Thème très ancien et abondamment représenté, *aly- exprime l’idée de « autre ».Du grec *allos, l’allergie réagit à l’intrusion d’un corps étranger, l’allégorie représente indirectement ce dont elle veut parler par le recours à autre chose. Allogène. Parallèles, l’une à côté de l’autre.
Lelatin *alius exprime la même notion, ailleurs avec un alibi. Autant (*aliud tantum) changer de nom avec un alias.
L’étranger, c’est l’*alienus. Étranger dans sa tête, aliéné. Un bien serait inaliénable, sauf si le roi, faisant jouer son droit d’aubaine, exige que reviennent à la couronne les biens d’un étranger.
*Aliquus, quelqu’un d’autre que soi. À noter que le pronom singulier aucun n’est pas négatif, contrairement à ce qu’on croit. C’est la négation ne qui remplit ce rôle. D’où le pluriel très châtié d’aucuns vont jusqu’à penser que… etc.
En regard de *alius, n’importe quel autre, *alter en latin a valeur de comparatif, l’autre de deux. L’alternative, au singulier,désigne deux choix possibles. Parler de deux alternatives signifierait qu’il y a quatre choix ! Alterner, alternance, courant alternatif. L’altercation désigne l’affrontement entre deux personnes, groupes, partis.
Alter ego, autrui. Cette notion est ambivalente, voire ambiguë, parce qu’elle suppose de sortir de soi, d’un égocentrisme spontané, de l’égoïsme essentiel, pour accepter, avec plus ou moins de confort ou d’insupportabilité, la conscience de l’altérité inexorable que cette « sortie par la naissance » suscite en chacun. Quoi qu’on en pense ou qu’on en dise !
Toute cohabitation ou promiscuité est antinomique de l’unicité qu’on se prêterait à revendiquer. Par sa simple présence, l’autre grignote, érode, envahit l’espace vital. Difficile, en effet, d’en accepter le partage. Il n’est que de regarder, même avec amusement, les inévitables règlements de comptes territoriaux entre petits animaux, dont l’humain !
« Nous avons inventé autrui / Comme autrui nous a inventé / Nous avions besoin l’un de l’autre. », écrit Paul Éluard (Le Visage de la paix, 1951)
Mais ne nous leurrons pas, si autrui est une évidence de nature, ce n’est pas une évidence éthique. Il suppose de s’interroger sur le comportement dans la diversité qu’il impose. L’altérité.
Ce qui explique, peut-être, que le sémantisme ouvre sur la péjoration de ses emplois.
Altérer, c’est rendre autre, falsifier. Altération. En musique, par exemple. Sur une partition à déchiffrer, on s’interroge d’abord sur les éventuelles altérations « à la clef », dièses ou bémols, qui modifieront la tonalité de l’ensemble.
Est subalterne quiconque est sous l’autorité d’un autre.
L’adultère est une falsification, en ce qu’ilporte ailleurs les attentions amoureuses et sexuelles autrement réservées au conjoint, à qui on a promis fidélité et exclusivité.
Désaltérer est, d’une certaine manière, le négatif de ce négatif. Ainsi rend-on à son état premier, sans soif par exemple.

Jouons avec les mots : pourrait-on induire que désaltérer une relation signifierait le retour à une innocence entrevue et non encore savourée ? Un véritable alter ego, inédit et à échafauder ensemble dans une diversité mutuelle et autrement vécue, en emboîtant harmonieusement ego et autrui dans la singularité de chacun ?
Annick DROGOU
Étrange verbe, à double face.
Altérer, c’est changer — mais en abîmant.
L’eau altérée devient trouble et néfaste,
la parole altérée perd sa vérité,
le visage altéré trahit la fatigue ou la douleur.
Ce verbe ternit ce qu’il touche, obscurcit la lumière,
comme si tout passage du même à l’autre risquait de souiller l’origine.
Ce pauvre mot qui fait autre la chose n’a pas la puissance de transformer,
seulement celle de ternir, d’entraîner la perte de l’éclat.
Il faudrait pourtant permettre aux mots d’avoir une autre vie,
leur offrir une rédemption sans altération.
J’aimerais inventer un verbe altérer
qui dirait le souci de l’autre — mon alter sans ego.
Alors je le conjuguerai triomphant,
et j’altèrerai, verbe neuf,
pour tendre une main aimante,
pour dire : « je me mets à la place de l’autre ».
Il suffit d’entrer dans l’entendement de mon semblable,
non pas semblable à moi, mais pleinement autre.
Alors je dirai altérer comme on disait jadis fraterniser —
autre mot, grand mutilé de guerre,
quand la main tendue à l’ennemi passait pour trahison.

Conjuguons ensemble ce mot nouveau :
j’altère, tu altères, il ou elle altère,
nous altérons, vous altérez, ils et elles altèrent.
Fraternité universelle.
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