mar 21 octobre 2025 - 19:10

Dieu sans dogme : Paul Naudon et la Franc-maçonnerie du sentiment religieux

Dans la réédition de La Franc-Maçonnerie et le divin, Paul Naudon explore avec une sérénité magistrale la rencontre entre raison et transcendance. Ni théologien ni polémiste, il rappelle que le divin n’est pas une conquête, mais une présence à habiter. Sous sa plume, la Franc-Maçonnerie devient l’espace d’une liberté consciente, où le symbole instruit le cœur et où la quête spirituelle se fait méthode plutôt que croyance.

Nous ouvrons ce livre comme on franchit un parvis. Le pas se fait prudent puis fervent. Paul Naudon nous parle d’une soif qui traverse les siècles, une soif qui ne s’éteint pas avec les dogmes ni avec leur déclin, une soif que nous reconnaissons au fond de la poitrine lorsque la raison se heurte aux confins de l’expérience. La Franc-Maçonnerie n’y apparaît pas en doctrine conquérante. Elle devient l’espace réglé d’une ascèse discrète où le symbole rend respirable l’indicible, où le geste rituel porte une pensée qui sait se taire pour mieux laisser paraître la présence. Nous ne cherchons pas une définition. Nous apprenons une manière d’habiter le divin comme horizon de travail, jamais comme butin.

Paul Naudon avance par délicates superpositions. Il n’évacue ni les critiques de la religion ni les conquêtes de la modernité. Il rappelle le regard des matérialistes, l’argument de l’aliénation, l’idée d’un opium social qui pacifie les consciences. Il montre que le reproche n’épuise pas le mystère. Car demeure, sous les philosophies qui contestent et sous les théologies qui affirment, un mouvement d’âme tenace. Ce mouvement a reçu des noms multiples. Sentiment religieux. Aspiration vers l’infini. Consentement à la limite humaine qui, paradoxalement, ouvre un passage. Le livre écoute ce frémissement et refuse de le réduire à une morale utilitaire. Il nous invite à reconnaître, dans la nuit intérieure, une clairière où parler de Dieu n’est pas poser une thèse. C’est accepter une relation.

La Franc-Maçonnerie devient la grammaire de cette relation. Non pas une Église qui imposerait des articles de foi. Plutôt une communauté de chercheurs qui accepte de mettre en jeu sa liberté pour éprouver les puissances conjointes de l’immanence et de la transcendance. Le Grand Architecte de l’Univers n’est pas ici l’effigie d’un dieu de parti. Il est le Nom qui recueille l’excès de nos mesures. Il est la manière d’énoncer que l’ordre du monde n’est pas livré au chaos ni aux seuls calculs de l’intérêt. En nommant l’Architecte, nous instituons un espace de responsabilité. Nous jurons de traiter la matière comme une sœur, jamais comme un matériau profané. Nous jurons de faire de nos outils le relais d’une anthropologie de la hauteur. L’équerre pacifie le désir. Le compas ouvre le cercle des possibles. La règle apprend la patience. La lumière n’est pas un halo métaphysique. Elle devient méthode.

Paul Naudon connaît l’épaisseur historique de cette méthode. Il distingue la voie religieuse et la voie initiatique. La première s’exprime par la prière, la liturgie, la doctrine. La seconde se dit par un langage d’images, par des mythes qui obligent la mémoire et qui rendent le cœur disponible. Nous rencontrons Salomon comme figure de la sagesse bâtisseuse. Nous rencontrons Hiram comme drame de la perte et de la recherche. Le Temple ne se réduit pas à une architecture sacrée. Il est la forme visible d’un invisible travail. Nous apprenons alors que la vérité n’est pas un trophée. Nous la reconnaissons comme clarté consentie, parfois vacillante, toujours exigeante. Les degrés servent cette pédagogie de la lenteur. Ils enseignent que la liberté n’a de sens que si elle accepte d’être guidée par quelque chose qui la dépasse. La conscience découvre qu’elle grandit quand elle reconnaît ce qui la fonde.

Le livre dialogue avec les sources bibliques et hermétiques sans jamais céder à la tentation syncrétique. Paul Naudon sait que la Franc-Maçonnerie fut nourrie par le monde chrétien, par la sagesse juive, par l’humanisme renaissant, par les officines où l’alchimie transmutait la matière et le lecteur. De chacune de ces matrices il retient ce qui affermit l’homme intérieur. De la Bible il retient l’alliance, c’est-à-dire l’initiative d’un sens qui nous précède et nous appelle. De l’hermétisme il retient la science des correspondances, par laquelle une pierre parle à une étoile et par laquelle l’œuvre extérieure déverrouille un passage intérieur. De l’alchimie il retient la patience du feu, la nécessité de mourir à l’orgueil pour renaître à la justesse. La Maçonnerie devient ce creuset où les traditions ne se confondent pas. Elles s’éclairent mutuellement. Le Grand Architecte cesse d’être un mot suspect. Il devient un nom de relation qui autorise la pluralité des chemins, tout en rappelant qu’il existe une souveraineté du sens.

Vient alors la question qui traverse tant de Loges. La Franc-Maçonnerie est-elle une religion. Paul Naudon répond sans polémique. Nous ne sommes pas rassemblés pour confesser un credo. Nous sommes rassemblés pour éprouver la dignité d’une quête qui ne contredit aucune foi, dès lors qu’elle respecte la liberté de conscience. La maçonnerie ne baptise pas les âmes. Elle arme les consciences. Elle propose un art de vivre qui réconcilie la rigueur de la raison et l’ardeur du désir spirituel. Elle montre que la morale ne suffit pas si elle n’accepte pas d’être soutenue par une espérance. Elle rappelle que la politique se dessèche lorsqu’elle oublie la dimension verticale de l’humain. Elle enseigne que la fraternité n’est pas un vague élan. Elle suppose un rite, donc une mémoire partagée, donc une responsabilité.

Ce livre n’est pas une apologie naïve. Paul Naudon connaît les ambivalences historiques. Il sait que la modernité a disqualifié des formes religieuses lorsqu’elles servaient de paravent au pouvoir. Il entend les critiques de l’athéisme contemporain qui refuse les garanties transcendantes. Mais, page après page, il montre que l’argument destructeur ne guérit pas la blessure qui habite la conscience. La franc-maçonnerie, en ce sens, n’est ni refuge ni paravent. Elle est une discipline de vérité. Elle oblige à tenir ensemble la finitude humaine et l’appel de l’Infini. Elle apprend à discerner la voix du scrupule et celle de l’Esprit. Elle met l’homme debout dans le chantier du monde, simple compagnon de l’Œuvre qui l’excède, mais responsable de sa part.

Nous aimons la manière dont Paul Naudon restitue le sentiment religieux comme expérience originaire, antérieure aux systèmes. Ce sentiment n’est pas une émotion vague. Il est ce tremblement lucide que nous éprouvons devant la hauteur du réel. Il est cette intensité par laquelle les gestes les plus ordinaires deviennent liturgiques. Il est ce moment où le regard cesse d’être vorace pour devenir hospitalier. Les rituels maçonniques ne fabriquent pas ce sentiment. Ils lui offrent un cadre, une langue, un tempo. Nous comprenons alors pourquoi la maçonnerie fut à la fois suspecte aux pouvoirs et féconde pour les consciences. Elle rappelle que l’homme n’est jamais réduit à sa fonction. Elle affirme que la démocratie se nourrit d’hommes éveillés. Elle sait que l’économie n’est pas l’ultime architecture de nos vies. Elle propose une manière de gouverner d’abord soi-même, afin d’entrer ensuite dans la cité sans céder à la brutalité.

Il y a, chez Paul Naudon, une science du discernement. Sa plume demeure précise, jamais froide. Elle accueille les philosophies qui font dialoguer l’immanence et la transcendance. Elle prend au sérieux la critique de la superstition. Elle prend au sérieux la part de nuit qui accompagne la foi. Elle n’excuse pas l’obscurantisme. Elle ne ridiculise pas la prière. Elle tient l’équilibre. Cet équilibre n’est pas tiédeur. Il devient audace de penser à hauteur d’homme, avec le courage d’accueillir plus grand que soi.

Nous refermons la lecture avec le sentiment d’avoir traversé un atelier de pensée où chaque outil a retrouvé sa noblesse. Le maillet n’écrase pas. Il ajuste. L’équerre ne corsète pas. Elle rectifie. Le compas ne clôt pas. Il oriente. Le Volume de la Loi sacrée (VLS) n’est pas un prétexte. Il est la bibliothèque de nos fidélités. Tout se tient dans une sobriété de ton qui laisse sourdre une haute exigence morale. La Franc-Maçonnerie apparaît alors comme une pédagogie de l’âme publique. Elle prépare des hommes et des femmes capables d’accueillir la verticalité sans humilier la liberté. Elle leur apprend à regarder le monde avec gratitude et avec courage. Elle leur confie la tâche de ne pas renoncer à la présence du divin, même lorsque l’époque se grise de certitudes utilitaires.

Paul Naudon mérite ici quelques mots qui situent l’autorité tranquille de son propos. Juriste de formation, chercheur rigoureux et humaniste attentif, il a consacré une part décisive de sa vie à comprendre les sources religieuses, traditionnelles et corporatives de la franc-maçonnerie. Paul Naudon s’est appliqué tout au long de son œuvre à étudier les origines religieuses, traditionnelles et corporatives de la Franc-Maçonnerie et de ses rites. Il a signé des livres devenus des repères, parmi lesquels nous retenons son Histoire générale de la Franc-Maçonnerie, ses études sur les rites et les symboles qui éclairent la pratique sans la décolorer, ainsi que ses grands travaux sur les hauts grades du Rite Écossais Ancien et Accepté (REAA) qui offrent une cartographie fiable de leur histoire et de leurs usages. Cette trajectoire ne relève pas de l’érudition solitaire. Elle se présente comme un service rendu à la fraternité et, plus largement, à toute personne que la question du divin habite.

Dervy
Dervy

Nous gardons de cette lecture une gratitude fervente. Le livre ne réclame pas l’adhésion immédiate. Il propose une compagnie durable. Il rend à la maçonnerie sa vocation la plus haute. Être l’école d’un regard qui refuse la facilité et qui s’autorise pourtant l’espérance. Être la pédagogie d’une fraternité qui ne cède ni au relativisme ni au fanatisme. Être cette chambre intérieure où le mot Dieu retrouve sa pudeur et sa force. Alors le Temple redevient notre maison commune. Non un refuge. Un chantier. Nous y apprenons que le divin n’est pas une excuse. Il devient une promesse. Une promesse que nous visitons à chaque tenue, à chaque silence, à chaque pas vers la Lumière.

La Franc-Maçonnerie et le divin – Histoire philosophique de la Franc-Maçonnerie à l’égard du sentiment religieux

Paul NaudonÉditions Dervy, 2025, rééd., 192 pages, 19,90 € – version numérique 13,99 €

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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