jeu 09 octobre 2025 - 16:10

Le miroir incarné

Prologue : Le legs
Il y eut un départ.
Un frère ancien, discret, dont le silence pesait plus que les discours.
Avant de quitter le temple, il laissa une consigne :

« Ne remplacez pas ma voix. Posez un homme au centre. Qu’il ne parle pas. Qu’il ne regarde pas. Qu’il soit là. »

On crut à une plaisanterie.
Puis on comprit : ce frère avait toujours été miroir.
Il ne commentait pas, il reflétait.
Il ne jugeait pas, il accueillait.
Son absence devint présence.
Son retrait, un rituel.

Depuis, à chaque passage délicat, chaque mutation, chaque transmission incertaine, on convoque un maçon.

Un frère volontaire.
Il entre par l’Occident, sans insigne, sans parole.
Il ne s’installe pas : il se fige.
Il devient miroir.
Et lorsque le miroir est là, les voix s’élèvent.

Miroir magique dans la nature

Acte I : Le figement

Le temple est silencieux.
Un maçon entre par l’Occident.
Il ne salue pas. Il ne cherche pas sa place.
Il se fige au centre.
Ni statue, ni symbole. Juste un homme qui ne prétend rien.

Certains murmurent :
– Il croit qu’on va se voir en lui ?

D’autres pensent :
– Il est là pour ne pas être là. C’est déjà trop.

Mais personne ne parle.
Le silence est plus bavard que les colonnes.
Le miroir est en place. Les voix peuvent s’élever.

Acte II : Les deux voix et le voile

Camus (la voix du monde)

– Voilà donc le miroir. Il ne brille pas. Il ne renvoie rien.

Il est l’absurde en costume sombre.
Il nous regarde sans yeux.
Il est là pour nous rappeler que même le vide a une tenue correcte.

Eckhart (la voix du retrait)

– Voici le miroir. Il ne juge pas. Il ne veut rien.

Il est le vide qui nous oblige à tomber.
Il est ce qui reste quand tout est tombé.
Il est là pour que nous cessions de vouloir être.

Un souffle traverse le temple. Une présence discrète. Une sœur est là. Elle ne s’est pas annoncée. Elle ne s’est pas installée. Elle est un voile.

La sœur (la voix du trouble)

– Vous parlez trop. Le miroir ne vous écoute pas.

Il attend que vous tombiez dans son silence.
Vous cherchez à vous voir. Lui, il vous regarde disparaître.

Camus

– Disparaître, c’est encore exister. Il faut bien quelqu’un pour dire non.

Eckhart

– Il faut surtout quelqu’un pour ne plus dire.

La sœur ne répond pas. Elle s’efface. Le voile est passé. Le miroir reste.

Interlude : Le soupir de l’équerre

Sur l’autel de l’Orient, l’équerre, posée là depuis toujours, pousse un soupir.
Personne ne l’entend.
Mais tous le ressentent.
Ce soupir n’est pas un jugement.
C’est un étonnement.

Parce que les voix ont débordé le cadre.
Parce que le miroir ne répond pas aux angles.
Parce que le temple, ce jour-là, s’est laissé traverser par l’informe.

L’équerre soupire comme on plie sans rompre.
Elle ne quitte pas sa place.
Mais elle sait : quelque chose s’est dit qui ne se mesure pas.
Et pourtant, il faudra bien le tracer.

Acte III : Le passage

Le maçon reste figé.
Il est le miroir. Il est la trace. Il est le passage.
Les deux voix se taisent.
Le temple respire.
Quelque chose a été transmis.
Personne ne sait quoi.
Mais tout le monde le sent.

Acte IV : Le débat

Camus (regardant le temple)

– Ce lieu se veut consacré. Mais consacré à quoi ?

À l’ordre ? À la répétition ? À l’illusion d’un sens partagé ?
Je vois des gestes, des silences, des regards.
Mais je ne vois pas de vérité.
Seulement des hommes qui espèrent que le rituel les sauvera de l’absurde.

Eckhart (regardant le même lieu)

– Ce lieu ne promet rien. Il ne sauve pas. Il dépouille.
Il ne donne pas de sens, il retire les masques.
Ce que tu appelles illusion, je l’appelle retrait.
Ce que tu nommes absurdité, je le nomme grâce silencieuse.

Camus

– Tu veux qu’on se taise pour être ?

Moi je veux qu’on parle pour ne pas disparaître.
Ce temple est un théâtre.
Et le miroir, un acteur muet.
Il ne nous révèle rien. Il nous regarde jouer.

Eckhart

– Justement. Il ne joue pas. Il ne répond pas.

Il est là pour que nous tombions.
Et dans la chute, peut-être, un espace s’ouvre.

La sœur (voile traversant)

– Vous parlez comme si le temple vous appartenait.

Mais il ne vous attend pas.
Il ne vous juge pas.
Il ne vous écoute pas.
Il est là pour que vous cessiez de croire que vous êtes là.

Acte V : La clôture

Le débat s’est épuisé.
Les voix se sont tues.
Le temple ne répond pas. Il respire.
Le maçon, figé au centre, ne bouge toujours pas.
Mais quelque chose s’est déplacé.
Ce n’est pas lui.
C’est le regard des autres.
La sœur a disparu.
Ou peut-être n’a-t-elle jamais été là.
Un voile, un souffle, une trace.
Camus baisse les yeux.
Eckhart ferme les siens.
Le miroir ne reflète plus rien.
Il n’a jamais rien reflété.
Il a seulement été là.
Le temple se referme.
Sans bruit.
Sans verdict.
Sans conclusion.

Dernière trace : Sur le bureau

Deux notes manuscrites, côte à côte :

Je suis entré par l’Occident, pour que tu puisses te voir sans bruit.
Je suis passée sans bruit. Tu m’as vue trop tard.

P.S. : Je précise ici ce qui me lie à ces deux philosophes : Camus et Maître Eckhart, que je convoque si souvent.

L’un parle à l’homme debout, l’autre au silence qui le traverse.
Entre l’absurde et le retrait, il y a peut-être juste assez d’espace pour un geste juste.
Camus éclaire la dignité du refus, Eckhart celle du dépouillement.
Le premier résiste sans renier, le second s’efface sans fuir.

Je les convoque ensemble pour que leur tension m’oblige à rester juste, ni trop plein, ni trop vide.

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Gérard Lefèvre
Gérard Lefèvre
En parlant de plume, savez- vous que l’expression “être léger comme une plume” signifie ne pas peser plus lourd qu’une plume et pouvoir soulever quelqu’un ou quelque chose avec une grande facilité ? C’est une belle métaphore pour exprimer la légèreté et la facilité. Et puis, être une plume peut aussi signifier autre chose. On n’est pas seulement « plume », on est « plume de… ». Parfois, on propose à quelqu’un qui a une audience, un public, et pas forcément le temps, ou parfois pas forcément la compétence d’écrire pour être compris et convaincant à l’oral. Alors, que choisir? Être ou ne pas être une plume ? Gérard Lefèvre Orient de Perpignan

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