mar 21 octobre 2025 - 07:10

Platon et Aristote débattant devant un Franc-maçon

À  Athènes au IVe siècle avant notre ère, deux philosophes, maître et disciple, y développent des visions du monde radicalement opposées : Platon, le rêveur des Idées éternelles, et Aristote, l’observateur minutieux de la nature. Le premier nous invite à contempler un monde parfait, au-delà des apparences ; le second nous ramène sans cesse au concret, à l’étude des êtres et des choses telles qu’elles sont. Platon cherche la vérité dans un au-delà intelligible, Aristote la trouve dans l’analyse du monde sensible.

Imaginez un franc-maçon, curieux des vérités universelles et des principes d’harmonie, écoutant les deux philosophes tenter de le convaincre de leur vision respective de la réalité, de la connaissance et de l’éthique.

Franc-Maçon : Maître Platon, influencé par Socrate et Héraclite et vous Maître Aristote, ancré dans l’observation scientifique – acceptez de développer vos arguments profonds pour éclairer ma quête. Comment vos visions complémentaires mais opposées peuvent-elles guider notre Ordre maçonnique vers l’harmonie et le Bien suprême ?

Platon : Cher Franc-Maçon, bien que mon élève Aristote ait étudié à l’Académie avant de fonder son Lycée, nos approches diffèrent radicalement, comme je vous le simplifie :

« Platon aime les mathématiques, Aristote préfère les sciences ».

Cher Franc-maçon, sache qu’en métaphysique les réalités véritables sont éternelles, immatérielles et parfaites, dans un monde intelligible séparé du sensible. Toi qui cherches la lumière de la vérité, écoute-moi. La réalité véritable n’est pas ce que tes yeux perçoivent dans ce monde changeant, fait d’ombres et d’imperfections. Les objets que tu vois – cette chaise, cet olivier – ne sont que des reflets imparfaits des Formes éternelles, résidant dans un monde intelligible. La chaise participe à la Forme de la Chaise, parfaite et immuable, comme le dit mon Phédon : « Si quelque chose est beau, c’est parce qu’il participe à la Beauté elle-même » (100c3–7). La vérité réside dans ces Formes, accessibles seulement par l’intellect, non par les sens trompeurs. Dans le Phédon, j’interroge : « Et ces choses-là ? Disons-nous que la justice elle-même est quelque chose ? Bien sûr. Et le beau, et le bien ? Assurément. Alors, as-tu jamais vu l’une de ces choses avec tes yeux ? En aucune façon »[1]. Ces Formes sont auto-suffisantes, et les particuliers y participent : « Si quelque chose d’autre est beau en plus de la Beauté elle-même, c’est beau pour aucune autre raison que parce qu’il participe à la Beauté elle-même »[2]
Elles sont simples et mono eidétiques (« d’une seule forme »[3]), contrairement aux particuliers complexes souffrant de la « comprésence des opposés » ; une vache est grande face à son veau mais petite face à un taureau.
Le monde sensible est une ombre imparfaite, avec la Forme du Bien comme principe suprême téléologique. En épistémologie, je suis rationaliste : la connaissance naît de la réminiscence des Formes, les sens sont trompeurs et perspectivistes. L’allégorie de la caverne[4] illustre les prisonniers voyant des ombres, libérés pour le Soleil. « La perception stimule le processus de réminiscence, menant à la croyance et à la connaissance des Formes » (Phédon, 99eff).
Ma méthode des hypothèses : « Prenant comme hypothèse la théorie la plus convaincante, je considérais comme vrai ce qui concordait »[5]. Percevoir des bâtons égaux réminisce la Forme d’Égalité ; un bâton droit semble courbé dans l’eau[6], montrant la distorsion sensorielle.
« Le savoir est la nourriture de l’âme », et la sagesse voit la juste mesure.
Franc-Maçon, vos outils géométriques – équerre, compas – participent aux Formes éternelles ; contemplez-les par la raison pour transcender le sensible et bâtir un temple spirituel parfait. La géométrie révèle des vérités éternelles, indépendantes des sens.

Aristote : Respecté maître Platon, votre idéalisme transcendant inspire, mais ma philosophie, ancrée dans l’observation empirique et scientifique, marque un tournant vers une approche réaliste immanente. Je critique vos Formes dans ma Métaphysique comme inutiles pour le changement : « Il n’y a donc aucun avantage à postuler des substances éternelles, comme le font ceux qui acceptent les Formes, à moins qu’il n’y ait en elles un principe capable de provoquer le changement »[7].
Maître, avec tout le respect que je te dois, cette idée des Formes me semble inutile pour comprendre le monde. Franc-maçon, observe cet olivier : il n’a nul besoin d’une Forme séparée pour exister ou croître. Sa réalité est ici, dans sa matière – ses racines, son bois – unie à sa forme, sa nature d’olivier.
Mon hylémorphisme voit la substance comme composé de matière (hylè, potentialité) et forme (morphè, actualité) : une statue est bronze informé par sa figure. « Par forme, j’entends l’essence de chaque chose et la substance première »[8].
Les universaux ne sont pas séparés : « Rien de commun ne signifie un ceci, mais un tel type de chose »[9]. « Il n’y a pas d’universaux en dehors de leurs particuliers »[10]. L’actualité prime : « elle est prioritaire dans le logos »[11].
La vérité naît de l’observation attentive de ce qui est, par les sens et l’induction, non par une contemplation abstraite : Tous les hommes sont mortels ; Socrate est un homme ; donc mortel.
« Les sens sont nécessaires pour déterminer la réalité », et « si l’on n’avait pas la sensation, on n’apprendrait rien »[12].
En biologie, je classe les espèces par observation, fondant une proto-méthode scientifique. Pour connaître un arbre, observez son développement du gland au chêne, guidé par le télos : « La nature ne fait rien en vain ».
La connaissance commence par les sens, passe par l’expérience, culmine en intellect démonstratif, critiquant votre idéalisme en insistant sur l’induction des particuliers.
Franc-Maçon, votre équerre mesure le réel tangible ; ancrez votre quête dans l’observation empirique pour une construction solide, non dans des ombres transcendantes.

Franc-maçon : Mais comment puis-je vivre justement, en harmonie avec cette vérité ? La Franc-Maçonnerie valorise la vertu et l’ordre moral. Vos visions de la réalité impliquent-elles des chemins différents pour la vertu ?

Platon : Une société juste, franc-maçon, repose sur la connaissance du Bien. La vertu, c’est la connaissance, Franc-maçon. Si tu connais la Forme du Bien, tu agiras justement, car nul ne choisit le mal sciemment.
Dans ma République, je dis : « Il y aura justice dans l’âme si chaque partie remplit sa fonction » (441c-445e). Le philosophe, par la dialectique, contemple les Formes et devient vertueux sans effort. L’amour de la beauté, comme dans le Symposium, t’élève vers la Forme du Beau, et cette contemplation te rend juste. La raison domine les passions ; il n’y a pas de faiblesse de la volonté.
Le Bien est la Forme suprême ; vertus interconnectées (sagesse, courage, modération, justice) ancrées dans la raison. « Il y aura justice dans la cité si les membres de toutes les trois classes s’occupent de leurs propres affaires ; de même, dans l’âme individuelle, si chaque partie remplit sa fonction »[13].
Le philosophe-roi, connaissant les Formes, agit sans effort : « Jusqu’à ce que les philosophes règnent comme rois… les cités n’auront pas de repos des maux »[14].
Dans ma République, la cité idéale est gouvernée par des philosophes-rois, formés à contempler les Formes. Sans eux, « les cités n’auront pas de repos des maux » (473d). La justice naît de l’harmonie : gardiens, auxiliaires et producteurs remplissent leurs rôles, sans propriété ni famille pour éviter les conflits.
Seule la connaissance des Formes assure une justice harmonieuse, quand il y a analogie de l’âme tripartite à la cité. La démocratie, hélas, est instable : la liberté excessive mène à tyrannie[15], car elle laisse les passions dominer.
Franc-Maçon, imaginez vos loges comme cette cité, philosophes-rois contemplant les Formes pour une société sans maux, inspirant utopies et philosophies transcendantales [16].

Aristote : Platon, votre intellectualisme et utopie ignorent la nature pratique et sociale de l’homme. En éthique, la vertu est habitude acquise par pratique. « La vertu est un état de caractère qui concerne le choix, situé dans un juste milieu… déterminé par un principe rationnel », n’est-ce pas le mésotès ?[17] .
La vertu n’est pas seulement affaire de connaissance, mais d’habitude.[18]. Le courage, par exemple, est le milieu entre témérité et lâcheté, acquis par des actions répétées [19]. Tu deviens vertueux en pratiquant la vertu, non en contemplant une Forme.
L’éducation et l’expérience t’élèvent vers l’eudaimonia, le bonheur, guidé par la raison pratique, adaptée aux circonstances. Elle doit se faire précocement : « On doit avoir été élevé dans de bonnes habitudes ». La Vertu dynamique, contextuelle, contraste votre intellectualisme.

Platon : Une société juste, Franc-maçon, repose sur la connaissance du Bien. Dans ma République, la cité idéale est gouvernée par des philosophes-rois, formés à contempler les Formes. Sans eux, « les cités n’auront pas de repos des maux » (473d). La justice naît de l’harmonie : gardiens, auxiliaires et producteurs remplissent leurs rôles, sans propriété ni famille pour éviter les conflits. La démocratie, hélas, mène à la tyrannie, car elle laisse les passions dominer.

Aristote : En politique, le pragmatisme est de rigueur équilibrant démocratie et oligarchie. « La communauté des biens, des femmes et des enfants… rendrait la cité impossible »[20]. La Propriété privée est source de responsabilité, évitant les conflits. Homme n’est qu’un« animal politique » car « La cité est quelque chose de naturel »[21]. Un bon régime rend vertueux. Les Régimes justes (monarchie, aristocratie, politeia) ne doivent pas être déviés (tyrannie, oligarchie, démocratie) ; Platon, ta cité est irréaliste. Franc-maçon, dans ma Politique, j’analyse les constitutions réelles pour trouver la meilleure : la politeia, un régime mixte, équilibrant démocratie et oligarchie. La propriété privée, loin d’être abolie, encourage la responsabilité. L’homme est un « animal politique » (Politique, I) ; la cité existe pour rendre les hommes vertueux par des lois adaptées à leur nature. Contrairement à Platon, je vois l’échange économique comme le fondement des liens sociaux, non la contemplation abstraite.
Franc-Maçon, bâtissez pragmatiquement avec équilibre pour la stabilité, soyez vertueux par habitude en posant les bases de la science moderne et d’une éthique pratique.

Platon : Pourtant, sans Formes transcendantes, comment expliquer l’ordre cosmique ? Le Bien illumine comme le Soleil, cherchant la vérité dans l’au-delà intelligible.

Aristote : Par causes immanentes, Platon, par causes immanentes ! Mon Premier Moteur, pur acte, donne une finalité sans séparation ; la vérité est dans l’analyse du sensible. Maître Platon, vous m’êtes cher, mais la vérité m’est plus chère encore.

Franc-Maçon : Sages, vos débats m’éclairent profondément. Platon, votre idéalisme élève vers les Formes éternelles, nourrissant notre quête ésotérique. Aristote, votre réalisme ancre dans l’observation et l’habitude, comme un artisan équilibrant ses outils. Vos visions complémentaires – transcendantale et immanente – fusionnent pour guider mon chemin vers une harmonie parfaite.

Platon et Aristote (en chœur) : Que la lumière de la sagesse illumine éternellement votre chemin, Franc-Maçon !

Quelle approche vous parle le plus ? Celle de Platon, qui élève l’esprit vers l’absolu, ou celle d’Aristote qui est ancrée dans l’observation et l’action ?


[1] (Phédon, 65d4–66a3)

[2] (Phédon, 100c3–7).

[3] Phédon, 78b4ff)

[4] (République, VII, 514a–520a)

[5] (Phédon, 99e-100a)

[6] (République, 602c-603a)

[7] (Métaphysique, Λ.6, 1071b12–22)

[8] (Métaphysique, Ζ.8, 1032b1)

[9] (Métaphysique, B.6, 1003a7–17)

[10] (Métaphysique, 1038b33)

[11] (Métaphysique, Θ.8, 1049b4–5)

[12] (De l’Âme, III, 8)

[13] (République, 441c-445e)

[14] (République, 473c-d)

[15] (République, VIII)

[16] Comme chez Augustin, Kant ou Hegel

[17] (Éthiques à Nicomaque, II, 6, 1106a26–b28).

[18] (Éthiques à Nicomaque, II, 1103a15-17)

[19] (Éthiques à Nicomaque, 1095b4–6).

[20] (Politique, II, 1261a)

[21] (Politique, I)

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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