sam 25 octobre 2025 - 16:10

Les racines de la spiritualité maçonnique

La spiritualité est une dimension de soi-même qui se cultive comme un être vivant, auquel il faut du temps pour croître et s’épanouir, dont la première graine est l’initiation au premier degré de tous les rites quels qu’ils soient depuis les Anciens Égyptiens. Dès l’origine de la Franc-Maçonnerie, cette « croissance » naturelle qui s’effectue d’elle-même s’accompagne dans l’imaginaire des Maçons de la « croyance » préalable en un Grand Architecte de l’Univers, devenue même « régulièrement » dans certains Ordres et Rites une condition nécessaire pour être initié(e).

Le pasteur James Anderson commence ainsi en 1723 son Livre des Constitutions : « Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, le Grand Architecte de l’univers, dut avoir les Sciences libérales, particulièrement la Géométrie, écrites dans son cœur ; car même depuis la Chute, nous en trouvons les principes dans le cœur de ses descendants. » Par ailleurs, les Maçons qui cultivent en eux-mêmes leur graine de spiritualité retournent régulièrement au premier paragraphe de ces Constitutions et s’attachent à n’être « ni Athée stupide ni Libertin irréligieux » : « Concernant Dieu et la Religion, un Maçon est tenu de par son Rang, d’obéir à la Loi Morale ; et s’il comprend bien l’Art, il ne sera jamais un Athée stupide ni un Libertin irréligieux.« 

Les travaux des Maçons sont ainsi déterminés depuis 1723 par les mots « jamais (ni) athée stupide » et « ni libertin irréligieux« , une double dénégation et un double paradoxe où chacun peut projeter ses propres convictions et croyances sans craindre de se heurter à celles de ses frères et sœurs en Maçonnerie ou de s’égarer soi-même. Tout en stimulant l’imaginaire par des paradoxes, ces dénégations recentrent les réflexions et la quête des Maçons sur un fond spirituel et dans un espace secret et sacré à construire en soi-même en prenant son temps, médiateur entre l’homme et la divinité. « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. » écrit Nicolas Boileau dans son « Art poétique« , où il ajoute, ce qui ne manque pas de « sel » en Maçonnerie : « Soyez plutôt maçon, si c’est votre talent« .

Tout est dit par ces mots, mais tout reste à faire… L’élévation spirituelle ne se décrète pas et ne résulte pas d’un titre reçu à la naissance ou conféré par une autorité supérieure, mais s’acquiert par un travail « régulier« , soutenu à la fois par chaque Maçon et Maçonne en son for intérieur et par ses frères et sœurs en Loge. Chacun(e) doit se résoudre à s’éloigner des idées générales où tout et son contraire peuvent être dits et même « pré-dits » par d’autres, pour se retourner vers soi-même et risquer d’affronter des zones d’ombres et des questionnements sans réponses.

Chaque Maçonne et Maçon tend ainsi à remplacer progressivement dans ses travaux les réflexions d’ordre général par des sujets où l’emploi du pronom « je » est associé à des verbes conjugués qui l’impliquent personnellement, à commencer par les mots « Qui suis-je ?« .

Tout commence lors de l’Initiation au premier degré et la scène du miroir où l’initié(e) projette son image, quand le « je » muet, encore « interdit » sous le coup des émotions ressenties lors de la cérémonie, aperçoit cet être extérieur à lui-même et à elle-même qui le (la) constitue et paradoxalement demeure très loin de la dimension intérieure à laquelle il (elle) aspire dorénavant. C’est en apprenant à faire coexister ces deux dimensions extérieure et intérieure, en soi-même et lors des travaux collectifs en Loge, que se révèle le matériau universel par lequel s’élabore l’initiation maçonnique : le langage et ses analogies de sens qui se croisent de plus en plus souvent et intensément dans les paroles écrites et les planches d’orateurs aux titres divers.

Dès l’origine deux voies s’offrent aux Maçons pour travailler ce matériau, soit en démultipliant le sens des mots et des idées véhiculés par le langage, soit en les « réduisant » comme en cultivant un « banzaï » intérieur, à l’essentiel pour les recentrer sur la raison d’être de l’initiation : l’élévation spirituelle du sujet pensant et parlant, par l’activation du « je » central et de ses potentialités reconnues et restaurées. D’un côté la croissance exponentielle des mots et le foisonnement des idées dans de longs discours, semblables à la croissance débridée du feuillage des arbres, de l’autre leur coupe régulière par la limitation des écrits et des paroles à des thèmes de réflexion réducteurs en apparence, mais rapprochant le sujet pensé du je, sujet pensant agissant. D’un côté des thèmes de réflexions et des connaissances générales, multiples et variées, de l’autre des thèmes restrictifs à dominante symbolique, régulièrement re-travaillés.

Ces deux voies initient deux cultures maçonniques qui, sans s’opposer radicalement, demeurent rivales et canalisent différemment l’ardeur et l’énergie des Maçons au travail, « L’une est de se préoccuper des hommes et de la société, ce qui conduit à ce que nous appellerons un Ordre de société, d’essence philanthropique et progressiste. L’autre est de nature spirituelle et recherche l’Initiation. On parle alors d’un Ordre Initiatique et Traditionnel. Toutes les francs-maçonneries existantes participent plus ou moins et de l’Ordre de société et de l’Ordre Initiatique. » (Claude Guérillot, Le Rite de Perfection)

Dans le Temple, la Lune qui préside la colonne du nord est l’astre de la spiritualité qui n’aspire qu’à se révéler en conscience, mais qui se mérite et n’est perçue que par les Maçonnes et Maçons à l’écoute de leur cœur. Cette écoute s’apprenait et se pratiquait comme un art de vivre chez les Anciens Égyptiens, et se traduisait dans le langage par le mot (sḏm, sedjem), le verbe de l’audition le plus employé de la langue égyptienne ancienne qui pouvait signifier, selon les contextes, entendre, écouter, ou obéir. Car l’écoute permet à l’homme d’entrer en contact avec le monde qui l’entoure et avec son propre monde intérieur, et cela bien au-delà des limites physiologiques de l’organe de l’ouïe. Les Anciens Égyptiens donnaient un rôle majeur à l’audition dans le tissage des relations humaines. L’écoute était l’un des fondements de l’éducation égyptienne et de la littérature destinée aux scribes et à l’élite, et la société égyptienne semble n’avoir eu d’autre finalité que de produire des « sḏmỉ« , des écoutants.

« En tant que substantif, sḏm peut aussi désigner le serviteur. Le titre de sḏm-ʿš (sedjemach) signifie littéralement « Celui qui entend l’appel », et celui qui répond à l’appel, qui obéit. Dans certains cas, sḏm peut prendre un dernier sens qui est celui de juger« . (Sibylle Emerit, Autour de l’ouïe, de la voix, et des sons). Le jugement apparaît comme le résultat d’une écoute sélective qui débouche sur un choix ; le juge en égyptien ancien s’appelle d’ailleurs le sḏmỉ « l’écoutant« . Cette imbrication de sens montre que l’écoute et l’obéissance étaient perçues, par les Anciens Égyptiens, comme des valeurs essentielles à acquérir par les jeunes scribes lors de leur apprentissage. De nos jours, chez les Francs-Maçons, les Compagnons du Devoir, et les Rose-Croix, on apprend pareillement à écouter l’autre et à s’écouter soi-même, pour mieux se connaître, se reconnaître, et s’aimer.

La Lune est le passage du cycle au rythme, des séries de phénomènes cycliques omniprésents dans l’univers et en soi-même, à leur reproduction scandée et modulée comme pour les revivifier, pour leur donner du sens et même les faire parler. Le rythme est la sur-vie des cycles, comme la musique est une composition de cycles de notes et d’accords revivifiés par des rythmes variés. La Lune est l’art de les écouter depuis la naissance, comme tout ce qui résonne en soi-même à tous les niveaux, tous les phénomènes physiques et les pensées qui s’y produisent en rythme et tendent naturellement à entrer en résonnance les uns avec les autres.

Dans la Langue des Oiseaux, la Lune est l’art de résonner en raisonnant, résonner du cerveau droit en raisonnant du cerveau gauche, et ainsi croiser les pensées qu’ils génèrent au centre du cerveau et revivifier la conscience. Les Apprenti(e)s sur la colonne du nord apprennent en silence à “résonner” des paroles qui se croisent dans le Temple, tout en raisonnant par analogie pour intégrer le sens de ces paroles et faire émerger des sens nouveaux. Ils apprennent à déclencher régulièrement lors de ces croisements des étincelles de prises de conscience éclairant leur esprit et leur cœur qui les absorbe comme une éponge et se gonfle d’amour à mesure.

La connaissance horizontale matérielle et la conscience verticale spirituelle se concentrent ainsi dans leur cœur comme dans celui des Anciens Égyptiens pour qui un être intelligent était « délié du cœur« , et leur joie était appelée et écrite « dilatation du cœur« . L’intelligence du cœur est le sel de la vie qui permet de saisir la vie en général et la vie spirituelle en particulier, pour à la fois comprendre et aimer, car l’intelligence seule ne saisit qu’en surface le monde tant que le cœur ne pénètre pas l’écorce des êtres et des choses pour les saisir de l’intérieur.

Croix celte

La croix symbolise ce croisement régulier de l’axe de la connaissance horizontale et de la conscience verticale dans le cœur des êtres spirituels en occident, et c’est à chacun(e) qu’il incombe de construire sa propre croix. Le message du symbolisme initiatique en action est : construis ta croix de vie toi-même ! Mets sur l’axe horizontal tes connaissances dans tous les domaines qui s’accumulent en toi depuis que tu es né(e), dès ton premier souffle. Toutes les connaissances sont importantes, qu’elles soient acquises en jouant comme les enfants ou plus tard en étudiant. Tout est source de connaissance quand on aime sa vie, une vie pleine et gourmande des bienfaits distribués à profusion par la vie et par la Nature.

Et plus on aime sa vie, plus on stimule et fait grandir l’axe vertical de la croix où les connaissances prennent une autre dimension, celle de la conscience. Il n’y a rien de plus difficile à définir que cette transformation en soi-même d’une étincelle de connaissance en éclair de lumière illuminant la conscience, qui donne au corps une force nouvelle, à l’esprit de l’intelligence, et à l’âme de la légèreté. Ces étincelles de connaissances et ces éclairs de conscience éclairent en même temps le cœur, l’esprit et l’âme, et les inondent de leurs vertus. Des vertus sous formes de pensées théologiques, de médecine naturelle pour être bien en soi-même intégralement, et même pour être mieux que bien quand nous découvrons notre double nature terrestre et cosmique, car l’homme et la femme sont l’univers en miniature, microcosme dans le macrocosme. Toutes les vertus des minéraux, des plantes, de tout ce qui vibre dans la Nature, est positif dès que nous recueillons ces vertus comme des biens précieux.

Dali Montre explosée

Toute la vie prend ainsi peu à peu le sens d’une œuvre alchimique, d’un Opus témoignant d’un passage à accomplir en soi-même de la vie à une sur-vie, et ceci du vivant même des êtres spirituels accomplis. Auprès d’eux, la vie spirituelle pousuit son cours en toute sérénité en suivant les règles de la Nature et du cosmos, des cycles réguliers de travail et de prière déclenchant l’élévation de l’âme dans la dimension cosmique de l’être. Mais avant d’en arriver là, il convient de ne pas accélérer le temps indûment, et d’apprendre au contraire à le retenir, à contenir en soi-même cette tentation de l’accélérer pour laisser l’Œuvre intérieure de transmutation alchimique s’accomplir d’elle-même, sans le vouloir explicitement et sans l’exprimer par des mots, des noms ou des concepts quels qu’ils soient. Car pour les alchimistes ces mots et ces noms sont du combustible accroissant la puissance de leur feu, jusqu’à brûler et détruire l’œuvre déjà accomplie. Contenir l’accélération du temps comme la puissance du feu est ainsi tout un art, l’art de brûler soi-même intérieurement sans se consumer intégralement, l’art de penser Dieu, et non de penser à Dieu, sans le nommer.

Aujourd’hui cette connaissance et cette conscience n’ont pas bonne presse car elles exigent un minimum d’efforts intellectuels et se méritent. Elles se destinent aux hommes et aux femmes qui recherchent l’idée sous le symbole, à qui l’esprit sous la lettre ne fait pas peur, contrairement à ceux toujours plus nombreux qui se servent des œuvres des penseurs et des artistes pour les transformer en miroirs plats et s’y réfléchir eux-mêmes sans oser en franchir les limites. Pourtant, la pensée est toujours en mouvement, même pendant le sommeil, prête à connaître et vivre ces grands sauts et basculements spirituels. Et comment en serait-il autrement puisque tout est toujours en mouvement en soi-même et dans l’univers, et qu’une spiritualité épanouie est la finalité d’une existence accomplie ?

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Patrick Carré
Patrick Carré
Patrick Carré est un poète, philosophe et franc-maçon français, connu pour son œuvre mêlant littérature, spiritualité et symbolisme maçonnique. Initié à 23 ans à la Grande Loge de France, passé membre de la Juridiction du Suprême Conseil de France, il est à présent à l'OIAPMM (Ordre Initiatique Ancien et Primitif de Memphis Misraïm) membre de la Loge de recherche Imhotep à l'Orient de Nice, Souverain Grand Inspecteur Général (33è degré), et Sublime Prince de la Maçonnerie, Grand Régulateur Général de l'Ordre (87è degré).. Son travail explore l’initiation traditionnelle et la quête spirituelle, notamment à travers des poèmes et textes philosophiques. En 2023, il publie L’épopée alchimique des Maçons et Maçonnes (LiberFaber, 228 pages, 25 €), un recueil de plus de 1000 vers qui retrace les degrés maçonniques du premier au dix-huitième, accompagné d’un CD de textes lus et mis en musique par Gérard Berliner. Patrick Carré a également écrit d’autres ouvrages maçonniques, comme Francs-Maçons Alchimistes et Nous sommes tous androgynes, enrichis de contenus multimédias sur le tarot (chaîne youtube Le Tarot de la Renaissance, 12h de vidéos et 800 illustrations). Son œuvre met en lumière les liens entre franc-maçonnerie et alchimie, célébrant la transformation personnelle et spirituelle. Il fut Itinérant en 1980 durant 6 mois à l'Union Compagnonnique des Compagnons du Tour de France des Devoirs Unis, et Potier tourneur 5 ans dans une poterie artisanale et Artisan créateur indépendant.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES