jeu 09 octobre 2025 - 10:10

L’éthique compagnonnique au cœur du Temple maçonnique ?

Nous allons prendre la devise des compagnons comme une pierre d’angle et bâtir autour d’elle une véritable hygiène de la vie maçonnique. « Ni se servir ni s’asservir, mais servir » n’est pas un slogan mais une discipline.

Rites et mystères chrétiens des Compagnonnages
Rites et mystères chrétiens des Compagnonnages

Si on l’habite vraiment, elle devient un système immunitaire contre les affaires intérieures qui affaiblissent nos Obédiences et brouillent notre parole dans la cité. Je te propose une lecture longue, à la fois symbolique et très concrète, qui montre comment la Franc-Maçonnerie peut s’en inspirer pour prévenir malversations, corruptions, influences indues, avantages particuliers et réseaux d’affaires dévoyés.

Nous savons d’où nous venons.

Le compagnonnage rappelle que le métier n’est pas seulement une technique mais une tenue intérieure. Le Tour décape les certitudes. L’accueil éduque à la différence. La communauté exige et relève. L’Adoption et la Réception gravent dans la mémoire des gestes qui deviennent manières d’être. Transposé en loge, cela définit un art de gouverner. Gouverner une obédience, c’est conduire un chantier dont l’ouvrage est la confiance. La confiance est lente à monter, rapide à s’effondrer. Elle se nourrit de trois nourritures simples et sévères qui déclinent la devise compagnonnique.

Ne pas se servir d’abord.

Cela signifie renoncer à tout usage privatif des charges, des budgets, des réseaux, des symboles. Dans la pratique, cela commence par la clarté des règles. Le fil à plomb de l’éthique se nomme conflit d’intérêts. Toute Sœur, Tout frère appelé à une fonction doit déclarer ses intérêts professionnels, associatifs, familiaux, capitalistiques, et s’abstenir chaque fois qu’une décision peut les toucher. On ne préside pas une commission qui attribue un marché à l’entreprise d’un proche. On ne négocie pas un bail avec un propriétaire frère sans mise en concurrence loyale. On ne transforme pas un véhicule de service en avantage personnel, ni un logement obédientiel en confort discret. On ne glisse pas une location d’appartement ou de salle à des conditions opaques. Les remboursements vivent à l’ombre portée du reçu, les frais se justifient par l’objet, jamais par le rang. Le niveau rappelle que la même règle vaut pour tous, des dignitaires aux membres de base, sans privilèges de caste ni tolérances coutumières.

Ne pas s’asservir ensuite.

Cela signifie refuser les clientèles et les allégeances qui réduisent l’indépendance du jugement. On peut s’asservir à une faction, à une communication, à un mécène, à une admiration, à une peur. La maçonnerie ne doit pas devenir un champ d’attraction d’intérêts profanes qui dictent ses choix. Ici, la règle intervient comme gouvernail. Les nominations s’appuient sur des critères publiés. Les appels d’offres, même modestes, sont tracés du premier courriel à la dernière facture. Les partenariats se déclarent et se bornent. Les dons se consignent. Les invitations et cadeaux reçoivent un registre, et l’on refuse ce qui excède la courtoisie pour ne pas emprunter son jugement. L’on n’accepte pas d’être porte-voix d’un pouvoir temporel ni chambre d’échos d’un lobby. Nous travaillons à couvert mais non dans l’ombre.

L’équerre et le compas, symbole de la franc-maçonnerie, représentés au plafond du grand temple maçonnique de Nancy. Alexandre Marchi – L’Est Républicain – MaxPPP

Servir enfin.

C’est le cœur de l’affaire. Servir veut dire orienter chaque décision vers l’Œuvre et non vers soi. Dans le rituel, l’étoile flamboyante n’est pas un projecteur. Le Vénérable ordonne, il ne règne pas. Le Grand Maître représente, il ne s’approprie pas. Le maillet n’est pas un sceptre. Le compas commence par se poser sur soi. Servir prend corps dans des dispositifs concrets qui transforment des vertus en procédures. L’humilité devient rotation réelle des charges avec périodes de respiration pour éviter les baronnies. La modestie devient sobriété des honneurs et limitation stricte des dépenses d’apparat. La droiture devient audit régulier confié à des yeux extérieurs et publication claire des comptes. La fraternité devient protection des lanceurs d’alerte pour que celui qui signale un manquement ne soit ni isolé ni brisé. La justice devient procédure disciplinaire contradictoire et lisible, orientée d’abord vers la réparation, ensuite vers la sanction quand il le faut.

Image par Solange Sudarskis

On dira que ce sont des évidences.

Elles ne le sont jamais assez. Les affaires naissent des zones grises. La tentation est douce. La loge, parce qu’elle réunit des compétences, peut aussi agréger des intérêts. Le risque n’est pas d’avoir des frères entrepreneurs ou des sœurs influentes, c’est de laisser leurs réseaux dicter la délibération, ou d’autoriser la loge à devenir un accélérateur d’affaires. Pour prévenir cette dérive, il faut séparer les plans. Dans le Temple, on ne sollicite pas. On ne propose pas à la volée des prestations ou des mises en relation lucratives. Les discussions d’affaires, si elles doivent exister, se tiennent hors Tenue, dans des espaces balisés et transparents, sous peine de corrompre la parole symbolique. Il faut le dire sans détour : la fraternité n’est pas un carnet d’adresses. Elle est une exigence d’honnêteté qui, parfois, impose de dire non.

Ce garde-fou moral se traduit par des gestes précis qui, mis bout à bout, forment un système de prévention. Avant les élections, chaque candidate, chaque candidat, publie une déclaration d’intérêts et un engagement de probité. Les programmes incluent un chapitre éthique qui promet des mécanismes vérifiables et mesurables. Une fois élus, les exécutifs rendent des comptes selon un calendrier connu. Les procès-verbaux des décisions non confidentielles sont diffusés. Les marchés dépassant un faible seuil monétaire connaissent une publicité minimale, trois devis, et une grille simple de choix. Les conventions passées avec des structures tenues par des membres font l’objet d’une mise à distance, avec abstention de ceux qu’elles concernent.

Les frais sont plafonnés, les indemnités clarifiées, les per diem encadrés, les déplacements justifiés par un ordre de mission.

Les véhicules de service répondent à une politique écrite où l’on sait qui y a droit, pourquoi, et comment on contrôle l’usage. Les logements de fonction obéissent à des critères publics de nécessité et non d’agrément. Les sponsors ne dictent ni le contenu ni le casting des événements. L’archive est un bien commun : on la tient avec rigueur, on l’ouvre aux historiens selon la loi et la décence, on n’y fait pas de trous d’air.

Musée du Compagnonnage
Musée du Compagnonnage

À ce dispositif s’ajoute la pédagogie, car on ne prévient pas l’abus par la peur seule mais par la culture. Former systématiquement les officiers à l’éthique des organisations, c’est leur donner un outillage intérieur. On y apprend à reconnaître les conflits d’intérêts, à manier la transparence sans exhiber, à écrire une décision, à justifier un refus, à accueillir un signalement. On y réapprend la grammaire de nos outils. Le fil à plomb enseigne la verticalité de la conscience. Le niveau rappelle que personne n’est au-dessus de la règle. La règle montre que l’on avance par bornes claires. Le levier indique la manière de déplacer des masses sans briser les êtres. Le maillet invite à frapper juste et non fort. Le ciseau apprend à reprendre plutôt qu’à recouvrir. Les arts libéraux, revisités, deviennent des méthodes de pensée contre l’embrouille : la rhétorique pour débusquer la langue de bois, la logique pour démonter les sophismes, l’arithmétique pour lire un budget, la géométrie pour équilibrer un organigramme, la musique pour entendre l’accord juste entre exigences concurrentes.

Certains craindront que cette clarté ne refroidisse l’âme. C’est l’inverse. La probité donne de la chaleur, car elle rend possible la confiance. Elle fait de la fraternité autre chose qu’un mot aimable. Elle permet la parole libre, la vraie, celle qui n’est redevable à personne. Elle libère l’énergie des meilleures volontés. Elle empêche les étouffements silencieux. Elle autorise la critique sans procès d’intention. Elle protège les timides contre les habiles. Elle desserre l’étreinte des réputations. Elle transforme la loge en atelier où l’on ose remettre l’ouvrage.

Pour que cette culture prenne, il faut aussi ritualiser l’éthique. Avant l’ouverture des travaux, on peut lire, à haute voix, une courte prière laïque à la probité. À la fermeture, on consacre une minute à la « question des biens et des devoirs de l’Ordre », temps bref où l’on vérifie un point concret, une décision en attente, un retour à donner. Une fois par an, chaque loge consacre une Tenue à l’éthique de la charge et au bon usage des moyens communs. Chacun y parle en conscience, sans faux héroïsme ni fausse pudeur. Les maîtres y racontent des cas, non pour juger mais pour apprendre ensemble. Les Apprentis entendent que l’équerre ne se porte pas seulement au tablier. Les Compagnons constatent qu’elle s’essaie à la table des décisions.

Il faudra, lorsque survient malgré tout la faute, savoir articuler justice et miséricorde. La justice exige des procédures claires, des délais, des voies de recours, des parités. La miséricorde demande d’accueillir le repentir, de permettre la réparation, de préférer le relèvement à la relégation lorsque cela est possible. Les deux ensemble font de la sanction une étape de vérité et non une vendetta. Les deux ensemble évitent le cynisme qui détruit les maisons.

ÉTHIQUE et ATHÉISME
ÉTHIQUE et ATHÉISME

Reste un point délicat, les réseaux.

La fraternité crée naturellement des liens forts. Ils peuvent devenir une force pour le bien commun si on les met au service d’œuvres nettes et ouvertes. Ils deviennent un poison si on en fait des circuits fermés d’avantages mutuels. La parade est simple et exigeante : ce qui relève de l’intérêt privé ne se cache pas derrière le mot Fraternité.

On ne vend pas la Fraternité, on ne la loue pas, on ne la troque pas.

On peut, hors loge, travailler ensemble à des projets profanes, mais on s’interdit d’instrumentaliser la Tenue, les grades, le secret, le rituel, comme autant de sésames. Le secret protège l’intime initiatique, pas les combines. L’honneur protège le faible, pas le puissant en faute. La main qui serre n’est pas une poignée d’initiés qui s’arrangent, c’est une promesse faite à soi-même de tenir l’équerre face à la pente.

On pourra graver cela dans une petite charte de service, non pour s’enfermer, mais pour se souvenir.

Une page, pas davantage, que chaque officier signe au début de sa charge, que chaque atelier affiche dans sa salle humide, que chaque obédience publie au vu de tous. On y dirait simplement que nul ne se sert des moyens communs pour son bénéfice, que nul n’asservit sa liberté à une faction, qu’ainsi chacun s’engage à servir l’Œuvre. On y fixerait les gestes qui rendent ces mots vrais : déclarer ses intérêts, s’abstenir quand il le faut, rendre des comptes, ouvrir ses livres, accueillir la critique, protéger la parole qui alerte, préférer la rectification rapide à la défense d’honneur.

Alors, la devise compagnonnique cessera d’être une citation élégante. Elle deviendra notre manière d’habiter le Temple.

Nous retrouverons la patience des bâtisseurs qui savaient que la pierre porte si l’on respecte son fil. Nous redonnerons à nos Obédiences l’allure simple des maisons où l’on travaille sans bruit. Nous offrirons à la cité une voix qui ne tremble pas quand elle parle de droiture. Nous relèverons, là où l’on a chuté, non par habileté mais par fidélité. Nous comprendrons enfin que servir n’est ni s’effacer ni s’exalter, mais s’aligner, au quotidien, sur une lumière qui ne s’achète pas.

Ni se servir. Ni s’asservir. Mais servir. Et que cela se voie, non dans nos discours, mais dans la manière dont nous tenons la règle quand nul ne regarde.

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Charles-Albert Delatour
Charles-Albert Delatour
Ancien consultant dans le domaine de la santé, Charles-Albert Delatour, reconnu pour sa bienveillance et son dévouement envers les autres, exerce aujourd’hui en tant que cadre de santé au sein d'un grand hôpital régional. Passionné par l'histoire des organisations secrètes, il est juriste de formation et titulaire d’un Master en droit de l'Université de Bordeaux. Il a été initié dans une grande obédience il y a plus de trente ans et maçonne aujourd'hui au Rite Français philosophique, dernier Rite Français né au Grand Orient de France.

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