ven 15 août 2025 - 18:08

De la pierre aux clairières : la Franc-maçonnerie à ciel ouvert

Dans cette livraison estivale de La Chaîne d’Union, tout respire la continuité et la profondeur. Dès les premières pages, une architecture invisible relie les deux grandes lignes de force qui traversent la revue : la reconnaissance fraternelle envers un homme dont l’œuvre a marqué la Franc-maçonnerie contemporaine et la méditation collective sur le lien sacré qui unit l’initié au monde naturel. Ainsi se tisse un dialogue intime entre la pierre polie des bibliothèques et le bois bruissant des forêts, entre la mémoire consignée dans les archives et la mémoire vivante inscrite dans les cycles des saisons.

La Chaîne d'Union juillet 2025
La Chaîne d’Union juillet 2025

L’éditorial de Jacques Garat, « Les Francs-maçons et la nature », est bien plus qu’une introduction au dossier thématique. Il est un seuil, une porte symbolique. Le Temple maçonnique, écrit-il, n’est pas seulement clos sur ses colonnes et ses murailles : il est ouvert sur l’univers, sur la voûte céleste, sur ce que les Anciens nommaient la « grande architecture » du cosmos. Les signes du zodiaque, les quatre saisons, les éléments – terre, air, eau, feu – ne sont pas des abstractions : ils s’inscrivent dans l’expérience vécue de l’initié. La rose et l’olivier, la grenade et l’acacia, le cèdre et l’épi de blé ne sont pas de simples ornements, mais des vecteurs d’analogie, des ponts tendus entre le geste rituel et la totalité vivante de l’univers.

En cela, la Franc-maçonnerie du XVIIIᵉ siècle, portée par l’esprit des Lumières, investit le monde des jardins comme un espace d’expression de la pensée libre : on y voit éclore une autre forme de Loge, un atelier à ciel ouvert où l’on apprend à harmoniser l’art, la nature et la fraternité.

L’art des jardins à travers l’Europe au siècle des Lumières
L’art des jardins à travers l’Europe au siècle des Lumières

Le sommaire du dossier décline cette thématique en autant de stations initiatiques. Jean-Marc Schivo, fort de son remarquable ouvrage L’art des jardins à travers l’Europe au siècle des Lumières (Dervy, 2024), couronné du Prix Beaux Livres de l’Institut Maçonnique de France (IMF) 2025, conduit le lecteur dans les parcs et jardins où l’esthétique paysagère se fait méditation philosophique. Pierre Mollier nous introduit dans l’univers oublié des « Francs-jardiniers », société fraternelle née en Écosse au XVIIᵉ siècle, où le travail de la terre et l’inspiration biblique se mêlaient à une organisation mutualiste d’une grande modernité.

Laurent-Segalini
Laurent Segalini -Source 450.fm

Laurent Segalini, passeur de lumière et actuel directeur du musée de la franc-maçonnerie, est docteur en anthropologie historique. Dans deux contributions, il nous conduit sur les traces des « Bons Cousins Fendeurs », peuple du bois et des clairières dont l’histoire se déploie entre le XVIIᵉ et le XXᵉ siècle.

Les forêts françaises abritaient alors tout un monde de travailleurs organisés en petites communautés, structurées sur le modèle des confréries et soudées par des formes de solidarité aussi concrètes que symboliques. Des témoignages attestent de pratiques rituelles dès les années 1670, révélant un univers initiatique enraciné dans la vie forestière. Laurent Segalini redonne voix à cette tradition en livrant la transcription minutieuse du « Devoir des Bons Cousins Fendeurs » de 1751, accompagnée d’une introduction et de notes éclairantes. Ce cérémonial, destiné à la réception au grade de briquet – ce grade est ce que le grade d’Apprenti est à la Franc-Maçonnerie, porte d’entrée rituelle dans un univers où l’outil, le bois et la forêt sont chargés de symboles initiatiques – et de compagnon ainsi qu’à la grande maîtrise d’un Bon Cousin Fendeur, constitue à ce jour le plus ancien rituel connu d’organisation initiatique forestière.

Guy Penven prolonge cette exploration en ouvrant la réflexion vers les urgences écologiques et humanistes d’aujourd’hui, voyant dans ces traditions un modèle fécond pour repenser notre lien au vivant.

Et puis vient, en clôture du dossier, la voix singulière de Flavien Lavisse, « L’appel de la forêt ». Fondateur en Normandie d’une vente forestière dont il est le Cousin Maître, il nous parle de l’intérieur. Son texte n’est pas seulement un témoignage : c’est une véritable initiation par les sens et par l’imaginaire. Il commence par un exercice de projection : quitter le carré du Temple, franchir le seuil, s’enfoncer dans les sentiers de fougères. Il faut fermer les yeux, sentir sous ses pas la terre humide, entendre le bruissement des arbres et le chant lointain des oiseaux. La description est d’une précision charnelle : odeur de tourbe tiède, fumée qui se mêle au vent, chant du pinson, cri du geai, froissement des feuilles de hêtre. L’espace rituel se déploie alors : cercle de billots, feu central, outils posés sur une table de pierre, cabanes décorées d’objets simples – cruches, lanternes, tonnelets, carrosseries de lavandière. Chaque détail est une parcelle de mémoire.

Peu à peu, les figures humaines apparaissent : hommes et femmes en tabliers de cuir, sabots aux pieds, cordons de feuillage en bandoulière. Les appellations rituelles fusent : « Bon Cousin », « Bonne Cousine », « Bon Cousin Maître », « Duchêne », « Delorme ». Les mots, presque enfantins, semblent venir d’un temps où la fraternité se disait sans détour. Le vocabulaire surprend, amuse, désarme : il rappelle que certains rites, malgré leur apparente simplicité, portent une profondeur qui ne se livre qu’à ceux qui acceptent de se laisser toucher. Et soudain, tout se réorganise dans l’esprit du lecteur : le cercle devient carré, les fonctions se dessinent – autel des serments, officiers, circulation solaire. La forêt, elle aussi, devient Temple.

Cercle_forestier - Source 450.fm
Cercle forestier – Source 450.fm

Flavien Lavisse replace ensuite cette scène dans une histoire récente : la résurgence, dans les années 1990, des ventes forestières. Certaines sont exclusivement maçonniques, d’autres mêlent diverses formes d’initiation : compagnonnage, druidisme, voire ouverture aux profanes. Toutes partagent un refus des contraintes centralisatrices et une volonté de préserver l’autonomie. L’auteur insiste sur le caractère vivant, mouvant, de ces groupes : ils apparaissent, disparaissent, renaissent, toujours libres. Leurs rituels, hérités du XVIIIᵉ et du XIXᵉ siècle, relient les gestes du bûcheron, du fendeur, du charbonnier à une symbolique profonde : celle de la transformation de la matière brute, de l’alliance entre effort physique et édification intérieure.

La Chaîne d'Union juillet 2025
La Chaîne d’Union juillet 2025

Harmonisé à l’ensemble du numéro, cet article agit comme un miroir inversé du premier volet, l’hommage à Pierre Mollier. Là où l’hommage nous plonge dans les archives, les documents, les traces écrites de la mémoire, « L’appel de la forêt » nous ramène au geste, au souffle, à l’odeur de la terre et du bois. Là où la pierre conserve, le bois vit et change ; là où les bibliothèques rassemblent, la forêt disperse et renouvelle. Et pourtant, les deux sont indissociables : la mémoire qu’on lit et la mémoire qu’on pratique, l’histoire que l’on raconte et celle que l’on vit. Ce numéro de La Chaîne d’Union nous le rappelle : la Franc-Maçonnerie, pour rester vivante, doit tenir ensemble ses racines de pierre et ses branches de bois, ses archives et ses clairières, son passé consigné et ses rites vécus. Dans cette alliance, il y a non seulement un héritage, mais aussi une promesse.

La Chaîne d’Union – Les francs-maçons et la nature

Revue d’études maçonniques, philosophique et symbolique.

Grand Orient de France, N°113, juillet 2025, 96 pages, 13 €

Conform édition, le site https://www.conform-edit.com/produit/n113-les-francs-macons-et-la-nature/#info

Illustrations : © Yonnel Ghernaouti B.˙.C.˙.C.˙.

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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