ven 03 octobre 2025 - 08:10

Stephen Kent, un Léo Taxil moderne ? Ombres du satanisme et des canulars anti-sectes

De notre confrère bitterwinter.org – Par Massimo Introvigne

Dans l’histoire des controverses religieuses et des paniques morales, certains noms résonnent comme des avertissements éternels. Léo Taxil, ce pamphlétaire français du XIXe siècle, est devenu synonyme de canular monumental : une supercherie anti-maçonnique qui a dupé l’Église catholique et une partie de l’opinion publique pendant plus d’une décennie. Près de 150 ans plus tard, son ombre plane à nouveau sur les débats contemporains, cette fois à travers les travaux du sociologue canadien Stephen Kent.

Mystères de la franc-maçonnerie dévoilés par Léo Taxil (Wikipedia)

Accusé par certains de perpétuer des mythes sur les abus sataniques rituels (SRA, pour Satanic Ritual Abuse) sans fondement solide, Kent est comparé à un « Taxil moderne » dans une série d’articles publiés par Bitter Winter, un magazine italien dédié à la liberté religieuse. Cet article, le premier d’une exploration en quatre volets, examine les parallèles entre ces deux figures, en s’appuyant sur des sources historiques, des analyses sociologiques et des cas concrets comme l’affaire du père Giorgio Govoni en Italie. Nous plongerons dans les origines du canular de Taxil, ses répercussions durables, et comment des allégations similaires ont resurgi dans les années 1990, influencées par des chercheurs comme Kent. Une enquête documentée pour démêler le vrai du faux dans ces récits de ténèbres.

Léo Taxil et le plus grand canular anti-maçon de l’histoire : un contexte historique

Pour comprendre les accusations portées contre Stephen Kent, il faut remonter au cœur du XIXe siècle, une époque marquée par les tensions entre Église, État et sociétés secrètes. Gabriel-Antoine Jogand-Pagès, dit Léo Taxil (1854-1907), était un journaliste anticlérical notoire, auteur de libelles contre le catholicisme. En 1885, après une supposée conversion spectaculaire au catholicisme – orchestrée pour infiltrer et discréditer les milieux maçonniques –, Taxil lance une série de « révélations » explosives. Dans des ouvrages comme Le Diable au XIXe siècle (co-écrit avec le docteur Hacks et publié entre 1892 et 1895), il prétend dévoiler un complot satanique au sein de la franc-maçonnerie : des rites diaboliques impliquant des messes noires, des invocations de Lucifer, et même des orgies avec des animaux empaillés (comme la fameuse « Lucifiphorie » où une tête de chameau servirait de support à des expériences occultes).

La prétendue « Diana Vaughan », en tenue d’« Inspectrice Générale du Palladium ». Photographie de Van Bosch, publiée dans l’ouvrage Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante, Paris, Librairie antimaçonnique A. Pierret, 1895, p. 81.

Ces récits, illustrés de gravures sensationnalistes, captivent un public friand de mystères. Taxil invente des personnages fictifs, comme le supposé « palladiste » Diana Vaughan, une Américaine qui aurait fui la maçonnerie luciférienne pour révéler ses secrets. En 1893, il organise même une conférence de presse où « Diana » apparaît – en réalité, une actrice nommée Berthe Couvreur. L’Église, alors en pleine croisade antimoderne sous Léon XIII (qui publie l’encyclique Humanum Genus en 1884 condamnant la franc-maçonnerie), avale l’appât. Des évêques, dont celui de Grenoble, et même le cardinal Desprez, endossent les « révélations » de Taxil. Le canular culmine en 1896 : lors d’une séance publique à Paris, Taxil révèle la supercherie, clamant :

« J’ai voulu montrer que les catholiques sont crédules et que les prêtres sont des dupes. »

Daniel Ligou

Sources et Références Historiques : Ce canular est abondamment documenté dans des ouvrages comme Histoire du canular Taxil de Jean-Pierre Bayard (1989), qui analyse les motivations antireligieuses de Taxil, et dans The Devil in the Nineteenth Century d’Hubert L. Collin (traduction anglaise des écrits de Taxil, 1898). Des archives vaticanes, consultées par des historiens comme Daniel Ligou dans Dictionnaire de la franc-maçonnerie (1987), montrent comment l’Église a amplifié le hoax pour alimenter sa rhétorique anti-maçonnique. L’impact ? Une panique morale qui a influencé la littérature occulte (comme chez Joris-Karl Huysmans dans Là-bas, 1891) et même des théories conspirationnistes persistantes, comme celles reliant la maçonnerie au satanisme dans The Protocols of the Elders of Zion (1903, un faux antisémite).

Ange-Jacques Gabriel

Critiques et Héritage : Taxil n’était pas un isolé ; son hoax s’inscrit dans une tradition de pamphlets anti-sectes, du jésuite Jacques-Gabriel d’Anterroches au XVIIIe siècle à des figures modernes. Mais son aveu public a discrédité durablement les allégations de satanisme maçonnique, forçant l’Église à une introspection. Comme l’écrit Massimo Introvigne, directeur de Bitter Winter et sociologue des religions, dans l’article source :

« Le canular de Taxil est une leçon d’humilité pour quiconque examine les allégations d’abus sataniques ou ‘cultiques’ par des chercheurs anti-sectes. »

Père Giorgio Govoni (1941-2000).

L’Affaire du Père Giorgio Govoni : Un Écho Contemporain de la Panique SataniquePour illustrer comment l’ombre de Taxil hante encore les débats, tournons-nous vers l’Italie des années 1990, théâtre d’une panique morale qui rappelle les folies collectives du passé. À Modena, en 1997, le père Giorgio Govoni (1941-2000), prêtre catholique charismatique et animateur de camps pour enfants, est accusé d’être le chef d’un réseau satanique pédophile. L’affaire éclate suite à une conversation anodine : une assistante sociale interroge Davide Tonelli Galliera, un garçon de quatre ans, sur des dessins d’enfants. L’enfant mentionne des « bébés non déclarés » utilisés comme victimes sacrificielles lors de messes noires dans une église désaffectée. Aucune preuve matérielle n’émerge : pas de corps, pas d’enfants disparus, pas de traces physiques.

Déroulement et Conséquences : Govoni est arrêté, jugé et, sous la pression médiatique, subit un infarctus fatal en pleine audience en 2000. Les tribunaux d’instance le condamnent initialement, mais les cours d’appel et de cassation, en 2001 et 2002, innocentent posthumément le prêtre, qualifiant les accusations de « délire collectif« . En 2017, le journaliste Pablo Trincia rouvre l’affaire dans son podcast Veleno et son livre éponyme (Einaudi, 2019), se présentant comme expert témoin pour le diocèse de Modena, convaincu de l’innocence de Govoni. Trincia interviewe les acteurs, dont Davide Tonelli, qui publie en 2025 ses mémoires Io, bambino zero (Vallardi), où il revient sur les manipulations subies.

Influences Étrangères et Rôle de Stephen Kent : L’article d’Introvigne pointe du doigt l’importation de théories nord-américaines sur les SRA. L’assistante sociale et la procureure s’inspirent de littérature sensationnaliste, dont les travaux précoces de Stephen Kent. Dans un article de 1993, « Deviant Scripturalism and Ritual Satanic Abuse » (Religion, vol. 23), Kent argue que des interprétations déviantes des Écritures – comme l’histoire de Lot et ses filles dans la Genèse – justifient des abus sexuels dans des sectes sataniques. Il suggère que les références à Dieu comme « Père céleste » piègent les fidèles dans des dynamiques destructrices. Ces idées, bien que théoriques, ont alimenté les peurs en Italie, où des cas réels d’abus sexuels par d’autres prêtres (révélés par l’affaire du cardinal Bernard Law) ont teinté les perceptions.

Les mystères de la France-maçonnerie (Par Leo Taxil)

Sources et Références : Outre Trincia (Veleno), l’article cite les jugements italiens (Cour d’appel de Bologne, 2001) et un précédent article de Bitter Winter sur Kent (2024). Une photographie du père Govoni, un portrait sobre en soutane, illustre l’article, symbolisant la tragédie d’un innocent broyé par la rumeur.

Critiques : Introvigne reproche à Kent d’assumer un lien causal entre textes sacrés et déviances sans preuves empiriques, risquant de pathologiser toute religion. Cela évoque Taxil : des récits alléchants mais infondés, amplifiés par des autorités crédules.

Stephen Kent : De l’Anti-Culte à la Croisade Anti-ReligionStephen Kent (né en 1950), professeur émérite de sociologie à l’Université de l’Alberta, est une figure pivotale des études anti-sectes. Ses débuts dans les années 1980-1990 le placent au cœur de la « panique satanique » nord-américaine, inspirée par des affaires comme celle des McMartin Preschool (1983-1990, États-Unis), où des accusations d’abus rituels s’effondrent faute de preuves. Kent, membre du Cult Awareness Network (dissous en 1996), publie sur les « cultes dangereux« , reliant SRA à des manipulations scripturaires. Son évolution ? Des critiques ciblées sur des groupes comme les Témoins de Jéhovah aux attaques plus larges contre les religions organisées, comme dans Cults and the Law (2003, co-édité).

Évolution et Critiques : Dans Bitter Winter, Introvigne note que Kent, autrefois focalisé sur les « cultes« , élargit son tir à la religion en général, accusant les textes sacrés d’être des sources d’abus. Cela alarme même les académiques séculiers, qui y voient un biais idéologique. Kent répond en se défendant comme un « critique de la religion« , mais ses méthodes – témoignages d’ex-membres anecdotiques, absence de données quantitatives – rappellent Taxil : une rhétorique persuasive sans ancrage factuel.

Sources et Références : Outre l’article de 1993, citons From Slogans to Mantras (2001) de Kent sur les conversions forcées, et des critiques dans Nova Religio (2005, vol. 8). Introvigne renvoie à des bases de données comme ATSS (American Theological Library Association) pour tracer l’impact de Kent sur les paniques morales.

Léo Taxil (1854–1907). Crédits

Parallèles entre Taxil et Kent : Mythes Persistants et Leçons pour Aujourd’huiLes similarités sont frappantes : Taxil et Kent exploitent des peurs archaïques (diable, abus cachés) pour dénoncer des « menaces invisibles« . Tous deux influencent des autorités – Église pour Taxil, tribunaux pour Kent – sans preuves irréfutables. L’article d’Introvigne conclut que, comme le canular de Taxil a discrédité l’antimaçonnisme catholique, les théories SRA de Kent méritent un examen sceptique, surtout dans un contexte post-#MeToo où les abus réels (comme dans l’Église) noient les fantasmes.

Impact Culturel et Sociétal : Ces hoaxes alimentent des théories conspirationnistes, de QAnon aux mouvements anti-vaccins. Des études comme celle de Jeffrey Victor dans Satanic Panic (1993) quantifient l’absence de preuves SRA : zéro cas vérifié aux États-Unis sur des milliers d’accusations.

Sources Complémentaires : The Satanism Scare de James T. Richardson (1991) ; archives de Bitter Winter (CESNUR, Centre d’études sur les nouvelles religions) ; jugements italiens sur Govoni (disponibles via le site du ministère de la Justice italien).

Vers une approche raisonnée des peurs religieuses

L’histoire de Léo Taxil nous enseigne que la vérité émerge souvent de l’aveu ou de l’effondrement des preuves. Stephen Kent, loin d’être un « sataniste » comme Taxil, incarne un risque similaire : transformer l’analyse sociologique en croisade moralisatrice. En 2025, alors que les débats sur les abus religieux s’intensifient, cet examen invite à la prudence. Comme l’écrit Introvigne :

« Reexaminer les affirmations de Kent, c’est honorer les victimes réelles en distinguant faits et fictions. »

Sources Principales : Massimo Introvigne, « A Modern Léo Taxil: Stephen Kent and Satanism. 1 » (Bitter Winter, 2025) ; Pablo Trincia, Veleno (2019) ; Stephen Kent, « Deviant Scripturalism… » (Religion, 1993). Pour plus, consultez les liens cités.

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Charles-Albert Delatour
Charles-Albert Delatour
Ancien consultant dans le domaine de la santé, Charles-Albert Delatour, reconnu pour sa bienveillance et son dévouement envers les autres, exerce aujourd’hui en tant que cadre de santé au sein d'un grand hôpital régional. Passionné par l'histoire des organisations secrètes, il est juriste de formation et titulaire d’un Master en droit de l'Université de Bordeaux. Il a été initié dans une grande obédience il y a plus de trente ans et maçonne aujourd'hui au Rite Français philosophique, dernier Rite Français né au Grand Orient de France.

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