dim 19 octobre 2025 - 18:10

Arrestation pour corruption de Remzi Sanver un Grand Maître maçon turc

De notre confrère turkiyetoday.com – Par Newsroom

Le 17 octobre 2025, une opération d’envergure menée par les autorités turques a secoué le monde des affaires et de la Franc-maçonnerie dans le pays. Remzi Sanver, éminent professeur d’économie, ancien recteur de l’université Bilgi d’Istanbul et, surtout, Grand Maître de la Grande Loge des Francs-Maçons Libres et Acceptés de Turquie (Hür ve Kabul Edilmiş Masonlar Büyük Locası), a été placé en détention préventive.

Cette arrestation s’inscrit dans le cadre d’une seconde vague d’opérations judiciaires visant le conglomérat Can Holding, accusé de fraude massive, d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. Au-delà des implications financières, cet événement ravive les soupçons historiques entourant la franc-maçonnerie en Turquie, souvent perçue comme un réseau opaque d’influence. Retour détaillé sur les faits, le contexte et les répercussions de cette affaire qui fait les gros titres à Istanbul et au-delà.

Les Faits : une opération matinale à travers quatre provinces

Remzi Sanver

Tout a commencé aux premières heures du vendredi 17 octobre 2025, lorsque la gendarmerie turque, sous la direction du Bureau du Procureur en Chef d’Istanbul et du Département Anti-Contrebande et Crimes Organisés (KOM) de la Commanderie de Gendarmerie d’Istanbul, a lancé des raids simultanés dans quatre provinces : Istanbul, Mersin, Iğdır et Izmir. Selon les rapports officiels, 26 suspects ont été interpellés, dont des figures clés du monde économique et académique. Parmi eux, Remzi Sanver, arrêté chez lui à Istanbul, et conduit au Sarıyer Hamidiye Etfal Éducation et Recherche Hospital pour un contrôle médical avant d’être interrogé.

Les perquisitions ont visé les sièges sociaux de Can Holding et les résidences privées des suspects, aboutissant à la saisie de documents financiers, de supports numériques et de registres comptables. L’enquête, initialement lancée par le Bureau du Procureur en Chef de Küçükçekmece, met en lumière un réseau présumé de 121 entreprises liées à Can Holding. Les autorités ont placé ces entités sous tutelle du Fonds d’Assurance des Dépôts et de Protection des Épargnes (TMSF), qui gère désormais leurs actifs. Parmi les sociétés concernées figurent des géants médiatiques comme Habertürk Gazetecilik, Ciner Medya TV Hizmetleri (propriétaire de Show TV), Bloomberg HT, HT Spor, ainsi que des institutions éducatives telles que Doga Okullari Isletmeciligi et Bilgi Doga Egitim Isletmeciligi, et des acteurs du secteur énergétique comme Enerji Petrol Urunleri Pazarlama et Bosphorus Medya Group.

Au cœur de l’affaire : un transfert présumé de 350 millions de dollars en espèces, lié à la vente en décembre 2024 des actifs médiatiques du groupe Ciner (incluant Show TV, Habertürk, Bloomberg HT et HT Spor) à Can Holding pour environ 800 millions de dollars. Cette transaction, approuvée par l’Autorité Turque de la Concurrence, a été signalée par le Conseil d’Investigation des Crimes Financiers (MASAK) pour des mouvements suspects de fonds. Trois suspects se trouvent actuellement à l’étranger, et six autres sont en fuite, portant le total des mandats d’arrêt à 35.

Remzi Sanver : Un profil multiforme au cœur de la tempête

Âgé de 55 ans, Remzi Sanver est une personnalité polyvalente qui incarne l’intersection entre académie, sport et franc-maçonnerie. Né le 7 juin 1970 dans le quartier historique de Fatih à Istanbul, il est diplômé du prestigieux lycée Galatasaray en 1988. Il a poursuivi ses études à l’université Boğaziçi, obtenant un bachelor en ingénierie industrielle, suivi d’un master (1995) et d’un doctorat (1998) en économie. Spécialiste de la théorie des jeux, de la théorie du choix social et des mécanismes de décision collective, Sanver a publié de nombreux articles dans des revues internationales et a enseigné dans plusieurs universités en Turquie et en Europe. Il occupe actuellement un poste de professeur de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en France.

De 2011 à 2015, il a dirigé l’université Bilgi d’Istanbul, une institution privée affiliée au réseau Laureate Education, qui a elle-même été placée sous tutelle judiciaire en octobre 2025 dans le cadre de cette même enquête pour soupçons de blanchiment. Son mandat à Bilgi est précisément au centre des accusations : les procureurs allèguent des irrégularités financières pendant cette période, incluant des flux de fonds non tracés injectés dans les comptes de l’université. Parallèlement, Sanver a marqué le monde du sport en servant comme secrétaire général et porte-parole du conseil d’administration du club de football Galatasaray entre 2021 et 2022.

Mais c’est son rôle maçonnique qui attire l’attention. Élu Grand Maître en 2023 de la Grande Loge des Francs-Maçons Libres et Acceptés de Turquie – la plus grande obédience du pays, comptant environ 200 à 250 loges dans les grandes villes –, Sanver représente une tradition anglo-saxonne exigeant la croyance en un Être Suprême. Il avait déjà occupé ce poste auparavant, renforçant son influence au sein d’une organisation souvent vue avec suspicion en Turquie.

Le can holding : un empire économique accusé de blanchiment systématique

Remzi Sanver

Can Holding, fondé par les frères Şakir et Murat Can, est l’un des plus grands conglomérats privés de Turquie, opérant dans les médias, l’éducation, l’énergie et la finance. L’enquête révèle un schéma sophistiqué de crimes financiers : les hauts dirigeants auraient formé une organisation criminelle pour perpétrer des fraudes qualifiées, de l’évasion fiscale, du blanchiment d’argent et de la réinjection de fonds illicites via la Loi sur la Paix des Actifs (Loi n° 7256). Selon MASAK, des sommes colossales – estimées à 88 milliards de livres turques (environ 2,6 milliards de dollars) en mouvements suspects – ont été canalisées via des sociétés écrans, recyclées pour masquer leur origine (évasion fiscale, contrebande de carburant, fraudes aggravées), puis réintroduites légalement dans les comptes d’entreprises du groupe.

Parmi les autres suspects figurent Arafat Bingöl et Cengiz Bingöl (présidents du conseil de Binsat Holding), Mehmet Kenan Tekdağ (président de Can Publishing Holding, précédemment en résidence surveillée), ainsi que Betül Can et Zühal Can, épouses des fondateurs. Les enquêteurs pointent des changements fréquents dans les conseils d’administration pour diluer les responsabilités et éviter les sanctions, ainsi que des investissements dans des secteurs stratégiques pour légitimer l’empire économique.

Cette affaire s’inscrit dans une vague plus large d’enquêtes sur les grandes entreprises turques : le groupe de verre Ciner et la raffinerie d’or d’Istanbul figurent parmi les cibles récentes, avec une augmentation notable des tutelles TMSF sur les firmes privées ces derniers mois.

La Franc-maçonnerie en Turquie : une histoire tourmentée

L’arrestation de Sanver n’est pas anodine : elle ravive les tensions historiques autour de la franc-maçonnerie turque, souvent accusée de complots et d’influences étrangères. Introduite au XVIIIe siècle par des marchands et diplomates européens dans les ports ottomans (Istanbul, Izmir, Thessalonique), la maçonnerie a attiré des intellectuels réformistes ottomans, séduits par ses idéaux de rationalisme et de progrès. Bannie en 1748 et 1826 (associée à l’ordre Bektashi interdit), elle renaît au XIXe siècle sous l’impulsion des réformes tanzimat.

Le tournant arrive en 1908 avec la Révolution des Jeunes-Turcs, où des figures maçonniques comme le ministre de l’Intérieur Mehmet Talât Pacha jouent un rôle clé. En 1909, la première Grande Loge nationale est fondée à Istanbul. Dissoute en 1935 sous la République naissante (interdiction des sociétés secrètes), elle est reconstituée en 1956 sous la forme actuelle, reconnue par la Grande Loge Unie d’Angleterre en 1970. Aujourd’hui, deux branches coexistent : la « régulière » (anglo-saxonne, dirigée par Sanver) et la « libérale » (continentale, fondée en 1965, ouverte aux athées).

Malgré son statut légal d’association civile, la franc-maçonnerie reste stigmatisée en Turquie conservatrice et nationaliste, souvent liée à des théories du complot impliquant des élites occultes. L’implication de Sanver, avec ses connexions académiques et sportives, pourrait alimenter ces narratifs.

Réactions et implications sociales

Les réactions immédiates ont été vives dans les médias turcs. Des outlets comme Cumhuriyet, Yeni Şafak et A Haber ont titré sur « le leader des maçons turcs arrêté », soulignant le symbole de l’opération. Aucun commentaire officiel de la Grande Loge n’a été publié à ce stade, mais des sources anonymes évoquent une « stupeur » au sein de l’organisation. Galatasaray et l’université Bilgi, déjà sous tutelle, n’ont pas réagi publiquement.

Socialement, cette affaire inquiète le monde des affaires turc, ébranlé par une série de raids judiciaires. Elle pose des questions sur la transparence des conglomérats et l’indépendance judiciaire sous le gouvernement d’Erdogan, où les enquêtes financières sont parfois vues comme des outils politiques. Pour la franc-maçonnerie, c’est un coup dur : Sanver, figure respectée, risque de cristalliser les préjugés, potentiellement menant à une recrudescence de campagnes anti-maçonniques.

Perspectives : une enquête qui pourrait redessiner le paysage économique Turc

L’enquête sur Can Holding pourrait s’élargir, impliquant d’autres secteurs et personnalités. Remzi Sanver, interrogé pour son rôle présumé dans les flux financiers de Bilgi University, pourrait être libéré sous caution ou inculpé formellement dans les prochains jours. Cette affaire illustre les défis de la Turquie contemporaine : lutte contre la corruption versus soupçons de purges sélectives, et tensions entre modernité libérale (incarnée par Sanver) et conservatisme nationaliste.

En fin de compte, l’arrestation de ce « Grand Maître » n’est pas seulement une page judiciaire ; elle est un miroir des fractures sociétales turques, où franc-maçonnerie, pouvoir économique et histoire se télescopent. Reste à voir si justice sera rendue sans instrumentalisation.

Sources :

Türkiye Today (17 octobre 2025), Cumhuriyet, Yeni Şafak, Turkish Minute, et enquêtes croisées sur les médias turcs. Cet article vise l’objectivité factuelle.

1 COMMENTAIRE

  1. Cher Erwan,

    Merci d’évoquer Remzi Sanver. Je me souviens parfaitement de cette séquence, précieuse pour qui explore le croisement entre islam, initiation et franc-maçonnerie. La conférence de Thierry Zarcone et de Remzi Sanver, diffusée dans OpenLFM – Lecture 12, (Observations on Freemasonry and Islam: A historical perspective to the foundation of the Ottoman Grand East) demeure un rare moment de dialogue entre deux univers qu’on dit éloignés et qui, sous le prisme initiatique, révèlent de profondes correspondances.
    Tu écris « éminent professeur d’économie ». En vérité, Remzi Sanver est d’abord une belle personne, figure singulière et érudite, qui incarne cette jonction : économiste reconnu, chercheur au CNRS, ancien Grand Maître de la Grande Loge de Turquie – puis à nouveau Grand Maître. Il a consacré plusieurs travaux aux résonances entre la pensée maçonnique et les ordres soufis. Dans ses écrits, il évoque des voies qui, comme la franc-maçonnerie, reposent sur la purification de l’âme, la symbolique du silence et la transmission de maître à disciple. Le parallèle qu’il trace entre le dhikr soufi et la chaîne d’union n’est pas une curiosité mais une manière d’interroger l’universalité du geste initiatique.

    Quant à Thierry Zarcone, historien des religions, spécialiste du soufisme, des derviches et des rapports entre l’Orient mystique et la franc-maçonnerie, il sait replacer la quête occidentale dans la grande continuité des traditions spirituelles. Son rôle éminent comme Vénérable Maître de la loge natioanle de recherche Villard de Honnecourt (Grande Loge Nationale Française – GLNF), loge du grand maître, témoigne de cette exigence d’articuler érudition et vie symbolique. Il a souvent montré comment la franc-maçonnerie naissante dialogua avec des formes de sociabilité religieuse et mystique déjà anciennes.

    La conférence « Observations sur la franc-maçonnerie et l’islam : une perspective historique à la fondation du Grand Orient Ottoman », organisée le 17 avril 2021 pour le premier anniversaire d’OpenLFM, retraçait justement cette période charnière où, dans l’Empire ottoman, la rencontre entre la Maçonnerie européenne et les confréries soufies engendra des hybridations inattendues. Le Grand Orient Ottoman, fondé au tournant du XXᵉ siècle, fut un véritable laboratoire de modernité spirituelle, mêlant aspirations humanistes, influences symboliques et sens aigu de la fraternité universelle.
    Derrière la rigueur académique des deux intervenants affleurait une nostalgie : celle d’un temps où l’initiation n’était pas simple appartenance, mais manière de se transformer pour transformer le monde. Cette conférence, devenue rare en ligne – le site remzisanver.com n’étant plus accessible – garde le parfum d’une époque d’ouverture et de dialogue, où l’esprit maçonnique savait reconnaître, dans la diversité des traditions, les reflets d’une même lumière.

    Dans ces moments difficiles pour notre TCF Remzi, où sont ses amis ? Je n’ai vu ni entendu aucun soutien. « Hiç kimse yok », soit « il n’y a personne ».

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.

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