossier, le numéro prend une figure nette. L’égrégore cesse d’être un mot d’ambiance. Il redevient un devoir de veille. La question d’Anderson cesse d’être une querelle d’érudits. Elle redevient un apprentissage de modestie. Nous lisons alors l’ensemble de la revue comme une tenue étendue dans le temps. L’éditorial prononce l’intention. Les articles ouvrent des colonnes successives où la pensée se déplace, vérifie, respire. L’étude finale replace la mémoire dans le vrai. Il ne reste plus qu’à travailler. La fraternité n’est pas un sentiment passager. C’est une construction lente, soutenue par des mots exacts, des gestes mesurés, des textes relus sans complaisance.

Cette Chaîne d’Union rappelle ainsi la vocation des revues maçonniques. Non pas illustrer, mais approfondir. Non pas séduire, mais instruire avec douceur. Le lecteur en ressort moins fasciné que fortifié. Il sait mieux pourquoi la loge tient quand la société vacille. Il comprend mieux comment un livre fondateur peut naître d’une pluralité sans perdre son autorité. Il retrouve paisiblement la tâche quotidienne. Veiller, examiner, transmettre. Là se tient l’égrégore véritable. Là se tient aussi l’héritage de James Anderson et de John Theophilus Desaguliers, non comme des statues, mais comme deux noms gravés à hauteur d’homme dans la pierre d’un ouvrage collectif.

La Chaîne d’Union – Égrégores
Revue d’études maçonniques, philosophique et symbolique
Grand Orient de France, N°114, octobre 2025, 96 pages, 15 €
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