jeu 04 septembre 2025 - 13:09

Les origines du christianisme -3

Si vous n’avez pas lu l’épisode d’hier

Voici un article sur les attentes des disciples de Jésus concernant le Royaume de Dieu, avant et après sa mort, les variations dans les récits évangéliques, l’évolution des espérances eschatologiques (liées à la fin des temps), et les adaptations théologiques des premières communautés chrétiennes face à l’absence de réalisation immédiate du Royaume.

Les Promesses de Jésus concernant le Royaume de Dieu

Selon les Évangiles, Jésus avait promis à ses disciples qu’ils partageraient avec lui le royaume de Dieu. Ce royaume est désigné de manière ambivalente : tantôt comme le royaume d’Israël, évoquant une restauration politique et terrestre de la nation juive, tantôt comme le royaume des cieux, suggérant une dimension spirituelle, eschatologique ou céleste. Jésus proclamait l’éruption imminente de ce royaume, avec une espérance à court terme. Il espérait que son message recevrait un accueil favorable du peuple juif, menant à une adhésion massive et à une instauration quasi naturelle du royaume, que Dieu parachèverait rapidement. Cette promesse s’inscrit dans un contexte messianique où la mort de Jésus pose des questions cruciales : marque-t-elle le déclenchement immédiat d’une crise divine pour réaliser le royaume, ou un report à l’avenir ? Pour de nombreux Juifs non convertis, Jésus apparaît comme un faux prophète, car le royaume ne s’est pas matérialisé malgré ses annonces.

Juste après la mort de Jésus, les attitudes des disciples varient d’un récit évangélique à l’autre, oscillant entre espoirs persistants et désespoir profond. Cependant, les Évangiles s’accordent sur un point central : le désarroi général des disciples, leur défaitisme face à l’échec apparent.
La crucifixion s’est déroulée sans signe prodigieux, sans prodige divin, et sans le retournement des événements que les disciples avaient peut-être espéré jusqu’au dernier moment – un rebond miraculeux de Jésus ou une intervention divine pour annoncer l’arrivée du royaume.

L’annonce de la résurrection les prend à revers, comme une nouvelle inattendue qui les force à se retourner et à revenir à Jérusalem. Un exemple symbolique fort est l’histoire des pèlerins d’Emmaüs, qui tournent le dos à Jérusalem, métaphore probable du constat d’échec messianique après la mort de Jésus, crucifié par les Romains avec possible implication des autorités juives. Pour ceux n’ayant pas bénéficié d’apparitions du ressuscité, rien ne suggère un événement radicalement nouveau ; Jésus reste un prophète trompé pour une grande partie des Juifs.

Les attentes eschatologiques et politiques : restauration d’Israël ou royaume spirituel ?

Le royaume promis par Jésus est envisagé sous un horizon principalement terrestre, avec une conclusion imminente sur la terre d’Israël. Dans l’Évangile selon Matthieu,19,28, le logion des 12 trônes – une parole attribuée à Jésus – promet aux disciples qui l’ont suivi de siéger sur douze trônes lors de la nouvelle création, lorsque le Fils de l’homme sera assis sur son trône de gloire, pour juger (ou régir) les douze tribus d’Israël. Ce texte est riche : le verbe grec pour «juger» traduit l’hébreu «chafat», qui signifie non seulement juger mais aussi gouverner ou exercer un pouvoir.
Si cette parole remonte au Jésus historique, elle permet une double lecture : une promesse de participation des disciples à un gouvernement terrestre d’Israël dans son entier, ou une vision eschatologique plus large. C’est en exprimant l’abandon total des biens des disciples que Pierre reçoit en réponse cette assurance de leur rôle dans le renouvellement d’Israël. Cela implique que les douze doivent rénover Israël, anticipant un royaume céleste pour certains (où ils monteront à l’appel du ressuscité) ou terrestre pour d’autres (sur la terre d’Israël purifiée des Romains).

Le Symbolisme et la Composition du Groupe des Douze Disciples

Jésus rassemble autour de lui douze disciples, un nombre hautement symbolique évoquant les douze tribus d’Israël, exprimant une prétention à rassembler et renouveler Israël autour de la proclamation du royaume. Au début des Actes des Apôtres, le groupe est reconstitué après la trahison de Judas, soulignant son importance pour la mission eschatologique. Judas faisait partie des douze, et sa défection nécessite un remplacement pour maintenir l’intégrité symbolique. Jésus n’institue pas les douze de manière solennelle ou publique ; c’est un fait progressif : il constate un groupe fidèle proche de lui et lui donne un sens symbolique, les envoyant aux douze tribus. Trois listes des disciples apparaissent dans Matthieu, Marc et Luc, mais elles ne concordent pas exactement, avec des variations de noms et de places. Le groupe n’est pas rigide : un cercle restreint d’intimes (les douze) est entouré d’un cercle plus large d’adhérents, incluant Joseph d’Arimathée, Zachée, des femmes comme celles mentionnées en Luc 8 (Marie de Magdala, etc.). Les douze ne sont pas nécessairement douze fixes ; c’est un chiffre symbolique, avec un quatuor de tête (Pierre comme leader, Jacques, Jean, André) et des frontières flexibles. Des anecdotes révèlent une mentalité parfois sectaire : débats sur «qui est le plus grand» (récurrents, même au moment ultime), ou réactions hostiles envers d’autres accomplissant des miracles en son nom sans appartenir au groupe («appeler le feu du ciel sur eux»). Cela montre une attitude étroite : «nous sommes le vrai groupe».

Espoirs de Restauration d’Israël dans le Contexte du Judaïsme Palestinien

Dans les Actes des Apôtres (Chap.1,06), les disciples interrogent le ressuscité pendant ses 40 jours avec eux : «Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ?» Cela reflète l’attente dominante dans le judaïsme palestinien des années 30 : une restauration d’Israël par Dieu ou un envoyé, libérant le peuple du poids des païens romains.
L’occupation romaine est humiliante pour un peuple conscient de témoigner de la sainteté de Dieu dans un monde païen ; elle empêche même cette mission, avec des non-Juifs (Grecs) habitant la Terre sainte et des temples païens. Pour les traditionalistes, la situation est inacceptable. L’espoir varie mais converge sur la restauration de la pureté d’Israël : terrassement des impies (Romains comme vecteurs du mal), conversion des pécheurs internes, instauration d’une théocratie.
Les zélotes (ou «élotes») défendent cette lecture théocratique, avec des mouvements de rébellion croissants contre les gouverneurs romains féroces – pillages, rançons, qualifiés de «brigands» ou «sikarioi» (porteurs de sica, poignard court). Entendre parler du royaume de Dieu évoque inévitablement une théocratie rétablie sur la terre d’Israël, remplaçant l’économie artificielle sous occupation, où rois et grands prêtres collaborent avec l’ennemi. Cependant, les Évangiles sont silencieux sur une épaisseur politique à l’action de Jésus ; les sources postérieures réécrivent l’histoire à la lumière de l’échec politique, ne permettant pas d’hypothétiser que la libération militaire était prioritaire pour lui.

Jésus défend un idéal de réforme d’Israël, mais sans discours nationaliste légitimant la violence. Les disciples s’attendaient à la restauration du royaume d’Israël, comme en témoigne l’histoire d’Emmaüs où les pèlerins expriment leur tristesse : ils espéraient que Jésus libérerait Israël du joug romain.

Des pièces de monnaie de l’an 66 portent des slogans pour la libération d’Israël, reflétant des espoirs partagés par de nombreux Juifs partis en guerre. Pourtant, la prédication de Jésus manque de traits spécifiques du nationalisme juif. L’occupation romaine est vue comme source d’exactions et d’impureté, mais Jésus l’aborde symboliquement : l’exorcisme du démon «Légion» (évoquant les troupes romaines) implique que Dieu intervient en chassant les démons matérialisant l’occupation, sans organiser de révolte politique. Il déclare : «C’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, alors le royaume de Dieu a fait éruption jusqu’à vous.» Ses actes sont apolitiques a priori, liés à la libération personnelle plutôt qu’activiste. Jésus se présente comme un prophète annonçant l’irruption incroyable du royaume, avec des disciples plutôt que des partisans armés.

Flavius Josèphe décrit d’autres prophètes exécutés par les Romains pour promesses de signes (comme un prophète égyptien promettant la chute des murailles de Jérusalem), perçus comme menaces séditieuses. Josèphe, dans ses œuvres (Guerre des Juifs vs. Antiquités juives), atténue ces aspects dans les versions tardives pour ne pas présenter les figures juives comme dangereuses pour Rome. Les Évangiles minimisent la menace, avec des phrases comme «rendre à César ce qui est à César», mais pour les Romains, deux royaumes ne coexistent pas ; Pilate voit une guerre potentielle. Paradoxalement, pour Jésus, le royaume commence déjà indépendamment de l’expulsion romaine ou d’une purification militaire.

Dans les Évangiles synoptiques, des éléments soutiennent deux tendances : un royaume intérieur («le royaume de Dieu est en vous», parabole de la graine de moutarde comme petite chose grandissante) et un eschatologique (fin des temps, destruction du Temple). Cela pourrait résulter d’un processus éditorial, attribuant la première au Jésus historique et la seconde à des rédacteurs tardifs, ou refléter des réactions variées de Jésus. Historiquement, sa crucifixion avec un panneau «roi des Juifs» montre que sa proclamation fut comprise politiquement par certains ( dans l’évangile selon Marc : 25 C’était la troisième heure, quand ils le crucifièrent. 26 L’inscription indiquant le sujet de sa condamnation portait ces mots: Le roi des Juifs. ».
Rien ne confirme que Jésus espéra régner sur Israël, mais Israël n’était pas secondaire pour lui.

Aucune prophétie attribuée à Jésus ne s’est réalisée, pourtant les premières générations persistent dans l’attente, comme dans les Actes.

Dans les Actes (chapitre 1), Jésus répond aux disciples : «Vous n’avez pas à connaître les temps que le Père a fixés, mais vous recevrez la puissance du Saint-Esprit.» Cela témoigne du problème persistant : les disciples demandent la restauration du royaume d’Israël. Luc présente cela comme interrogation initiale, puis change les priorités via tout le livre : déni de maîtrise apocalyptique du temps (pas de calendrier pour la fin), transfert de l’attention à un programme de témoignage animé par l’Esprit (sur le ressuscité), et déplacement de l’espoir d’une restauration pour Israël à un témoignage universel (Jérusalem, Judée, Samarie, extrémités de la terre). Les disciples sont détournés d’un rétablissement politique imminent vers un accomplissement divin seul, avec un écart temporel rempli par une œuvre missionnaire. Cette promesse, proclamée par le ressuscité (seule parole dans les Actes), est prodigieusement habile : elle énonce le plan du livre, où le Christ agit à travers les disciples.

Évolution des Attentes : De l’Imminence à la Spiritualisation

Vingt à trente ans après la crucifixion, il est clair que le royaume d’Israël ne sera pas restauré ; le royaume de Dieu ne s’établit pas sur terre incluant Israël. Pourtant, les disciples (y compris gentils) peinent à abandonner l’espérance eschatologique attachée à Israël 20-40 ans plus tard. L’auteur des Actes crée une situation où cette espérance n’existe plus, glissant d’un royaume historique à un spirituel. À l’époque des premiers écrits chrétiens, l’avenir suscite débats : attentes impatientes, mouvements apocalyptiques, ou position pharisienne (accepter l’occupation, prier pour l’occupant, conscience d’une réalité céleste supérieure, remplaçant temps par espace). Paul modifie les interprétations : Jésus comme professeur de morale attendant un royaume politique/national, exécuté par Rome craignant son instauration. Paul élimine le nationalisme, faisant agir le ressuscité au plan individuel : résurrection comme système théologique promettant immortalité et salut à ceux attachés à Jésus. Dans ses épîtres anciennes (aux Thessaloniciens, Corinthiens), Paul anticipe son retour imminent comme juge, sans royaume mondain, mais transformation d’un monde ravagé par le péché. Pour Jésus, le royaume commence déjà ici-bas, transformable. L’apocalyptique éclate le particularisme : pas d’opposition terrestre/eschatologique ; eschatologique signifie fin des temps ou futur simple. Jésus parlait araméen ; pour lui et les Juifs, le royaume signifie salut politique d’Israël, indépendance, retour de la Diaspora, vie exemplaire sur la terre d’Israël – manifestation du règne de Dieu.

Avec le temps, « l’écart grandit entre espoirs des disciples vivants (restauration nationale) et post-mortem (croyance en la résurrection transformant Jésus en Seigneur/Christ). Les disciples attendent son retour (parousie) pour la pleine réalisation du royaume, combiné à la résurrection : vivants transformés, morts ressuscités, victoire sur forces hostiles avant remise au Père.
La première génération voit cela comme bouleversement intégral (monde humain/céleste), forme extrême de judaïsme «radioactif» évoluant vite. Paul, après voyages, proclame encore le salut imminent (épître aux Romains,13,11) : «le salut est plus près de nous maintenant qu’à l’époque où nous sommes devenus croyant»), malgré 20 ans sans avènement. En prison, il envisage sa mort avant le retour, mais maintient l’imminence. Le problème s’aggrave avec le retard ; il faut interpréter théologiquement le présent (entre résurrection/ascension et retour).

Paul le pense bref ; Luc (Actes) offre la première réflexion profonde, marginalisant le retour comme horizon non décisif. Dans le Nouveau Testament, plus le texte est tardif (Paul aux évangiles), plus l’urgence diminue. Marc (chap. 13) lie destruction du Temple à une fin imminente ; Matthieu/Luc l’infléchissent. La 2e épître de Pierre (texte pseudépigraphe en excellent grec) aborde les doutes sur le retard : preuve des derniers jours, Dieu mesure le temps différemment, accordant généreusement du repentir. Chez les Pères (Justin Martyr, Irénée ~180, Tertullien), on trouve des variétés : fin approchant, résurrection des corps, saints à Jérusalem, visée millénariste orthodoxe. «Bientôt» évolue jusqu’à «aujourd’hui». Pour la communauté primitive, un horizon lointain est inconcevable.

Sans manifestation du royaume, les problèmes reprennent : s’organiser, s’installer dans la durée.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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