« La forme c’est le fond qui remonte à la surface »
Victor Hugo
Au plan humain, la forme c’est donc le témoin, l’indicateur, la résultante visible de ce qu’il se passe au fond de l’individu, c’est-à-dire dans son cœur. Le Maçon se donne pour mission de tailler sa Pierre Brute, visant la “forme cubique”. Ce qu’il cherche, sous ce symbole géométrique, c’est à se modeler et à se rectifier lui-même afin de développer en lui : la droiture, la maîtrise de soi, la beauté de l’âme, l’exemplarité, dans toutes les directions. Ceci afin que cette Pierre rendue “cubique” prenne sa place dans le Temple, le temple maçonnique mais aussi le temple élargi de la communauté des humains.

Le Maçon s’est engagé à travailler à son propre perfectionnement en particulier, et à celui de l’Humanité en général, dont il est un élément constitutif. Il vient en Loge pour « ériger des autels à la Vertu et creuser un tombeau pour les vices » et il a fait le serment solennel « …d’éclairer la route des hommes, ses frères, et cela sans distinction de classe sociale, de race… ».
Le Maçon travaille donc à ennoblir son âme, à développer en lui les vertus cardinales (cardinales c’est-à-dire : liées au cœur) afin de les faire rayonner ensuite sur l’ensemble de ses semblables. Pour ce faire, il doit abandonner ses versants égoïstes et égotiques, ainsi que toute pensée, parole et action ayant pour effet de diviser.

Ces vertus cardinales, nous pouvons les nommer : la Rectitude, le Respect, la Bienveillance, l’Altruisme, la Justice, la Justesse (la mesure, la parole juste), l’Harmonie, la Tempérance, la Patience, la Confiance, en somme tous les attributs de la déesse Maât, tout ce qui fait le ciment et le fondement moral de la civilisation, qui sont autant de facettes de l’Intelligence du cœur, c’est-à-dire des modalités de l’Amour et de l’élévation de la conscience.
Je m’attendais donc, en entrant en Maçonnerie, à me retrouver dans un univers constitué de sages, de personnages vertueux ou désireux de l’être, combattant en eux la tentation, l’orgueil, bref, des Socrate incarnant ces principes dans leurs actes et leurs paroles. Et je fus surpris de découvrir que cela n’allait pas forcément de soi pour tous les Maçons.

Alors que j’étais encore apprenti, nous quittâmes soudainement notre obédience d’origine parce qu’elle était le théâtre de convoitises, de compétitions, de batailles d’égos de la part de Maçons qui recherchaient les honneurs, le décorum, le pouvoir, qui intriguaient, trichaient avec la règle, au fond qui se mentaient à eux-mêmes, mentaient à leurs frères et trahissaient le Serment qu’ils avaient signé de leur sang, entre autres de : « donner l’exemple de toutes les vertus », et qui, ce faisant, mettaient en danger tous les ateliers affiliés qui souhaitaient réellement travailler à développer lesdites vertus cardinales. Pour ne pas être démasqués ils ne laissaient par leur fond remonter à la surface. Pensez, leur laideur d’âme rendue visible les aurait immédiatement dénoncés. Donc ils feignaient. Et pour un temps, c’est passé crème. Comme dans le monde profane.
Vous l’avez compris, je ne vais pas parler des trains qui arrivent à l’heure.

Comment est-ce possible qu’en Maçonnerie on puisse monter en grade sans faire réellement son Travail ? Et, accessoirement, comment fait-on pour ajuster une Pierre mal taillée aux autres Pierres du Temple humain ? Et comment les autres s’en accommodent-ils ? Comment parviennent-ils à l’Harmonie, si toutefois ils y parviennent ? Et, s’ils n’y parviennent pas, comment leur Loge et leur obédience peuvent-elles prospérer et même seulement exister ? Comment cela peut-il se produire et passer inaperçu, être toléré ou, pire, être perpétué, dans l’espace sacré du Temple et de l’institution maçonniques ?

Que se passe-t-il ? Dans le langage contemporain, on dira qu’il y a “des trous dans la raquette”. Le degré d’exigence de certaines Loges et de certaines obédiences laisse-t-il à désirer ? La bienveillance fraternelle qui règne en Loge est-elle un rempart pour les simulateurs ? Leurs planches sont-elles écrites par d’autres ? Captées sans vergogne sur internet ? Ou commandées à une intelligence artificielle ? La Maçonnerie suit-elle le même mouvement que l’École de la République où l’on ne redouble plus et où l’on est admis en classe supérieure même quand on n’a pas le niveau ?

Cela est peut-être gratifiant pour l’individu, du moins pour son égo, mais l’effet global est désastreux : tout le système est tiré vers le bas, à moyen terme le système éducatif et à long terme le système social en entier. Promus et gratifiés à tort, l’élève comme le Maçon se trompent sur les objectifs : le grade n’est pas une fin en soi ni une récompense, mais une attestation : attestation que les engagements ont été tenus, que le chemin a été parcouru, que la taille et la rectification de la Pierre Brute sont bien engagées. Le tampon sur le passeport maçonnique n’est pas un chèque en blanc, il atteste que les étapes ont bien été franchies, que le glorieux Travail de perfectionnement va bon train, que le terrain est sain.

Dans le temple, chacun y conviendra, les mauvais compagnons ne sont pas les bienvenus car ils amènent le danger et la discorde. Or il nous faut constater aujourd’hui que les mauvais compagnons sont entrés dans le temple. Et, mieux que des cambrioleurs du Louvre, ils sont entrés sans effraction. Ont-ils bénéficié de complicités ou ont-ils simplement été habiles ? Ouvrons nos 5 sens et posons-nous la question. On est Maçon parce que nos Sœurs et Frères nous reconnaissent comme tel. Si le Maçon est vertueux (ce qui devrait être un pléonasme) tout est en ordre, mais si le Maçon ne l’est pas, que dire de ceux qui l’ont reconnu ? Ont-ils été trop complaisants ? (le laxisme existe-t-il en Maçonnerie ?) Ont-ils été trompés, habilement, par des faux-semblants ? (des simulateurs, des manipulateurs se seraient-ils faufilé en Maçonnerie ?) Ou bien – plus grave – sont-ils complices de la supercherie ? Si l’on a travaillé à élever sa conscience, avec les outils du Maçon, que l’on est capable de percer pour voir, peut-on encore tomber dans le piège grossier des apparences ? Peut-on encore être dupe d’un simulateur ? Beaucoup de questions qui appellent des réponses urgentes qui, pour l’instant, font défaut.

Au final on peut se demander si oui ou non la Franc-Maçonnerie initiatique assure sa mission initiatique. Certaines Loges ou obédiences ont expressément vocation au travail symbolique et initiatique, prolongeant en cela la démarche pythagoricienne et les anciens Mystères gréco-égyptiens, tandis que d’autres travaillent à des questions sociétales voire politiques. Les dernières délaissent-elles pour autant le travail de la Pierre cubique, les premières le font-elles vraiment ? C’est à voir. À voir de près.
Ces 2 approches maçonniques, sociétale et initiatique, convergent a priori vers un même objectif : la vertu et le bonheur de tous les êtres, l’une en œuvrant au niveau de l’individu, l’autre à l’échelle du groupe élargi.
Mais on voit mal qui pourrait fournir des propositions éclairées sur la gestion de la Cité s’il n’a travaillé au préalable sur ses propres vices et ses propres vertus… Dans l’une ou l’autre configuration, le travail initiatique est indispensable.

Où sont les Socrate modernes qui, à l’instar du Socrate antique, viseraient la vertu de la Cité par le développement des vertus individuelles ? Il y en a, bien-sûr. Mais les usurpateurs, les charlatans et les sophistes sont plus visibles, plus bruyants et, nous le savons, plus valorisés dans notre monde contemporain, éclipsant ainsi le travail de fond de ceux qui, par leur travail de perfectionnement d’eux-mêmes, travaillent véritablement au bénéfice de tous. Notre monde contemporain, accroché à l’image comme à une bombonne d’oxygène, a des valeurs somme toute assez peu maçonniques. Restons vigilants et gardons à l’esprit ce mot de Krishnamurti selon lequel « Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade ».
Ainsi, ne délaissons jamais notre travail initiatique de perfectionnement et ne tolérons plus les écarts qui nuisent à l’institution maçonnique de l’intérieur comme de l’extérieur. Des choses doivent bouger.
