dim 07 septembre 2025 - 14:09

Les origines du christianisme – 6

Si vous n’avez pas lu l’épisode d’hier…

L’article explore la tension entre l’identité juive de Jésus, de ses premiers disciples et l’ouverture ultérieure du christianisme aux non-Juifs (païens ou Gentils), un phénomène qui marque une transformation majeure dans l’histoire du christianisme primitif. Jésus, sa famille et ses disciples sont profondément enracinés dans le judaïsme, et ses enseignements, tels que rapportés dans les Évangiles, semblent initialement limiter sa mission au peuple d’Israël. Cependant, après sa mort, ses partisans, notamment sous l’impulsion de figures comme Paul, s’ouvrent aux païens, jetant les bases d’un christianisme universel.

Jésus, un Juif centré sur Israël

Jésus est juif, sa famille est juive, ses disciples sont juifs, et il semble n’avoir eu d’autres horizons que le judaïsme. Les Évangiles prêtent à Jésus des paroles catégoriques d’hostilité aux païens (Gentils, non-Juifs). Or, après sa mort, ses partisans vont d’abord timidement, puis de façon délibérée, s’ouvrir aux non-Juifs et porter le message au-delà du peuple d’Israël.

Les chercheurs travaillant sur les strates rédactionnelles des Évangiles notent que les phrases embarrassantes – comme celles limitant la mission à Israël – sont souvent traces d’une tradition authentique. Par exemple, des expressions comme “Ne prenez pas le chemin des païens” ou “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël” pourraient être plus tardives, peut-être après la chute du Temple en 70, pour expliquer l’échec de la mission auprès des Juifs et justifier l’ouverture aux païens.

La biographie de Jésus montre un homme de Galilée, voyageant de Galilée à Jérusalem, sans occasion de croiser des Gentils. On ignore comment il aurait réagi. Dans Matthieu, deux paroles étonnantes : à la fin de l’Évangile (28:19), “Allez, faites de toutes les nations des disciples” (mission universelle) ; mais lors de l’envoi des Douze en mission (10:5-6), “Ne prenez pas le chemin des païens, n’entrez pas dans une ville de Samaritains, allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël.” Au chapitre 15 (parallèle en Marc), une femme cananéenne suit Jésus ; elle insiste, les disciples demandent de la renvoyer ; Jésus répond : “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.” Il y a un coude manifeste dans Matthieu : interdiction formelle d’évangéliser les païens au chapitre 10, mission universelle à la fin.

Pour Matthieu, Jésus est venu pour les Juifs ; les missionnaires ne doivent pas évangéliser les païens. Après la résurrection, cela change : mission devient universelle. Matthieu en dira : on est allé chez les païens parce que cela a raté avec les Juifs.

La véritable question : comment des gens d’origine juive, par formation et manière d’être persuadés de l’importance de la communauté juive, ont-ils pu s’ouvrir aux autres ? La réponse est simple : dans le judaïsme ancien, dès le VIe siècle avant notre ère (début de l’exil des Juifs dans la diaspora, environ 600 ans avant la période discutée), deux phénomènes marquent la vie des Juifs en diaspora. Deux faces de la même médaille : d’un côté, la haine pour les Juifs (antisémitisme, terme créé par un Allemand il y a 123 ans, mais phénomène ancien) ; de l’autre, l’admiration totale pour les Juifs, le judaïsme, la Torah, le mode de vie juif, culminant dans un grand mouvement de judaïsation et de prosélytes.

Cela se voit dans les derniers livres de la Bible hébraïque : prophéties d’Isaïe (anonyme, chapitres 40-66), dernier prophète Malachie, Livre d’Esther. Page merveilleuse d’Isaïe (60) : “Lève-toi, Jérusalem, et voici que vers toi toutes les nations.” À la fin des temps, les nations montent vers Jérusalem, rejoignant Israël. Il y a ainsi deux courants dans le judaïsme palestinien : avec ceux refusant de s’occuper des autres, se concentrant sur les brebis d’Israël ; et avec ceux comme le grand Isaïe (venant de Babylone, extérieur), disant qu’il faut faire rentrer les autres, convoquer les nations à Jérusalem sous la mouvance du Dieu unique.

Les livres des prophètes envisagent la place des non-Juifs ; dans le Nouveau Testament, Paul semble faire de la mission aux païens une question nouvelle et vitale. La question des Gentils apparaît : qu’arrive-t-il aux Gentils ? Vont-ils rejoindre sur la montagne de Dieu et recevoir la Torah ? Au moment eschatologique (fin des temps), il faut décider de leur sort. Ce n’est pas créé par Paul, mais résulte d’un mélange d’éléments particuliers de sa biographie et des circonstances.Jésus, né en Galilée, est un Juif dont l’horizon semble exclusivement tourné vers le peuple d’Israël. Les Évangiles, notamment celui de Matthieu, prêtent à Jésus des paroles qui restreignent explicitement sa mission aux Juifs. Par exemple, dans Matthieu 10:5-6, Jésus envoie ses douze disciples en mission avec cette instruction claire : « Ne prenez pas le chemin des païens, n’entrez pas dans une ville de Samaritains, mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » Cette directive, inscrite dans un contexte de mission précoce, reflète une focalisation sur la restauration spirituelle d’Israël.

Un autre épisode significatif, rapporté dans Matthieu 15:21-28 (avec un parallèle dans Marc 7:24-30), illustre cette exclusivité. Une femme cananéenne, une païenne, implore Jésus de guérir sa fille. Les disciples, agacés par son insistance, demandent à Jésus de la renvoyer. Jésus répond : « Je n’ai été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 15:24). Bien qu’il finisse par exaucer la demande de la femme en raison de sa foi, cet épisode renforce l’idée que la mission de Jésus est d’abord orientée vers les Juifs.

Ces paroles restrictives, souvent perçues comme « embarrassantes » pour un christianisme ultérieurement universaliste, sont probablement authentiques. Selon le texte, les déclarations limitant la mission aux Juifs reflètent une tradition ancienne, antérieure à l’ouverture aux païens. Cette focalisation sur Israël pourrait être postérieure à la chute du Temple en 70, mais elle correspond à la réalité historique de Jésus, qui, en tant que Galiléen, n’aurait eu que peu d’occasions d’interagir avec des non-Juifs, vivant dans un contexte géographique et culturel juif.

L’Évangile de Matthieu présente un contraste frappant. À la fin de l’Évangile, après la résurrection, Jésus donne la « grande commission » : « Allez, faites de toutes les nations des disciples » (Matthieu 28:19). Ce virage, qualifié de « coude manifeste » dans le texte, suggère une évolution dans la compréhension de la mission chrétienne. Pour Matthieu, l’ouverture aux païens semble être une conséquence de l’échec relatif de la mission auprès des Juifs. Cette idée reflète une théologie selon laquelle Jésus est venu d’abord pour les Juifs, mais, face à leur rejet, la mission s’élargit aux nations.

L’ouverture aux païens : une rupture avec le judaïsme ?

Après la mort de Jésus, ses partisans vont timidement, puis délibérément, aller vers les païens et s’ouvrir aux non-Juifs. Jacques et Pierre ne se contentent pas de prêcher uniquement parmi les Juifs. Si l’auteur des Actes prétend que tout a été fait pour aller vers les Juifs, Paul, comme dans bien des cas, interprète théologiquement le phénomène, proposant un scénario intégrant la mission aux païens dans le plan de Dieu avant la fin. Comment des disciples juifs, profondément ancrés dans leur identité et leur tradition, ont-ils pu s’ouvrir aux païens ? Cette ouverture, d’abord timide, devient délibérée après la mort de Jésus et sera portée par des figures comme Pierre, Jacques et surtout Paul.

Un passage révélateur dans sa lettre aux Romains (chap.1), Paul en fin de carrière missionnaire écrit que Dieu lui a donné la grâce d’être “officiant de Jésus-Christ en direction des nations”, se consacrant à l’Évangile pour que l’offrande des païens devienne agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint : « selon l’Esprit de sainteté, a été établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts, lui, Jésus Christ, notre Seigneur. Pour que son nom soit reconnu, nous avons reçu par lui grâce et mission d’Apôtre, afin d’amener à l’obéissance de la foi toutes les nations païennes ».

Le judaïsme de la diaspora, dès le VIe siècle avant notre ère, est marqué par deux phénomènes opposés, décrits comme « les deux faces de la même médaille » :
La haine envers les Juifs : Bien que le terme « antisémitisme » soit anachronique, les Juifs de la diaspora ont souvent été confrontés à l’hostilité des populations locales.
L’admiration pour le judaïsme : Parallèlement, le judaïsme attire de nombreux païens par son monothéisme, sa Torah, son éthique rigoureuse et son ancienneté. Ce mouvement de « judaïsation » se manifeste par l’émergence de prosélytes (païens pleinement convertis au judaïsme, y compris par la circoncision pour les hommes) et de « craignants-Dieu », des païens attirés par le judaïsme sans s’y convertir totalement.

Les prophéties bibliques, notamment dans Isaïe, Malachie ou le Livre d’Esther, anticipent une ouverture aux nations. Par exemple, Isaïe 60:1-3 imagine les nations affluant vers Jérusalem pour se placer sous la mouvance du Dieu d’Israël. Cette vision universaliste coexiste avec une tendance plus exclusiviste, qui limite la mission aux « brebis d’Israël ». Ces deux courants au sein du judaïsme préparent le terrain pour l’ouverture chrétienne aux païens.

Dans les synagogues de la diaspora, Paul rencontre trois groupes distincts :

  1. Les Juifs de naissance, attachés à la Torah et à l’identité juive.
  2. Les prosélytes, des païens ayant adopté le judaïsme, souvent circoncis pour les hommes.
  3. Les craignants-Dieu, un groupe plus fluide, fasciné par le judaïsme sans s’y convertir pleinement. Ces derniers, sensibles à l’éthique et à l’histoire d’Israël, constituent un public réceptif à l’annonce chrétienne, surtout lorsque celle-ci, dans sa version paulinienne, dispense de la circoncision.

Environ 10 % de la population de l’Empire romain (soit 6 à 6,5 millions de personnes sur 60 millions) était juive vers l’an 50, un pourcentage significatif qui reflète l’attraction du judaïsme. Cette ouverture relative, bien que freinée par des exigences comme la circoncision, facilite l’annonce de l’Évangile aux païens.

Le concile de Jérusalem : une décision cruciale

Vers 48 ou 49, une réunion décisive, souvent appelée l’« assemblée de Jérusalem » (à ne pas confondre avec un concile institutionnel), réunit les leaders chrétiens pour trancher une question cruciale : les païens convertis au christianisme doivent-ils se faire circoncire et adopter la Loi mosaïque pour être sauvés ? Cette question, rapportée dans Actes 15 et Galates 2, oppose deux visions :
– Une position traditionnaliste, défendue par certains judéo-chrétiens, exige que les païens deviennent prosélytes juifs, c’est-à-dire qu’ils se fassent circoncire et suivent la Torah.
– Une position ouverte, portée par Paul et Barnabé, considère la circoncision et l’observance de la Loi comme non indispensables pour le salut des païens.

Les deux sources, bien que divergentes sur certains détails, convergent sur l’essentiel : les païens n’ont pas à devenir juifs pour être chrétiens.

Dans Actes 15, Jacques, le frère de Jésus, joue un rôle central. Il cite Amos 9:11-12 pour justifier l’inclusion des païens : « En ce temps-là, je relèverai de sa chute la maison de David, J’en réparerai les brèches, j’en redresserai les ruines, Et je la rebâtirai comme elle était autrefois Afin qu’ils possèdent le reste d’Édom et toutes les nations… »
Dans ce chapitre 15 des Actes, Jacques fixe conditions admission païens : « Frères, écoutez-moi. Siméon (Pierre) a exposé comment dès le début Dieu a pris soin de tirer d’entre les païens un peuple réservé à son nom. Cela concerne avec les paroles du prophète [Amos]».

Pour Jacques, le christianisme n’est pas troisième entité entre judaïsme et monde païen, mais un mouvement de réforme intérieur au judaïsme qui prépare la fin des temps en intégrant les nations.

Dans Galates 2, Paul raconte sa participation à cette réunion, où il expose « l’Évangile qu’il prêche parmi les païens » (Galates 2:2). Il insiste sur le fait que les leaders de Jérusalem (Jacques, Pierre et Jean) ne l’ont pas contredit et n’ont pas exigé la circoncision de Tite, son compagnon grec (Galates 2:3). Paul présente cette décision comme une victoire pour sa vision : la foi en Christ suffit pour le salut, sans passer par la Loi.

La solution adoptée, connue comme le « décret apostolique » (Actes 15:20, 29), impose aux païens un minimum éthique inspiré des lois noachiques, des commandements donnés à Noé avant la Loi mosaïque et la circoncision (établir des lois et interdire de maudire Dieu, l’idolâtrie, la sexualité illicite, l’effusion de sang, le vol et de manger de la chair d’un animal vivant). Ces interdits retenus incluent les souillures des idoles, les unions illégitimes, la viande non saignée et le sang.

Ces règles, considérées comme une version simplifiée de la Loi juive, permettent une coexistence entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens. Elles représentent un compromis : les païens ne sont pas tenus d’adopter la Torah dans son intégralité, mais ils doivent respecter un minimum éthique pour intégrer la communauté.

Les tensions communautaires : l’incident d’Antioche

La question de la coexistence entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens atteint son paroxysme lors de l’« incident d’Antioche » (Galates 2:11-14). À Antioche, une ville abritant une forte communauté juive, la communauté chrétienne est confrontée à un problème pratique : le partage du repas eucharistique. Les judéo-chrétiens, respectueux des lois alimentaires de la Torah, refusent de manger avec les païens, qui ne suivent pas ces prescriptions. Cette division menace l’unité de la communauté.

Paul reproche à Pierre, qui initialement partageait les repas avec les païens, de s’être retiré sous la pression de représentants de Jacques, adeptes d’une observance stricte. Paul qualifie cette attitude d’« hypocrisie » et s’oppose fermement à toute séparation des communautés à table. Pour lui, imposer la Torah aux païens crée une fracture inacceptable, car la foi en Christ doit transcender les distinctions ethniques et rituelles.
Paul identifie la Torah comme un élément de division. Si les judéo-chrétiens continuent à observer la Loi, il n’y a aucune raison d’exiger des païens qu’ils abandonnent leurs pratiques pour adopter la Loi mosaïque. Dans Galates 2:16, Paul affirme : « L’homme est justifié par la foi en Jésus-Christ et non par les œuvres de la Loi. » Cette théologie de la justification par la foi devient le cœur de son message, distinguant son approche de celle des judéo-chrétiens traditionnalistes.

Paul et la mission aux païens : une vision révolutionnaire

Paul développe une vision radicalement nouvelle : la mort et la résurrection de Jésus constituent le seul chemin de salut, rendant la Torah superflue pour les païens. Dans Romains 15:16, il décrit sa mission comme une offrande cultuelle : « La grâce m’a été donnée par Dieu afin que je sois officiant de Jésus-Christ en direction des nations, me consacrant à l’Évangile de Dieu afin que l’offrande des païens devienne agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint. » Cette image cultuelle positionne les païens comme une offrande à Dieu, intégrés dans le plan divin sans passer par la circoncision.

Paul ne rejette pas la Torah pour les Juifs – il continue lui-même à respecter certains rites juifs, comme le montrent les Actes – mais il s’oppose à son imposition aux païens comme condition de salut. Cette position, qualifiée de « circoncision du cœur » (Romains 2:28, 29), met l’accent sur une transformation intérieure par la foi, plutôt que sur des pratiques rituelles : « 28 Ce n’est pas ce qui est visible qui fait le Juif, ce n’est pas la marque visible dans la chair qui fait la circoncision ; 29 mais c’est ce qui est caché qui fait le Juif : sa circoncision est celle du cœur, selon l’Esprit et non selon la lettre, et sa louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu ».

Contrairement à une idée répandue, Paul ne commence pas sa mission auprès des païens isolément. Comme le montrent les Actes, il se rend d’abord dans les synagogues, où il rencontre des Juifs, des prosélytes et des craignants-Dieu. Ce n’est qu’en cas de rejet par les autorités juives qu’il « secoue la poussière de ses chaussures » (Actes 13:51) et se tourne vers les païens. Cette stratégie reflète la continuité entre sa mission et le judaïsme, tout en exploitant la réceptivité des craignants-Dieu, sensibles à un message qui dispense de la circoncision.

Dans Galates 2:7-8, Paul établit une symétrie entre sa mission et celle de Pierre : « L’évangélisation des incirconcis m’a été confiée, comme celle des circoncis l’a été à Pierre. » Cette polarité – Pierre pour les Juifs, Paul pour les païens – vise à légitimer sa mission tout en reconnaissant l’autorité de Pierre. Cependant, Paul insiste sur son indépendance, affirmant que sa vocation vient directement de Dieu, et non de Pierre ou des apôtres (Galates 1:1).

Les Actes des Apôtres : une reconstruction orientée

Les Actes des Apôtres de Luc, rédigés vers 80-90, présentent une vision harmonisée du christianisme primitif, minimisant les conflits entre Paul et les apôtres de Jérusalem. Pierre y joue un rôle de pionnier, notamment dans l’épisode de la conversion de Corneille, un centurion païen (Actes 10), qui marque la première intégration d’un non-Juif dans l’Alliance. Paul, quant à lui, est dépeint comme l’instrument qui met en œuvre cette ouverture, mais sous l’égide de Pierre.

Cette construction narrative, qualifiée de « judicieusement et artistement construite », vise à montrer une continuité entre Jésus, Pierre et Paul. Pierre assure le lien avec le Jésus historique, tandis que Paul étend la mission aux païens. Les Actes minimisent les divergences théologiques, présentant Pierre et Paul comme des « frères jumeaux » avec des rôles complémentaires.

L’auteur des Actes, traditionnellement identifié comme Luc, semble utiliser Pierre pour légitimer la mission de Paul. En attribuant à Pierre le rôle d’initiateur de la mission aux païens, Luc cherche à montrer que Paul n’a pas innové, mais a prolongé une dynamique déjà amorcée. Cette reconstruction, cependant, entre en tension avec le récit de Paul dans Galates, où il revendique une mission indépendante, sans dépendance vis-à-vis de Pierre.

Les tensions avec le judaïsme : une rupture inévitable ?

L’incident d’Antioche révèle les limites de l’accord de Jérusalem. Paul reproche à Pierre et aux représentants de Jacques d’imposer des distinctions qui divisent la communauté. Cette confrontation, qualifiée d’« engueulade » dans le texte, marque un point de rupture. Paul, fidèle à sa vision de la foi comme seul critère d’unité, s’oppose à toute tentative de réintroduire la Torah comme condition de salut.

Cette position marginalise Paul au sein du christianisme primitif, surtout parmi les judéo-chrétiens. Les Actes tentent de masquer cette rupture en suggérant un arrangement à l’amiable, avec une répartition des champs missionnaires : Pierre pour les Juifs, Paul pour les païens. Cependant, Galates révèle une réalité plus conflictuelle, où Paul est accusé d’encourager les Juifs à abandonner la circoncision, une accusation qu’il réfute.

L’intégration croissante des païens semble comme la cause principale de la séparation entre judaïsme et christianisme. À mesure que les non-Juifs deviennent majoritaires dans les communautés chrétiennes, celles-ci s’éloignent des pratiques juives, un phénomène qualifié de « déjudaïsation ». Les différences dans les pratiques – comme les lois alimentaires, le respect du shabbat ou la circoncision – rendent la coexistence difficile. Contrairement aux divergences théologiques, comme la croyance en la résurrection de Jésus, ces questions pratiques (repas, mariages, observance de la Loi) créent un schisme inévitable.

Un passage troublant de la Première Épître aux Thessaloniciens est à remarquer (datée de 50-51, considérée comme le texte le plus ancien du Nouveau Testament), où Paul exprime une critique virulente contre les Juifs (1 Thessaloniciens 2:14-16). Ces versets, accusant les Juifs d’avoir tué Jésus et de s’opposer à la mission, semblent anticiper la rupture consommée entre judaïsme et christianisme un siècle plus tard. Cette rhétorique reflète les tensions croissantes entre les communautés chrétiennes et juives, exacerbées par l’ouverture aux païens.
Le texte met en lumière la transition du christianisme d’un mouvement juif centré sur Israël à une religion universelle englobant les païens. Jésus, ancré dans le judaïsme, limite initialement sa mission aux Juifs, mais les prophéties universalistes du judaïsme et l’attraction du judaïsme dans la diaspora préparent le terrain pour une ouverture aux non-Juifs. Le concile de Jérusalem, en dispensant les païens de la circoncision, marque un tournant décisif, porté par Paul, dont la théologie de la justification par la foi redéfinit l’identité chrétienne.

Cependant, cette ouverture crée des tensions, notamment lors de l’incident d’Antioche, où Paul s’oppose à Pierre et Jacques sur la question de la Loi. Les Actes des Apôtres tentent d’harmoniser ces conflits, présentant Pierre et Paul comme complémentaires, mais Galates révèle un Paul indépendant, parfois en conflit avec les apôtres de Jérusalem.

L’intégration des païens, facilitée par la réceptivité des craignants-Dieu et l’abandon des exigences de la Torah, conduit à la « déjudaïsation » du christianisme, posant les bases de sa séparation d’avec le judaïsme.

Paul, bien qu’il ne soit pas l’initiateur de cette dynamique, y contribue de manière décisive, façonnant un christianisme universel qui marque l’histoire religieuse de l’Occident.

Découvrir la suite… (demain)

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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