sam 23 août 2025 - 17:08

Le mot du mois : « Intensité »

Le sémantisme *ten- *ton- désigne l’idée de « tendre, étirer ». Très vaste champ lexical, en grec comme en latin. Que ce soit le ton, son absence ou sa variation, la tonalité d’un son. Tonique, diatonal, catatonique, monotone, atone, baryton. Ou l’électronique, l’hypoténuse, le ténia qui s’étire dans l’intestin ou le tétanos qui prête à tension convulsive des muscles.

Le latin insiste sur l’effort que l’on fait, la tendance, la tension, la toile de tente, la tenture sur un mur. Le champ lexical est très abondant. Contingence, détente, distendre, détention, étendard. Entretien, extension, intendance. L’entendement, l’ostentation. Prétendre, appartenir. Se sustenter. Entre autres.

Les Latins n’établissaient pas une frontière nette entre tendre et tenter. Le tentateur entraîne dans le péché. L’attentat. Le tentacule sert à la préhension.

L’idée générale, dans tous les emplois, insiste sur le mouvement qui pousse vers, ou retient, ou recule loin de. Content, continu, mécontent, discontinu. Maintenant, pertinence, détenir, retenir, obtenir, soutenir.

Ce qui est *tenuis, ténu, est mince parce qu’étiré.

Cette tension omniprésente dans le sémantisme se retrouve évidemment dans l’intention et l’intensité qu’on y met. Ce qui motive la vie active, comme valeur suprême.

Au point que, pour nos sociétés contemporaines, l’intensité tourne à l’obsession dans une forme d’avidité de vivre chaque moment comme s’il était l’ultime.

Tel est le paradoxe : à trop cultiver l’intense, on en perd la saveur de l’instant. Une impossible respiration entre les moments, les occasions, les rencontres. Le temps d’en peser, d’en apprécier la saveur.

Les  « minutes », au sens propre de ce qui est découpé en petits morceaux, le temps « menu », sont même considérées comme un étirement de lenteur. Les secondes, c’est-à-dire ce qui « suit » les précédentes, sont dépassées à la course par les dixièmes, les centièmes, les « nano- ». L’existence est constamment « minutée » dans une frénésie de gain de temps jusqu’à l’absurde.

Gagner du temps ? Mais quel temps, puisque seule compte sa mensuration minimaliste ? Pour en faire quoi ? Une ubiquité fallacieuse, et non moins absurde, place l’individu toujours ailleurs, sans conscience de la densité de ce qui l’entoure, choses et gens. On se lasse de tout, matériel, humain, sentiment, avant même d’en avoir tenté l’aperçu.

Tout plutôt que la routine aux aguets ! C’est pourtant le prix à payer pour vivre – parfois –  intensément. L’insatiabilité n’est-elle pas une accélération diabolique ? Et, si elle est en contraste avec le monotone, l’intensité qui devrait emplir de contentement, au lieu de mettre en relief certaines fulgurances, concourt à rebours au gouffre insondable du manque immédiat.

L’intensité serait-elle une obsolescence programmée à la nanoseconde ?

Annick DROGOU

Si l’on se contente de mesurer l’intensité, on trouvera des réalités nuancées : une lumière, un son, un tremblement de terre de forte ou faible intensité. Mais cette magnitude ne s’applique pas aux sentiments. Émotion, désir, passions, douleur : quand ils sont là, ils sont intenses, ou ils ne sont pas. Parler d’intensité, c’est déjà parler du maximum.

Être intense, c’est tout ou rien. On ne dit pas « faiblement intense » comme on ne dit pas « presque éternel » ou « légèrement absolu ». L’adjectif emporte sa propre radicalité. L’intensité n’est pas une graduation, mais un accomplissement. Elle est ce degré de tension où tout se concentre, sans demi-teinte. Acuité, véhémence, puissance. Elle surgit comme une flamme, comme une pointe extrême.

« L’expérience consiste en intensité, non en durée », écrivait Thomas Hardy. On peut vivre longtemps sans jamais atteindre cette brûlure. Et l’on peut, en un instant, toucher au sommet. Regarder avec intensité, aimer avec intensité, croire avec intensité : c’est là que se joue la vérité d’une existence. Non pas dans la longueur du temps, mais dans l’accomplissement d’un instant qui embrase tout.

Car l’intensité est toujours passagère : elle n’habite que l’éclair. Lui donner place dans nos vies, c’est accepter l’éphémère et la brûlure. Sommes-nous prêts à courir ce risque ? 

Jean DUMONTEIL

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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