ven 05 septembre 2025 - 22:09

Les origines du christianisme – 4

Si vous n’avez pas lu l’épisode d’hier…

L’article d’aujourd’hui aborde les défis de reconstruire l’histoire du christianisme primitif, les sources fragmentaires disponibles, les dynamiques de la communauté primitive de Jérusalem, les tensions culturelles et théologiques entre les Hébreux et les Hellénistes, et l’émergence de figures comme celle d’Étienne.

Les défis de la reconstruction historique du christianisme primitif

L’histoire du christianisme primitif est difficile à reconstituer en raison de la nature fragmentaire des sources de l’Antiquité, contrairement à l’histoire contemporaine où les documents abondent. De nouveaux éléments et documents exigent des historiens de repenser constamment le tableau global. Les sources disponibles présentent d’innombrables lacunes, rendant impossible un récit continu, comme on le ferait pour l’histoire moderne. On ne peut éclairer que certains points grâce à de rares témoignages, tandis que la majorité demeure dans l’ombre.

Les sources les plus anciennes sont cruciales : les sept épîtres authentiques de Paul (1 Thessaloniciens, vers 50 ; Romains, vers 56-57 ; Philippiens, peut-être 62, bien que discuté), suivies de l’Évangile selon Marc (vers 70). Luc est particulièrement remercié pour avoir offert l’Évangile de Luc et les Actes des Apôtres. Les Évangiles sont essentiels pour les paroles de Jésus, tandis que les Actes constituent une source incontournable pour situer chronologiquement les épîtres de Paul et écrire l’histoire du christianisme primitif, de la mort et résurrection de Jésus jusqu’à l’emprisonnement de Paul à Rome en 62.

Cependant, un problème majeur est que Luc, historien des premières communautés chrétiennes, se focalise sur le groupe de Jérusalem, le valorisant à l’excès. Quelques semaines après la mort de Jésus, les disciples semblent tous réunis à Jérusalem. Luc, pour des raisons diverses, s’attache à cette communauté, montrant son premier acte à la Pentecôte : profitant d’une grande fête de pèlerinage juive, ils annoncent la Bonne Nouvelle du Christ ressuscité à tous les présents.

Pourquoi Jérusalem ? Risques et attentes apocalyptiques

Pourquoi ces disciples, majoritairement Galiléens – des provinciaux peu familiers de la capitale, ne s’y rendant qu’occasionnellement pour la Pâque – choisissent-ils de retourner à Jérusalem, un milieu hostile où le Temple et sa police représentent un danger ? C’est un choix risqué et courageux : risqué, car ils sont complices d’un condamné à mort ; courageux, car ils risquent un sort similaire à celui de Jésus. Pourquoi un mouvement galiléen s’établit-il si vite à Jérusalem après la crucifixion ?

La réponse réside dans la spéculation apocalyptique, un état d’esprit et une religiosité spécifiques, non universels. Jérusalem est l’endroit où le Royaume de Dieu doit s’établir, pas en périphérie. Les disciples et la famille de Jésus, tous Galiléens (région au nord d’Israël, opposée à la Judée), s’y installent malgré les risques, car ils attendent le retour imminent de Jésus, lié à la pleine réalisation du Royaume. Cette attente de la fin des temps motive leur présence : ils veulent être là pour accueillir Jésus.

Dans un premier temps, cette attente extrêmement courte entraîne un choix radical : la communauté des biens. Inspirée peut-être par la communauté essénienne de Qumrân (pratiquant le partage des biens), la communauté primitive de Jérusalem cherche à réaliser dès à présent ce qui sera effectif dans le Royaume : une vie de partage parfait et de fraternité intégrale. Les Actes relatent ce choix, qui semble plausible au vu des pratiques esséniennes.

La communauté des biens et ses tensions : l’exemple d’Ananie et Saphira

Un récit pittoresque et effrayant des Actes (chapitre 5) illustre ce modèle : Ananie et Saphira, censés donner tous leurs biens à la communauté, en gardent une partie. Pierre les confronte : “Ananie, comment se fait-il que Satan a envahi ton cœur, pour que tu mentes à l’Esprit, l’Esprit Saint, et que tu détournes pour toi une partie du montant du domaine ?” Leur mort subite reflète un règlement strict, inspiré du modèle essénien, prévoyant une mise en commun progressive des biens. Ananie et Saphira auraient triché, brûlant les étapes tout en assurant leurs arrières. Ce cas montre une communauté stricte, peut-être sectaire, avec des règles d’exclusion et un désir de ne pas trop se mêler aux non-Juifs.

Dans les Actes, les biens sont mis en commun ; ceux qui gardent pour eux suscitent crainte ou respect. Beaucoup admirent la communauté sans la rejoindre, nécessitant un acte volontaire d’adhésion. Comme dans le judaïsme de l’époque, on distingue prosélytes (convertis au judaïsme) et “craignant-Dieu” (sympathisants païens). La communauté fait la différence entre membres officiels et non-membres, mais son organisation exacte reste inconnue. Les premières communautés chrétiennes semblent très strictes, observantes, similaires aux communautés esséniennes, avec des règles et une discipline rigoureuses.

Une communauté ascétique et apocalyptique

Le texte des Actes suggère une tendance ascétique : les Actes mentionnent des veuves (exclues de la sexualité), Philippe convertissant un eunuque (chapitre 8, 27 à 39, exclu de la sexualité), et quatre filles vierges (chapitre 21, ayant choisi la virginité). Cela reflète un renoncement à la vie sexuelle, donc à la reproduction interne. La communauté ne peut se perpétuer qu’en recrutant des adeptes extérieurs, lié à l’attente de la fin des temps : pas besoin de se marier ou d’avoir des enfants, car le Royaume est proche. Cette attente motive un mode de vie tendu vers l’annonce imminente de la parousie (retour du Seigneur).

Le dernier mot du Nouveau Testament, “Maranatha” (“Seigneur, viens” en araméen), est un écho de cette attente originelle. Longtemps, les chrétiens l’attendent, mais doivent réaliser que cela prendra du temps. Les communautés actuelles sont moins motivées par cet article du Credo (“Il reviendra juger les vivants et les morts”), moins central qu’aux origines, où la parousie était essentielle : Jésus ressuscité doit revenir bientôt pour le Règne de Dieu, les événements finaux et le jugement.

La faillite économique et l’adaptation face au retard de la parousie

Cette attente de la fin des temps mène à une faillite économique. La communauté des biens, viable à court terme, devient problématique en quelques années (ou mois). La communauté de Jérusalem, initialement fraternité chaleureuse, doit envisager un autre mode d’existence pour durer face au retard de la parousie. Questions : pourquoi le Royaume n’arrive-t-il pas ? Les pratiques ou doctrines sont-elles erronées ? Qui a raison ? Que faire ? Face à la longue durée, il faut systématiser les pratiques, organiser les églises, établir des responsabilités et hiérarchies.

Les sectes millénaristes (attendant la fin des temps) face à l’échec ont deux options : se dissoudre ou se solidifier via des mécanismes de protection et d’autorité. Le christianisme primitif choisit la seconde voie. Dès la fin du Ier siècle, on distingue des rôles : prédicateurs, prophètes, organisateurs administratifs ou spirituels. Les sociologues montrent que, dans les mouvements millénaristes, le démenti catalyse l’activité, poussant à surmonter l’échec par l’organisation.

Les conflits internes : Hébreux contre Hellénistes

Le Livre des Actes est quasiment la seule documentation sur les débuts du mouvement, mais, écrit un demi-siècle après les événements, il exige une lecture minutieuse. Les expressions comme “en ces jours-là” manquent de précision chronologique, et les chiffres (3000, 4000 convertis) sont aussi réels que “voir 36 chandelles” : symboliques. Les disciples sont dénommés diversement (“saints”, “partisans de la Voie”, “fidèles”, “disciples”), sans uniformité.

Malgré la présentation irénique de Luc (unanimité, harmonie), des tensions apparaissent. Actes 6,1 note que “le nombre des disciples augmentait, et les Hellénistes récriminaient contre les Hébreux parce que leurs veuves étaient oubliées dans le service quotidien.”
Qui sont ces Hébreux et Hellénistes ? Les Hébreux, parlant araméen/hébreu, sont associés aux apôtres (Pierre nommé “Kephas” en araméen). Les Hellénistes, influencés par la culture grecque, ne se limitent pas à parler grec ; ils représentent un christianisme se développant en Égypte, dans la diaspora araméenne, voire jusqu’aux Indes, fondé sur les paroles de Jésus.

Jérusalem est une cité judéo-hellénistique : 40 % des inscriptions sur 280 ossuaires sont en grec ; 15-20 % de la population (surtout femmes) ne parle pas araméen. Les Juifs hellénophones, souvent de la diaspora, s’installent à Jérusalem pour être près du Temple, lieu sacré où le Messie doit advenir. Ne pouvant suivre le culte en araméen, ils créent des communautés distinctes en grec (20-30 fidèles). Cela entraîne des tensions linguistiques et culturelles.

Luc relate un conflit sur la distribution des secours aux veuves (chapitre 6) : les Hellénistes estiment leurs veuves négligées par rapport à celles des Hébreux. Sept diacres, dont Étienne et Nicolas (prosélyte païen converti au judaïsme), sont désignés pour le “service des tables” (diaconie, service social). Mais cela ne fonctionne pas bien ; la communauté n’est pas aussi harmonieuse que Luc le décrit. Inspiré de l’Ancien Testament, il présente une communauté idéale (“un corps, une âme, pas de pauvres”), mais des affrontements surgissent.

Luc hiérarchise deux mouvements parallèles : les Hébreux (fidèles au judaïsme, à la Loi) et les Hellénistes (Juifs libéraux, imprégnés de philosophie grecque, universalistes). Il projette une subordination à Jérusalem, mais les intervenants pensent à deux communautés distinctes : les Sept (leaders hellénistes) face aux Douze (leaders pétriniens). La famille de Jésus collabore peut-être occasionnellement, mais il ne faut pas accepter Luc sans esprit critique.

La crise (Actes 6) est probablement plus profonde qu’une question de distribution. Les tensions touchent l’application de la Loi de Moïse, essence du judaïsme. Les Hellénistes (Étienne) ont une vision libérale, les Hébreux sont prudents.
Étienne, premier diacre, devient prédicateur à succès, premier martyr chrétien, non pour sa diaconie mais pour sa prédication. Originaire des synagogues de la diaspora, il défend ses convictions contre la communauté juive de Jérusalem, suscitant résistances et accusations de provocation. Son discours (Actes 7) critique l’attribution de la construction du Temple à Salomon (« “Dieu n’habite pas une demeure faite de main d’homme” »47 Mais ce fut Salomon qui lui construisit une maison.48 Pourtant, le Très-Haut n’habite pas dans ce qui est fait de main d’homme, comme le dit le prophète : 49 Le ciel est mon trône, et la terre, l’escabeau de mes pieds. Quelle maison me bâtirez-vous, dit le Seigneur, quel sera le lieu de mon repos ? 50 N’est-ce pas ma main qui a fait tout cela ? »). C’est un écho de l’accusation contre Jésus (Marc). Luc, s’appuyant sur des sources archaïques, ne camoufle pas le conflit mais minimise ses éléments.

Le martyre d’Étienne et ses conséquences

Le martyre d’Étienne, lapidé, répète la Passion de Jésus : mêmes paroles (“Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font”, “Je remets mon esprit”). Luc présente Jésus comme premier martyr, Étienne comme second. Cette théologie lucanienne s’appuie sur une tradition locale, non nécessairement inventée, mais amplifiée. Étienne, vu comme précurseur de Jésus par les Hellénistes, a des vues progressistes, peut-être mieux comprises que Jésus, provoquant une cabale des Juifs grecs restés juifs. Sa condamnation, comme celle de Jésus, est un procès régulier, mais probablement truqué.
La lapidation d’Étienne entraîne une grande persécution contre l’Église de Jérusalem.
Tous se dispersent dans les villages de Judée et Samarie, sauf les apôtres. Étonnamment, les chefs (apôtres) restent, assurant la pérennité du témoignage de Jésus à Jérusalem.
Les judéo-chrétiens conservateurs, attachés à la Torah et au Temple, restent, n’ayant pas de raison d’être inquiétés.
Les Hellénistes, trublions, sont expulsés.

les judéo-chrétiens conservateurs auraient été contents de leur départ, car ils compliquaient leurs relations avec le judaïsme.

La synagogue, jouissant d’un statut d’exception dans l’Empire romain, marque sa distance avec les chrétiens pour ne pas être assimilée à eux. Des phénomènes de dénonciation apaisent les tensions, permettant aux Juifs de maintenir des relations paisibles avec l’Empire. La persécution, déchaînée par la caste sacerdotale et les Pharisiens, vise les Hellénistes.
Les Hellénistes fuient vers Antioche, évangélisant les païens, souvent des “craignant-Dieu” (païens judaïsés, plus faciles à convertir). Leur mission, d’abord centripète (vers Jérusalem), devient centrifuge, dépassant le judaïsme. Ils portent l’Évangile aux païens, cherchant à abolir le Temple et la Loi, provoquant un affrontement inévitable avec la communauté de Jacques et des traditionalistes.

Fractures et séparation définitive

Cette fracture entre Hébreux (judéo-chrétiens attachés à la tradition) et Hellénistes (libéraux, universalistes) est terrible, avec des conséquences dévastatrices. Sans la prendre en compte, on ne peut comprendre les épîtres de Paul ni le récit harmonisateur de Luc.
Les Hellénistes, jamais réintégrés, se radicalisent contre Jérusalem, le judaïsme, et la Loi. Vers 49-50, après le concile de Jérusalem, les deux chemins (Hébreux et Hellénistes) se séparent définitivement.

Un nouveau personnage apparaît : Paul, jeune homme approuvant le meurtre d’Étienne et poursuivant les partisans de Jésus pour défendre la Loi.

Illustration de l’article : Le Jugement Dernier par Michel Ange pour la chapelle Sixtine, début XVIe siècle

La suite demain même heure…

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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