Dans un monde saturé d’informations, où la technique semble dicter nos choix et où la propagande imprègne nos démocraties, la pensée de Jacques Ellul émerge comme un phare critique, à la fois lucide et prophétique. Théologien protestant, sociologue, historien du droit et philosophe anarchiste, Ellul (1912-1994) a consacré sa vie à disséquer les mécanismes invisibles qui asservissent l’humain sous couvert de progrès.

Sa critique radicale de la technique – ce milieu autonome qui engloutit la liberté – et de la propagande – ce conditionnement omniprésent des consciences – résonne particulièrement aujourd’hui, dans une ère de fake news, d’algorithmes omnipotents et de crises identitaires. Mais au-delà de la dénonciation, Ellul offre une voie d’espérance : celle d’une conscience critique, nourrie par une éthique personnelle et spirituelle, capable de résister à l’idéologie dominante.
Cet article vise à explorer en profondeur la pensée ellulienne, en commençant par un préambule biographique pour mieux appréhender l’homme derrière l’œuvre. Nous nous appuierons sur une présentation emblématique de ses idées sur la propagande, tirée d’une vidéo pédagogique récente (disponible sur YouTube, où un conférencier décortique Propagandes, son ouvrage majeur de 1962). Enfin, nous tracerons des parallèles avec la franc-maçonnerie, cette institution initiatique qui, comme Ellul, cherche l’émancipation par la raison et la vigilance, tout en luttant contre ses propres tentations techniciennes et propagandistes. Car si la maçonnerie prône la lumière de la connaissance, elle n’échappe pas aux pièges que dénonce Ellul : l’illusion d’une autonomie collective face à un monde technique totalitaire.
Jacques Ellul, un itinéraire intellectuel et spirituel foré par les tempêtes du XXe siècle
Jacques César Émile Ellul naît le 6 janvier 1912 à Bordeaux, dans une famille cosmopolite marquée par l’exil et la précarité. Fils de Joseph Ellul (1869-1941), employé de négoce d’origine maltaise, élevé dans un orthodoxisme déiste teinté de voltairianisme, et de Marthe Mendès (1874-1963), protestante non pratiquante d’ascendance portugaise et française, Ellul grandit dans un milieu bourgeois déchu. Sa famille, aux racines juives lointaines, incarne les tensions européennes : Joseph, citoyen autrichien et sujet britannique, est interné et déporté en 1940 pour sa nationalité ; Marthe, artiste, soutient le foyer par l’enseignement du dessin. Cette enfance instable forge chez le jeune Jacques un regard critique sur les illusions du progrès social et économique.

Études brillantes au lycée Montaigne de Bordeaux (baccalauréat en 1929), Ellul s’oriente vers le droit à la faculté de Bordeaux, obtenant sa licence en 1932. Influencé par ses lectures de Marx et sa rencontre avec Bernard Charbonneau, il s’engage dans la Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants et anime, de 1934 à 1939, un groupe non-conformiste lié à la revue Esprit d’Emmanuel Mounier. Ses premiers articles, comme « Le personnalisme, révolution immédiate » (1934) ou « Fatalité du monde moderne » (1936), dénoncent le taylorisme et le fordisme comme des aliénations modernes. En 1936, sa thèse de doctorat, Étude sur l’évolution et la nature juridique du Mancipium, explore les institutions romaines, préfigurant son intérêt pour l’histoire des institutions.
La Seconde Guerre mondiale bouleverse son parcours. Chargé de cours à Strasbourg (repliée à Clermont-Ferrand en 1940), il est révoqué en 1940 pour « fils d’étranger » après un discours antifasciste. Exilé sur une ferme à Martres (Gironde), il rejoint la Résistance : faux papiers, accueil de Juifs et d’évadés, aide à la zone libre. Reconnu « Juste parmi les nations » par Yad Vashem en 2001, il incarne une résistance non violente, éthique. À la Libération, secrétaire général régional du Mouvement de libération nationale, il participe à l’épuration modérée, mais démissionne vite de ses fonctions politiques (adjoint au maire de Bordeaux en 1944), déçu par la bureaucratie.

Après-guerre, Ellul enseigne l’histoire des institutions et sociale à Bordeaux jusqu’en 1980, et à l’Institut d’études politiques (IEP) dès 1948. Engagé au sein de l’Église réformée de France (1956-1971), il tente une réforme active, en vain. Politiquement anarchiste personnaliste, il critique le fascisme comme « fils du libéralisme » (1937) et refuse les partis. Avec Charbonneau, il fonde en 1973 le Comité de défense de la côte aquitaine, précurseur de l’écologie politique et de la décroissance. Candidat UDSR en 1945, il prône une « révolution politique » individuelle. Marié à Yvette Lensvelt (1912-1991), d’origine néerlandaise, il a quatre enfants : Jean (1940-2023), Simon (décédé en 1947), Yves (1945) et Dominique (1949).

Convertie au protestantisme en 1930 après une crise spirituelle, sa foi – influencée par Kierkegaard, Barth et Marx – imprègne son œuvre : il voit le christianisme comme « la pire trahison du Christ » (1992), subverti par le pouvoir. Ellul publie plus de 50 livres et 500 articles, traduits mondialement. Mort le 19 mai 1994 à Pessac, il laisse un héritage : critique de la technique (La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954), de la propagande (Propagandes, 1962), et une théologie de la non-puissance (La Subversion du christianisme, 1984). Influences : Marx (économie), Barth (théologie dialectique), K. Balthasar (résistance). Héritage : inspire écologistes (décroissance), anarchistes et critiques technologiques (Kaczynski cita La Technique). Les Cahiers Jacques Ellul (depuis 1980) perpétuent son œuvre, soulignant son appel à une « révolution locale » par la conscience.
La pensée d’Ellul sur la propagande : une analyse systémique

L’œuvre d’Ellul sur la propagande, cristallisée dans Propagandes (1962), est une dissection impitoyable des mécanismes qui conditionnent les masses modernes. Inspiré par sa vidéo de présentation (où un expert décortique le livre en une heure captivante), nous structurons cette section autour des thèmes clés : distinctions, formes, paradoxes, rôles techniques, illusions, convergences et résistances. Ellul y révèle la propagande non comme un outil sporadique, mais comme un phénomène sociologique total, inévitable dans une société technique.
La distinction entre propagande politique et sociologique

Ellul distingue la propagande politique – sporadique, électorale, visant à mobiliser pour un régime ou un parti (ex. : discours de Hitler) – de la propagande sociologique, continue et diffuse, qui imprègne toute la société pour maintenir l’ordre technique (ex. : publicité, médias). La première est visible et contestable ; la seconde, invisible, fabrique des « besoins » et des normes. Dans la vidéo, l’orateur cite Ellul : « La propagande politique est un épisode ; la sociologique, un état permanent. » Parallèlement, en franc-maçonnerie, cette dualité évoque la tension entre rituels initiatiques (politiques, structurants) et culture fraternelle quotidienne (sociologique, normalisante). Les loges, risquent une propagande sociologique interne : l’idéal d’égalité masque une uniformisation technique des débats, étouffant la dissidence traditionaliste.
Les différentes formes d’influence : agitation, intégration, verticale, horizontale, rationnelle et irrationnelle

Ellul décortique les modes d’influence. L’agitation excite les passions pour un changement immédiat (révolutionnaire) ; l’intégration apaise et intègre dans le système (consumériste). La propagande verticale descend des élites (gouvernements) ; horizontale, elle émane des pairs (réseaux sociaux). Rationnelle, elle argumente (éducation) ; irrationnelle, elle manipule émotions (publicité). La vidéo illustre : l’agitation nazie vs l’intégration américaine post-1945. En maçonnerie, l’intégration horizontale se voit dans les tenues conviviales, qui lient les frères par des affects irrationnels (serments émotionnels), tandis que la verticale (grands maîtres) impose une rationalité rituelle. La crise portugaise ? Une agitation traditionaliste (départs massifs) face à une intégration progressiste (décret d’inclusion), risquant une propagande irrationnelle qui divise au nom de l’unité.
Le paradoxe de l’éducation : préparation à la propagande
L’éducation, loin de libérer, conditionne à la propagande, selon Ellul. Elle enseigne l’obéissance technique – efficacité, adaptation – plutôt que la critique. La vidéo cite :
« L’école forme des ingénieurs de l’âme, pas des penseurs libres. »

Ce paradoxe mine l’autonomie. En franc-maçonnerie, les grades (apprenti à maître) éduquent à la symbolique, mais risquent de devenir propagandistes : l’initiation, censée éclairer, intègre à un système hiérarchique technique, où l’efficacité rituelle prime sur la subversion personnelle. Comme Ellul, les maçons doivent veiller : l’éducation maçonnique, si figée, prépare à une propagande sociologique interne, étouffant la palingénésie individuelle.
Le rôle de la technique et de la recherche d’éfficacité dans la nécessité de la propagande
Pour Ellul, la technique – milieu autonome d’efficacité – exige la propagande pour s’imposer. Toute société technique doit « humaniser » ses outils (IA, médias) par une communication continue.
« La propagande est le lubrifiant de la machine technique. »
Sans elle, l’humain résisterait. En maçonnerie, la technique moderne (sites web, apps pour loges) accélère cette nécessité : l’efficacité administrative (cotisations en ligne) propage une norme sociologique d’uniformité, menaçant l’esprit initiatique. Cela masque une propagande verticale qui ignore les rythmes humains des rites traditionnels.
L’illusion d’autonomie et de liberté dans laquelle nous vivons

Ellul dénonce l’illusion d’autonomie : nous croyons choisir librement, mais la propagande préfabrique nos désirs (consommation, opinions). La vidéo : « La liberté technique est une servitude volontaire. » En maçonnerie, ce piège guette : les frères se voient autonomes dans leur quête de lumière, mais les structures obédientielles propagent une illusion collective, où la « fraternité » masque une intégration sociologique.
La convergence des méthodes qui crée un environnement psychologique total
Toutes les propagandes convergent – politique, publicitaire, éducative – en un « milieu psychologique » total, où l’individu est saturé sans échappatoire. Comme le rappelle Ellul : « C’est un bain continu, pas une averse. » Ellul prédit un totalitarisme doux. En maçonnerie, cette convergence se voit dans les influences croisées : rituels (irrationnels), débats sociétaux (rationnels), et outils numériques (horizontaux), créant un environnement totalitaire interne.

Les limites mais aussi les possibilités d’une conscience critique face à ce phénomène
La propagande a des limites : elle ne crée pas de valeurs, seulement les amplifie ; elle fatigue les consciences. Ellul propose une résistance : conscience critique, ancrée dans la foi ou l’éthique personnelle. La vidéo conclut : « Seule la subversion intérieure résiste. » En maçonnerie, cette conscience est le cœur initiatique : le travail sur soi, affranchi de la technique, permet une critique radicale. Comme Ellul, les maçons peuvent subvertir :
en loges, cultiver une vigilance fraternelle contre la propagande sociologique, favorisant une palingénésie collective face à la crise.
Ellul et la Maçonnerie, alliés dans la subversion ?

Jacques Ellul nous invite à une vigilance éternelle : la propagande, née de la technique, n’est pas fatale si nourrie par une conscience critique. En Franc-maçonnerie, ses idées résonnent comme un appel à purifier l’Art Royal des illusions modernes – uniformisation technique, propagande interne. Les diverses crises, avec ses tensions entre ouverture et tradition, incarne ce défi :
choisir la subversion ellulienne, non pour diviser, mais pour libérer. Comme Hiram ressuscité, le maçon ellulien renaît par la critique, aligné sur une liberté authentique.