Permettons-nous d’ouvrir un chantier sous la voûte étoilée. Non pour vernir des mots à la mode, mais pour éprouver la justesse de notre langage. Depuis trop longtemps, « vivre-ensemble » tourne en rond comme une pièce usée. Le syntagme rassure, anesthésie, donne l’illusion d’un accord quand il n’y a souvent qu’une juxtaposition de solitudes.

Notre Frère Gérard Collomb (OE) qui fut sénateur-maire de Lyon, Président du Grand Lyon, l’avait dit avec une lucidité tranchante : aujourd’hui en France, nous vivons côte à côte ; demain, nous risquons de vivre face à face. Le « vivre-ensemble » n’a rien empêché de cette dérive ; il l’a parfois recouverte d’une couche de communication.

Ce mot-valise a prospéré dans les brochures et les appels à projets.
Il comble l’embarras devant le conflit réel : conflits de mémoires, d’intérêts, de récits, de croyances, de rythmes de vie. Il fait comme si nous pouvions cohabiter sans consentir à une mesure commune, sans loi partagée, sans architecture de la parole. Il substitue au labeur du lien la promesse d’une paix par simple contiguïté. Nous savons par l’atelier et par la vie qu’aucune fraternité ne naît de la seule juxtaposition de pierres : il faut l’équerre, le fil à plomb, la patience cordiale du trait qui donne tenue à l’ensemble.
Viendra l’objection : n’est-ce pas mieux que rien ?
Non, si ce « mieux que rien » entretient le RIEN. Les formateurs sérieux sur la laïcité se gardent désormais de ce cache-misère et lui préfèrent des mots qui nomment le réel. Rendons à notre tradition son exigence : le terme juste existe, Concorde universelle.

La Concorde n’est pas un consensus mou. Elle vient de la musique et du droit : cum-cor-da, les cœurs et les cordes accordés selon une mesure. Elle reconnaît la pluralité des voix, assume la tension des intervalles, refuse l’unisson factice. Elle n’a pas peur du désaccord ; elle le met en forme. Elle ne confond pas égalité et indistinction ; elle cherche l’harmonie par la loi commune. Elle exige un art : l’oreille, la main, la règle. C’est une pratique, non une affiche. Sa finalité n’est pas de survivre côte à côte, mais de viser la cité juste : se contredire sans se haïr, s’opposer sans se détruire, se séparer sans se renier.
Universelle, elle déborde les périmètres administratifs et les sociologies de quartier. Elle suppose un horizon plus haut que nos appartenances, une verticalité symbolique qui donne souffle et direction. « Universelle » parce que la mesure qu’elle propose se dit en droit, en dignité, en liberté de conscience, en laïcité véritable comme hospitalité des convictions. Là où le « vivre-ensemble » s’épuise en événements aimables, la Concorde universelle bâtit des institutions, des usages, des rites de parole, des communs symboliques. Elle réclame des lieux, des formes, des règles du jeu, une éducation au débat, à l’argument, au désaccord fécond. Elle convoque justice et justesse : non la sensiblerie, mais la rectitude.

Il est donc judicieux, pour des francs-maçons qui prétendent œuvrer au progrès matériel et moral de l’Humanité, d’abandonner les termes essorés qui n’agrippent plus le réel. Notre pays est déchiré ; nos mots doivent porter. Passons à la vitesse supérieure. Disons Concorde universelle et agissons en conséquence.
Cela implique un changement d’outillage
Substituer aux slogans des formes opératives, préférer aux vœux pieux des protocoles de discussion, troquer l’émotion répétée contre la médiation instituée, replacer la laïcité dans son sens plein d’hospitalité des convictions plutôt que dans l’incantation défensive. Nous n’avons pas à multiplier les colloques pour proclamer l’entente ; nous avons à régler des litiges de voisinage symbolique, à réapprendre la grammaire du contradictoire loyal, à rouvrir des maisons communes où la parole est tenue par une règle qui protège et oblige.

Le Grand Orient de France, première obédience du pays, issu des Lumières et fidèle à son mandat – travailler à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’Humanité – possède précisément les leviers pour opérer cette translation. Défendre l’idéal républicain, c’est faire vivre la démocratie, la laïcité, la solidarité, la dignité humaine par des dispositifs éprouvables : charte de débat qui bannit l’invective, circuits d’écoute et de réponse, formation au raisonnement contradictoire, ateliers d’éducation civique réellement ouverts, partenariats avec les acteurs culturels et sociaux pour rétablir une mesure commune. La franc-maçonnerie offre des outils de recherche personnelle, philosophique, spirituelle ; mettons-les au service de la cité en explicitant la méthode : écouter pour comprendre et non pour répliquer, formuler des désaccords argumentés, chercher la règle partagée, accepter la décision, en répondre ensuite par des actes publics reconnaissables.

Concrètement, tout commence par des mots qui tiennent debout, parce qu’ils s’incarnent. Dire Concorde universelle, c’est promettre que nos rencontres ne seront ni bulles d’air ni vitrines, mais chantiers : tailler la pierre des préjugés, régler la trame des malentendus, dresser des arcs capables de porter du poids. C’est annoncer que nos loges et nos fondations ne se contentent plus d’« événementiel », mais assument la longue patience du lien civique : écoles de parole, cliniques de la dispute, comptoirs de médiation, bibliothèques de la pluralité, liturgies du débat qui posent des bornes et donnent une forme.

Nous n’avons pas besoin d’un « vivre-ensemble » qui s’effiloche sur les affiches. Nous avons besoin d’une Concorde universelle vérifiable dans les gestes : tenue des mots, exactitude des engagements, architecture des désaccords. Alors seulement, le « côte à côte » cessera d’annoncer le « face à face » ; il deviendra un ensemble accordé, où chaque voix trouve sa place parce qu’une mesure commune l’y appelle. Nous connaissons l’instrument et la partition ; il nous reste à jouer juste… et fort.