L’humanité ? Un mot noble, souvent gravé en lettres d’or… mais rarement poli comme une pierre. Avant de la proclamer, mieux vaut vérifier si elle tient dans la main, ou si elle glisse entre les doigts comme du sable rituel.
L’Humanité comme Alpha et Oméga : Le miroir de l’Autre
Dans un sens purement humain et social (le « regard de l’autre« ), l’humanité est effectivement l’alpha et l’oméga :

- Alpha (Le Point de départ) : Le regard de l’autre est toujours et d’abord un regard humain. Notre conscience de nous-mêmes (notre « moi« ) se construit par le regard des autres humains (nos parents, nos pairs). L’humanité est donc la source, le point de départ de la construction de l’identité individuelle. On devient humain par et pour l’humain.
- Oméga (La Finalité) : Ce que nous recherchons dans le regard de l’autre, c’est la reconnaissance de notre humanité. Nous voulons être reconnus comme des êtres dignes, membres à part entière de la communauté humaine. L’objectif final du regard de l’autre est souvent d’atteindre une forme de validation sociale et de légitimation de notre existence au sein de l’espèce.
- La Limitation du Regard : Au-delà de l’Alpha et Oméga
Cependant, réduire le regard de l’autre à la seule humanité est limitant pour deux raisons majeures :
a. Le Regard Non-Humain (L’Écologie et l’Éthique)

De plus en plus, le regard philosophique s’élargit. Le « regard de l’autre » peut inclure :
- Les animaux : De nombreux philosophes et écologistes plaident pour l’intégration du regard des êtres sensibles non-humains dans notre éthique. Le traitement que nous leur réservons est une réflexion sur notre propre humanité, mais le regard (ou la souffrance) de l’animal est un autre regard qui n’a pas l’humain pour alpha et oméga.
- La Nature : Le « regard » d’un paysage ou la « réaction » d’un écosystème à nos actions peut être interprété comme une forme de miroir non-humain.
b. Le Regard Intérieur (La Subjectivité)
L’alpha et l’oméga ultime du regard de l’autre n’est pas l’humanité, mais l’individu.

- Même s’il est construit socialement, le regard de l’autre est toujours filtré par ma subjectivité. C’est moi, l’individu, qui décide de la valeur et de l’impact de ce regard.
- Le regard de l’autre s’arrête là où commence ma conscience de soi. Je peux rejeter ou accepter ce que l’autre me renvoie.
L’humanité est l’arène, le cadre nécessaire à l’expression du regard de l’autre. Elle est le lieu où la relation se tisse.
Mais si on considère que l’alpha et l’oméga est une fin absolue, alors le regard de l’autre doit dépasser l’humain pour englober le sens de l’existence et l’éthique globale (regard du cosmos, de la nature, de la transcendance), où l’humanité n’est plus la fin, mais une étape.
- Le Symbole est Porté par les Loges Humanistes

Historiquement, les Grandes Loges de tendance libérale ou adogmatique ont souvent fait de l’Humanisme leur cheval de bataille. Elles mettent en avant l’Homme comme la valeur suprême et l’objet central de la construction.
Dans cette optique :
- Alpha (Le Début) : La Loge travaille pour l’amélioration de l’Homme lui-même (travail sur soi) et le perfectionnement de la société humaine (philosophie).
- Oméga (La Fin) : Le but ultime est l’avènement d’une humanité éclairée et fraternelle, où l’individu est libre et responsable. Le regard du Maçon, dirigé vers l’extérieur, se termine par la reconnaissance de l’autre comme un Frère, sans distinction de dogme ou de croyance.
- La Vocation Sociale : Ce symbole justifie l’engagement maçonnique dans les débats de société, la défense des droits humains et la laïcité.
- Les Loges Traditionnelles : L’Humanité comme Miroir, Non comme Absolu
Pour les Grandes Loges plus traditionnelles, ce symbole est plus nuancé et n’est pas l’absolu :

- Le G.A.D.L.U. est l’Alpha et l’Oméga : La finalité de la quête n’est pas l’Humanité elle-même, mais le Grand Architecte de l’Univers (G.A.D.L.U.), qui est l’Être Suprême ou le Principe Créateur. L’humanité est alors le moyen (le chantier, le Temple à construire), mais pas la fin suprême.
- L’Humanité comme Instrument : Le Maçon travaille pour se rapprocher de la Vérité Transcendante. Le regard de l’autre est un miroir qui l’aide à limer sa pierre et à réaliser le plan du G.A.D.L.U
- La Limitation : L’Homme n’étant pas parfait, il ne peut être l’Alpha et l’Oméga. Le considérer comme tel serait tomber dans un anthropocentrisme qui exclut toute dimension spirituelle ou métaphysique.
- Dans une obédience humaniste, ce symbole est un pilier fondamental.
- Dans une obédience traditionnelle, l’humanité est considérée comme une valeur suprême et le champ d’application de la Fraternité, mais elle reste subordonnée à la quête d’un Principe Supérieur.
Dans ce contexte « l’humanité » n’est en fin compte qu’un slogan vendeur et non une réalité abstraite ?
Faut-il penser que le terme « humanité » risque d’être réduit à un slogan vendeur (un « cheval de bataille« ) s’il n’est pas soutenu par une réalité plus profonde.
Pourquoi l’Humanité peut devenir un Slogan

Dans le discours public ou même obédientiel, le terme « humanité » est souvent utilisé de manière vague. Il devient un slogan lorsqu’il est :
- Réduit à l’engagement social : Si l’action de la loge se limite à des prises de position publiques ou à de l’activisme social, l’Humanité devient un étendard politique, perdant sa profondeur initiatique.
- Dépourvu de métaphysique : Dans les obédiences qui rejettent toute référence à une transcendance (le G.A.D.L.U. ou un Principe Créateur), l’Homme devient sa propre fin. S’il n’y a rien « au-dessus » de l’Homme, le risque est de tomber dans un anthropocentrisme orgueilleux, où l’Humanité est l’objet de son propre culte, ce qui peut freiner la véritable humilité initiatique.
L’Humanité comme Réalité Abstraite et Initiatique

Le véritable sens de l’Humanité en maçonnerie est justement d’être une réalité abstraite et spirituelle, et non un simple slogan.
- Le Travail sur la Pierre : Le travail du maçon est de polir sa propre « pierre brute » pour la rendre apte à entrer dans le Temple. Cette pierre, c’est l’individu. La somme de ces pierres individuelles et améliorées forme l’Humanité. La réalité abstraite n’est donc pas l’Humanité que l’on voit (la foule), mais l’Humanité que l’on construit (le Temple idéal).
- La Fraternité Universelle : L’Humanité est l’abstraction de la Fraternité. Elle est l’idée que tout homme est un Frère potentiel. C’est une vision idéale et utopique qui sert de boussole éthique. C’est le devoir d’être humain qui est abstrait, non le fait de l’être.
En fin de compte, la distinction se fait sur le lieu du chantier :
- Si l’Humanité est le slogan, le chantier est à l’extérieur (dans les médias, les discours).
- Si l’Humanité est la réalité abstraite, le chantier est à l’intérieur (dans le cœur et la raison de chaque maçon) et se reflète ensuite, naturellement, à l’extérieur.
Le danger est toujours là : toute noble cause peut être réduite à un simple slogan si elle n’est pas vécue dans la profondeur du symbole.
L’exemple le plus frappant pour illustrer à la fois l’absurdité et l’extravagance de considérer l’humanité comme l’alpha et l’oméga du regard de l’autre est le mythe de Sisyphe, tel qu’interprété par Albert Camus.

- Le Mythe de Sisyphe : L’Absurdité Humaine
Le mythe de Sisyphe frappe par l’absurdité de la condition humaine lorsqu’on la considère comme sa propre fin.
- L’Absurdité : Sisyphe est condamné à monter une énorme pierre au sommet d’une colline, pour la voir rouler immédiatement. Ce cycle éternel et vain est l’image parfaite de l’absurdité. Si l’humanité est son propre alpha et oméga, son regard ne mène qu’à une reconnaissance temporaire et illusoire avant que la mort ou l’oubli ne fasse « rouler la pierre » en bas. La finalité (l’oméga) n’est jamais atteinte, car elle est constamment annulée par le recommencement (l’alpha).
- La vanité : Dans un contexte social, cela reflète la vanité de l’effort : l’individu passe sa vie à chercher la reconnaissance et la gloire dans le regard de ses contemporains (le sommet de la colline), mais cette reconnaissance s’éteint avec le temps, rendant l’effort globalement dérisoire à l’échelle cosmique. L’humanité est son propre point de départ et d’arrivée, mais le voyage est une boucle stérile.
La Révolte de Sisyphe : L’Extravagance Humaine
Camus, cependant, ne s’arrête pas à la condamnation. Il y trouve l’extravagance, au sens de démesure et de défi :

- L’Extravagance (La Révolte) : L’extravagance de l’humanité réside dans sa prise de conscience de cette absurdité. Au lieu de se résigner, Sisyphe se révolte par sa conscience. C’est dans l’instant où il redescend la colline, sachant la vanité de sa tâche, qu’il devient supérieur à son sort. Il est plus grand que sa roche.
- Le Triomphe de la Conscience : L’humanité pose son regard sur elle-même et s’autoproclame « alpha et oméga » malgré la connaissance de sa propre finitude et de son insignifiance cosmique. Cette affirmation, ce défi lancé au vide, est l’acte d’extravagance par excellence. C’est l’Homme qui dit : « Ma valeur n’est pas dans ce que je construis, mais dans le fait que je continue de construire en sachant que cela ne sert à rien. »
Ainsi, Sisyphe incarne le dilemme : son effort est absurde (la boucle sans fin), mais sa conscience de cet effort est extravagante et magnifique.
Si Sisyphe incarne l’absurdité de l’effort humain face à l’inutilité cosmique, Atlas, lui, en révèle la limite : non plus celle du sens, mais celle du poids.
Là où Sisyphe pousse sans fin, Atlas ploie sous le Tout. Le premier se révolte par la conscience, le second par la lucidité du fardeau. Ensemble, ils dessinent les deux visages de l’extravagance humaine : l’un dans le défi, l’autre dans le refus.
- Atlas : La Limite de l’Oméga Humain :
Atlas, condamné à porter la voûte céleste (parfois assimilée au monde), illustre les limites de l’ambition et de la prétention de l’Humanité à être son propre « Oméga » (la fin et l’accomplissement).
a. L’Absurdité de l’Impuissance (Le Refus)

- Le Fardeau : Atlas représente l’Humanité qui s’impose ou se voit imposer le fardeau de la totalité, la misère, l’histoire, la responsabilité universelle.
- Le Cri : La phrase « Je ne peux porter la misère du monde » devient le cri d’alarme de l’Humanité. Elle révèle l’absurdité de cette prétention. L’Humanité, en se déclarant Alpha et Oméga, s’attribue une tâche titanesque qu’elle est physiquement et moralement incapable de réaliser.
- L’Échec du Regard : Le regard de l’autre est trop vaste, trop lourd. L’Humanité ne peut pas tout englober, tout juger, tout soutenir. L’absurdité est dans l’hybris (la démesure) de croire qu’un seul regard peut suffire à légitimer l’univers entier. Le résultat est l’épuisement et l’écrasement.
b. L’Extravagance du Moment de Délivrance (La Ruse)

L’extravagance réside dans le court instant où Atlas dépose son fardeau « grâce à la ruse ».
- Le Repos Transitoire : Cet instant symbolise la capacité de l’Humanité à déroger à sa propre fatalité. L’extravagance n’est pas de porter le monde, mais de savoir quand le déposer. C’est le moment où l’Homme refuse l’écrasement total et se permet de respirer, de se décharger, de refuser l’absolu qu’il s’est imposé.
- Le Paradoxe du Regard : L’Humanité, en disant « Je ne peux porter… », se révèle paradoxalement dans toute sa force : celle de la limite lucide. L’extravagance est de reconnaître sa finitude tout en continuant d’exister. C’est un acte de modération qui, dans un monde obsédé par la totalité, devient un geste radical et démesuré.
Atlas ajoute la dimension de l’éthique de la limite : pour que l’Humanité soit l’Oméga (la fin accomplie), elle doit d’abord accepter qu’elle ne peut pas être le Tout.
Conclusion :

L’Humanité, donc, n’est ni un slogan à imprimer sur des t-shirts de loge, ni une fin cosmique à graver sur le fronton du Temple. Elle est ce chantier intérieur, ce miroir parfois brisé, parfois grossissant, dans lequel le Maçon apprend à se reconnaître sans se prendre pour le centre du monde.
Car si Sisyphe pousse sa pierre avec panache, et qu’Atlas porte le ciel avec dignité, le Maçon, lui, apprend à poser ses outils… et parfois même à les oublier dans un coin, juste pour le plaisir de contempler le chantier en silence.
Et si l’Humanité devait vraiment être l’Alpha et l’Oméga, espérons qu’elle n’oublie pas de passer par la lettre “H”… comme Humour, Hésitation, et parfois… Hâblerie.
excellent de lucidité !