Site officiel de la Grande Loge du Japon
Dans l’imaginaire collectif, la Franc-Maçonnerie évoque souvent les ombres mystérieuses de Londres ou les temples gothiques d’Europe, mais son rayonnement s’étend bien au-delà des continents familiers. Au cœur de l’Asie, où les traditions millénaires se mêlent à une modernité fulgurante, la Grande Loge du Japon (日本グランドロッジ, Nihon Gurando Rojji) – ou Grande Loge des Maçons Libres et Acceptés du Japon – se dresse comme un phare discret. Fondée en 1957, elle est la première obédience maçonnique souveraine de l’histoire nippone, comptant aujourd’hui une cinquantaine de loges et environ 2 300 membres, dont 20 à 25 % de Japonais.

Reconnue par la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA), elle s’inscrit dans la mouvance anglo-saxonne de la Fraternité, prônant les vertus éternelles de l’amour fraternel, du soulagement et de la vérité. Mais derrière cette façade sereine, son histoire est un roman d’espionnage géopolitique, de persécutions et de résilience, miroir des tumultes du Japon moderne. Plongeons dans cette saga, de ses origines secrètes à son état actuel en 2025, où elle navigue entre héritage occidental et identité nippone.
Les premiers émois : une rencontre fatale avec l’occident (XIXe Siècle)
L’histoire de la Maçonnerie au Japon ne commence pas avec des rituels grandioses sous les cerisiers en fleur, mais avec les vents du changement qui balayèrent l’isolement sakoku de l’époque Edo (1603-1868). Fermé aux influences étrangères pendant plus de deux siècles, l’archipel s’ouvre brutalement en 1854 sous la pression des « navires noirs » du commodore américain Matthew Perry, forçant des traités d’extraterritorialité. C’est dans ce creuset de curiosité et de méfiance que la Fraternité fait ses premiers pas discrets.

Les archives révèlent que les liens les plus anciens remontent à 1864, bien avant les premières loges officielles. Deux jeunes étudiants japonais, Nishi Amane et Mamichi Tsuda – figures emblématiques de la modernisation Meiji –, séjournent aux Pays-Bas pour un cursus à l’Université de Leyde. Sous l’égide de leur professeur d’économie politique, Simon Vissering (un Maçon fervent), ils sont cooptés et présentés à la loge « Virtus n°7 » (ou « Vertu n°7 »). Le 20 octobre 1864, ces pionniers sont initiés, devenant ainsi les premiers Japonais francs-maçons. Mamichi Tsuda, en particulier, incarne ce pont entre Orient et Occident : diplomate, juriste et réformateur, il importera des idées libérales qui imprégneront la Constitution Meiji de 1889. Leur initiation, discrète et sans suite immédiate au Japon, symbolise pourtant l’éveil d’une élite intellectuelle à des valeurs universelles – fraternité, tolérance, quête de vérité – dans un pays encore imprégné du shintoïsme et du confucianisme.

Un an plus tard, en janvier 1865, une loge militaire irlandaise, la « Sphinx Lodge » (n°263), affiliée au 20e Régiment de Fusiliers du Lancashire, s’implante à Yokohama. Ses membres, soldats britanniques, se réunissent dans un bâtiment loué au 72 Honcho, marquant la première tenue maçonnique sur le sol nippon. Face à l’afflux de civils expatriés – marchands, diplomates, ingénieurs –, une pétition est adressée à la Grande Loge Unie d’Angleterre. Le 26 juin 1866, la « Yokohama Lodge n°1092 » est consacrée : dix-sept Maçons, tous étrangers, allument les feux de la première loge civile au Japon. Parmi eux, des figures comme Edward H. Hunter (ingénieur naval britannique) ou Felix Beato (photographe vénitien), qui capturera les premiers portraits maçonniques sous les lanternes de Yokohama.

Les années suivantes voient l’éclosion d’autres ateliers : la « Star in the East n°640 » (sous juridiction écossaise, 1873) et la « Hiogo & Osaka n°498 » (1878), également écossaise. Ces loges, nichées dans les concessions étrangères de Yokohama, Kobe et Nagasaki, deviennent des havres de sociabilité pour une communauté expatriée en quête de fraternité au milieu des tensions sino-japonaises et des réformes Meiji. Des Japonais influents s’y intéressent : le diplomate Hayashi Tadasu, initié en 1903 à la « Empire Lodge n°2018 » (Angleterre), deviendra le premier ambassadeur nippon en Grande-Bretagne. Mais la Maçonnerie reste un club d’étrangers ; les Japonais, vus comme des « profanes » potentiels, attendent leur heure.
Les ombres de la guerre : interdiction et résistance silencieuse (1900-1945)
Le XXe siècle apporte son lot de drames. À l’aube du militarisme impérial, la Maçonnerie, perçue comme une influence « occidentale décadente », attire les soupçons du gouvernement. Dès les années 1930, les mesures anti-étrangères – inspirées par le Code de Sécurité de la Paix (1925) et les lois sur la Pensée (1936) – forcent la « Yokohama Lodge » à entrer en sommeil. Ses membres, souvent diplomates, se replient sur la « Star in the East », sous patente écossaise, pour des tenues clandestines. Mais la déclaration de guerre en décembre 1941 scelle leur sort : les Maçons étrangers sont internés à Sugamo, puis expulsés six mois plus tard. La Fraternité est formellement interdite ; aucune activité souterraine n’est documentée, contrairement aux rumeurs de résistance occulte.
La capitulation de septembre 1945 marque un tournant. Sous l’occupation américaine (1945-1952), des loges militaires renaissent sur les bases de Yokosuka et Tokyo, sous juridiction philippine ou américaine. Le général Douglas MacArthur, Maçon de haut grade (33e degré écossais), joue un rôle clé : il bénit ces ateliers, voyant en eux un outil de démocratisation. Trois loges pré-guerre survivent : « Star in the East » (réactivée en avril 1946), « Hyogo-Osaka » (septembre 1946) et une anglaise mineure. La « Yokohama Lodge », berceau de la Maçonnerie nippone, reste endormie – un symbole poignant de la rupture.
Dès 1948, les Maçons des forces d’occupation, frustrés par l’interdiction d’initier des Japonais (imposée par le GHQ pour éviter les « influences subversives »), pétitionnent. La Grande Loge des Philippines, pionnière post-guerre, délivre des patentes : trois nouvelles loges naissent à Yokosuka, Yokohama et Tokyo, suivies d’une quinzaine d’autres dans les garnisons (Okinawa, Misawa). Le 5 avril 1950, une délégation philippine élève les premiers Japonais au grade de Maître : sept candidats, dont cinq parlementaires, franchissent le Rubicon. Parmi eux, des figures comme le prince Naruhiko Higashikuni (initié en 1951 à l’« Unity Lodge n°45 ») ou le Premier ministre Ichirō Hatoyama (maîtrisé en 1955). Ces initiations, validées par le FBI et le CIC pour écarter les « suspects », marquent l’entrée des élites nippones – politiques, journalistes, intellectuels – dans la Fraternité, transformant un club expatrié en institution hybride.
La naissance d’une souveraineté : fondation de la Grande Loge (1954-1957)
Avec 2 500 membres en 1954, la Maçonnerie japonaise atteint un seuil critique. Les loges philippines, dynamiques mais distantes, étouffent les aspirations locales. En janvier 1957, la « Moriyama Lodge n°134 » vote une résolution pour une indépendance, invoquant les effectifs suffisants. Une assemblée à Tokyo, en mars, réunit les Grands Maîtres des districts : conformément à la règle des « trois loges constitutives », la Grande Loge du Japon est proclamée le 3 mai 1957. Statuts adoptés, officiers élus : le diplomate vénézuélien Carlos Rodriguez-Jiménez, résident à Tokyo, devient le premier Grand Maître.
La scission n’est pas sans heurts. La Grande Loge des Philippines refuse la reconnaissance lors de son Assemblée générale ; la nouvelle obédience passe outre, absorbant les loges ralliées et renvoyant les patentes obsolètes. Pour asseoir sa légitimité, elle courtise les Grands Orients mondiaux. La Caroline du Sud – via MacArthur, qui parraine plusieurs allumages – accorde la première reconnaissance en 1957, suivie du Venezuela. Une douzaine suit rapidement ; au fil des décennies, ce nombre gonfle à près de 150 traités d’amitié, dont la GLUA (reconnaissance formelle en 1959). Cette affiliation anglo-saxonne – rituels Emulation ou Preston-Webb – ancre la GLJ dans la « regularité » : croyance en un Être Suprême, interdiction du politique et du religieux en loge, charité discrète.
Fonctionnement : une machine bien huilée, entre tradition et adaptation
La GLJ opère comme une obédience classique, régie par des Constitutions inspirées de la GLUA, adaptées au contexte nippon. Son siège, au Tokyo Masonic Center (1F Shiba Park Building B, Minato-ku), est un sanctuaire moderne près de la Tokyo Tower : temple richement décoré, bibliothèque, salles de banquet. Ouvert aux visites maçonniques (sur identification), il abrite un musée discret sur l’histoire locale.
Structure : Une cinquantaine de loges (en 2016 ; stable en 2025), concentrées à Tokyo, Yokohama, Kobe, Osaka et bases militaires (Yokosuka, Okinawa). Chaque loge – comme la Shonan n°25 (2007) ou la Moriyama n°134 – se réunit mensuellement pour des tenues au 1er degré (Apprenti), avec élévations progressives. Les loges mixtes ou féminines n’existent pas ; l’obédience est masculine, bien que des annexes comme l’Order of the Eastern Star (depuis 1953) incluent des femmes.
Principes et Rituel : Fidèle à la tradition, la GLJ prône l’amour fraternel (unité transcendant les différences), le soulagement (charité anonyme : hôpitaux, orphelinats) et la vérité (poursuite de la connaissance). Les rituels, en anglais et japonais, intègrent des touches locales : références au shintoïsme pour l’harmonie cosmique, sans syncrétisme. L’initiation, comme ailleurs, symbolise la mort et renaissance : bandeaux, voyages, serments sur le Volume de la Loi Sacrée (Bible, mais adaptable).
Gouvernance : Le Grand Maître, élu annuellement par l’Assemblée Générale (tous les Grands Officiers), dirige avec un Conseil. Les mandats courts (un an) favorisent la rotation, évitant les dynasties. Des comités gèrent la charité, l’éducation et les relations internationales. La GLJ finance ses activités via cotisations (environ 10 000 yens/an par membre) et dons, avec un budget annuel estimé à 200 millions de yens (1,3 million USD).
Vie Quotidienne : Les tenues mêlent rituel solennel et agapes conviviales (sukiyaki ou tempura !). La formation des Apprentis – via mentors – insiste sur l’éthique : intégrité professionnelle, tolérance. Des conférences, comme celles sur l’histoire Meiji, enrichissent les débats.
L’État Actuel en 2025 : Une Fraternité Résiliente, Entre Déclin et RenouveauEn 2025, la GLJ navigue des eaux contrastées. Avec 2 300 membres (baisse de 4 786 en 1972, elle reste petite mais influente : 20-25 % de Japonais, le reste expatriés (Américains dominant, suivis d’Européens). Le déclin démographique – vieillissement, concurrence des sectes comme Soka Gakkai – freine les recrutements, mais des initiatives comme TikTok et Instagram (lancé en 2024) attirent les jeunes urbains, curieux de « self-improvement ».
Reconnaissances : Près de 150 obédiences amies, dont la GLUA (relations cordiales : visites annuelles). Membre du CLIPSAS et de l’Alliance Maçonnique Mondiale depuis 2010, elle dialogue avec des loges asiatiques (Philippines, Inde).
Activités Récentes : En 2025, l’Open House du 29 novembre (sessions 10h-12h et 14h-16h, gratuit, 50 places/session) marque un tournant : visites guidées, discours du Grand Maître (Shinya Takeda ?), introduction à la Fraternité.
Ouvert à tous (adultes, sans distinction de genre), il vise à démystifier. Visite officielle à Shonan Lodge n°25 (18-19 octobre) et événement du 24-25 octobre soulignent la vitalité interne. Sur YouTube et X (@GrandLodgeofJP), des vidéos éducatives (rituels expliqués, charité) cumulent 50 000 vues.
Défis et Espoirs : Scandales mineurs (comme l’affaire Tohidu en 2018, impliquant des profits illicites non redistribués freemasonsfordummies.blogspot.com) ont égratigné l’image, mais la transparence accrue (rapports annuels en ligne) restaure la confiance. La GLJ excelle en charité : dons post-Fukushima (2011), soutien aux orphelins COVID (2020). Pour l’avenir, l’objectif est un lodge par préfecture – un rêve shogun-esque pour une Fraternité qui, comme le sakura, fleurit dans l’adversité.
Les Dirigeants : Une Galerie de VisionnairesLa GLJ élit annuellement son Grand Maître, favorisant la diversité (Japonais, expatriés). Voici la liste exhaustive jusqu’en 2017, complétée par des transitions récentes :
- 1957/58 : Carlos Rodriguez-Jiménez (fondateur vénézuélien)
- 1959 : Sadaichi Horiuchi
- 1960 : Kiyoshi Togasaki
- 1961 : Carl T. Nakamura
- 1962 : Nohea O. A. Peck
- 1963 : George B. Morgulis
- 1964 : George H. Booth
- 1965 : Saburo L. Kitamura
- 1966 : Norman Cohen
- 1967 : Masaji Matsumoto
- 1968 : Chester O. Neilsen
- 1969 : Floyd J. Robertson
- 1970 : Yoshio Yamada
- 1971 : Floren L. Quick
- 1972 : Frederick S. Kashiwagi
- 1973 : Charles P. Weatherman
- 1974 : Tsune Yamada
- 1975 : Leo N. Parlavecchio
- 1976 : Shigeru Nishiyama
- 1977 : Roy Baker
- 1978 : Ronald E. Napier
- 1979 : Howard M. Voss, Jr.
- 1980 : Yasutada Kitamura
- 1981 : Kiyoshi Takano
- 1982 : Hayao Ohnishi
- 1983 : James L. Johnston
- 1984 : Paul E. Newman
- 1985 : Carl L. Potts
- 1986/87 : Chester L. Ditto
- 1988 : Toshio Fujino
- 1989/91 : Hideo Kobayashi
- 1990 : Yoshio Washizu
- 1992 : Richard A. Cripe, Jr.
- 1993 : R. David Pogue, Sr.
- 1994 : Allen L. Robinson
- 1995 : Akira Yamaya
- 1996 : William D. Patterson
- 1998 : William M. Heath
- 1999 : Frederic R. Collins
- 2000 : Kazuhiro Watanabe
- 2001 : Eiichi Inae
- 2002 : Philip A. Ambrose
- 2003 : Jack C. Miller
- 2004 : Saburo Katagiri
- 2005 : Robert D. Target
- 2006 : Mitsuru Ishii
- 2007 : Joedie J. Poole
- 2008 : Michael D. Setzer
- 2009 : Robert H. Koole
- 2010 : Akira Washikita
- 2011 : Donald K. Smith
- 2012 : Kazufumi Mabuchi
- 2013 : Yoshiharu Shimokawa
- 2014 : Victor O. Ortiz
- 2015 : Marvin D. Abueg
- 2016 : Norihiro Inomata
- 2017 : Shinya Takeda
Depuis, des figures comme Hiroshi Nakamura (2018-2020) et Kenji Sato (2021-2023) ont succédé, avec un accent sur la numérisation. En 2025, le Grand Maître actuel (non nommé publiquement pour discrétion) pilote l’Open House, symbolisant une ouverture mesurée.
Conclusion : Un Temple Intérieur pour un Archipel en MutationLa Grande Loge du Japon n’est pas un vestige colonial, mais un édifice vivant, taillé dans les paradoxes de l’histoire nippone : ouverture forcée, guerres destructrices, reconstruction pacifique. De Tsuda à Takeda, elle incarne une quête d’harmonie (wa) entre l’individu et le cosmos, où le maillet maçonnique frappe la pierre brute comme le zen affine l’esprit. En 2025, face à un Japon vieillissant et globalisé, elle offre un refuge fraternel : pas de secrets sulfureux, mais une sagesse discrète pour un monde incertain.
Pour en savoir plus, visitez le site officiel.
Que la Lumière guide ses feux – et peut-être, un jour, un lodge à Kyoto, sous les torii éternels.