mar 12 août 2025 - 11:08

Les frontispices des Constitutions maçonniques

Un frontispice est, par excellence, la page annonciatrice d’un ouvrage.
Les illustrations des frontispices de différentes éditions des Constitution maçonniques n’ont pas manqué leur visée de saisir l’essence de la Franc-maçonnerie, de transmettre visuellement ses principes. Mais aux côtés des représentations allégoriques de vertus, on trouve parfois des personnages maçonniques importants, ceux de son passé mythiques comme ceux contemporains de leur publication.

Les gravures étaient même vendues séparément.

Les frontispices des éditions des Constitutions d’Anderson

Dans l’édition de 1723,

John Pine, le graveur du frontispice,  les deux coéditeurs John Senex et John Hooke, ainsi que  l’imprimeur William Hunter, sont tous francs-maçons.

On peut se demander si la perspective de la gravure n’aurait pas été inspirée par un mix des gravures allégoriques du réputé graveur allemand Matthaeus Greuter : Les sept arts libéraux honorant les armes du roi de Pologne de 1605

avec le Jardin emblématique du Séminaire romain, vers 1613.

À moins que l’inspiration ne soit venue d’une œuvre de 1638, Architectural Fantasy with Figures, du peintre néerlandais Gerard Houckgeest.

Il est aussi possible d’interpréter ce frontispice comme inspiré par la  gravure du XVIIe s. de Giulio Parigi,  Il Giardino di Calipso

Le frontispice de 1723 présente un décor architecturé imprégné de son temps. Il décline notamment les cinq ordres d’architecture en une perspective théâtrale renforcée par le jeu de dallage convergeant vers une arcature ouvrant sur des lointains. La voie indiquée ressemblerait à l’ouverture de la mer des joncs pour laisser passer les hébreux vers la terre promise. (Exode, chapitre 14, versets 15-31).

Dans les cieux aux nuées tourbillonnantes émerge, dans son char, un Apollon victorieux, symbole de lumière. Il fut, probablement, inspiré du Char d’Apollon peint par James Thornhill, fellow de la Royal society. Il est envisageable que cette étude ait été faite précisément pour aider Pine à faire le frontispice.

On ne manquera pas de remarquer que le théorème de Pythagore est  figuré au premier plan sous la forme de la démonstration d’Euclide (IVe siècle av. JC.). Avec sa 47ème proposition, sous un aspect géométrique, est exprimée  une égalité de surfaces et non de calcul. En effet, il y est dit : «Dans les triangles rectangles, la figure construite sur le côté qui sous-tend l’angle droit, est égale aux figures semblables et semblablement décrites sur les côtés qui comprennent l’angle droit.» La place de ce schéma sur la gravure, au premier plan, annonce la volonté de la nouvelle Constitution de s’inscrire dans le mouvement des Lumières. L’influence de Newton et des savants de la Royal Society est avérée : exclusion des questions politiques et religieuses, recherche d’un accord sur une religion et une morale naturelles et universelles, tolérance limitée par l’exclusion du libertinage et de l’athéisme, volonté de contribuer au bien commun et à la paix civile, et surtout valorisation des savoirs, des sciences en particulier.

Le dessin pourrait également évoquer l’histoire de la Franc-maçonnerie depuis l’Antiquité comme la raconte Anderson ; d’où la présence d’Apollon et d’Euclide.
Sous le schéma, on peut lire le mot eurèkha écrit en grec ευρηχα pour accentuer la grécité de ces éléments du frontispice.

Consulter le texte de Guillaume Vincendeau n° 131/132 juillet 2002, Le frontispice des Constitutions d’Anderson, p. 171.

Si l’on est sûr de l’identité des deux Ducs, de Montagu à gauche, et de Wharton à droite ainsi que celle de  Desaguliers derrière ce dernier, les autres personnages prêtent à supposition.

Une hypothèse défendue par Michel König :

 à gauche, derrière le duc de Montagu, c’est Isaac Newton (hypothèse  peu probable, Newton n’ayant pas été franc-maçon). à droite, derrière le duc de Wharton, il y aurait Jean-Théophile Désaguliers, à sa droite Anthony Sayer et Georges Payne les passés Grands Maîtres.

Une autre hypothèse de Frédéric Béatrix: L’homme qui se tiendrait derrière Montagu sur le frontispice des Constitutions de 1723 n’est autre que l’architecte de Saint-Paul, intendant du Roi : Sir Christopher Wren. C’est le seul homme à la croisée de trois cercles : la Royal Society, la worshipful company of masons des des  Architectes opératifs  et la Franc-maçonnerie spéculative.En effet en  comparant, outre le port de la perruque, le vêtement de Wren sur son portrait et sur le frontispice, il y a grande similitude.
Cette hypothèse n’est pas retenue par la GLUA.

L’hypothèse défendue par la GLUA  et documentée par Étienne Hermant : à partir d’une peinture murale de 1929 réalisée par  les FF\ Adam Sherriff-Scott de Zetland Logen 12, et  Charles W. Kelsey, de la Loge Mont-Royal n ° 32), – une commande de la Grande Loge du Québec pour la Salle commémorative du Temple de  Montréal (appartenant à  un groupe de 6 peintures retraçant l’historique de la Grande Loge) – et des analyses faites à cette occasion, les personnages, malgré des visages de frères de l’Obédience incorporés, représenteraient en couleur très explicitement : le frontispice des   Constitutions de la fraternité ancienne et honorable des francs-maçons libres et acceptés publié en 1723. 
Les personnages principaux sont John, duc de Montagu, Grand Maître des maçons en Angleterre en 1721, arborant l’ordre de la jarretière, remettant à son successeur Philip, le duc de Wharton, un rouleau des Constitutions. Derrière chaque Grand Maître se trouvent ses officiers : d’un côté à gauche, le docteur John Beal, Député Grand maître, Josias Villeneau et Thomas Morris, les Grands Surveillants, de l’autre côté à droite, le docteur Jean Théophile Desaguliers, Grand Maître adjoint, Joshua Timson et William Hawkins, les Grands Surveillants . Cette hypothèse est attestée, par ailleurs, dans  The New Book of Constitutions 1738, p 112-115.

Remarquons avec Roger Dachez le frontispice, par Cole, d’une édition piratée parue en 1731 intitulée The ancient constitutions of free and accepted masons.
Le frontispice représente trois gentleman maçons modernes debout devant un chantier contemporain en construction. L’un d’entre eux est revêtu d’un tablier dont les grandes dimensions rappellent celui tenu par un des Grands Surveillants derrière le Duc de Montagu sur la gravure de 1723. Le personnage de gauche tient une équerre dirigée vers la terre, le personnage au centre un compas dirigée vers le ciel, celui de droite semble toucher une bourse pendue sur sa hanche. Peut-être évoquen-ils les valeurs théologales, foi, espérance et charité.Trois ordres d’architecture y sont repris qui correspondent aux piliers autour du tapis de Loge de Sagesse, force et beauté.

Dans l’édition de 1738, une gravure tient compte du 3ème degré introduit en 1730. Elle montre Hiram présentant à Salomon les plans du Temple, gravure sur laquelle Hiram apparaît donc comme architecte.
Dans cette édition, écrite quinze ans après la mort de Sir Christopher Wren, James Anderson lui rend  hommage en rappelant ses fonctions de Grand Surveillant, Grand Maître Adjoint et Grand Maître.
La gravure de John Pine (qui réalisa aussi le Frontispice de 1723) est fondée sur un dessin de James Thornhill, fellow de la Royal On retrouve les auteurs de 1723.

Une toute autre symbolique apparaît dans la version de 1767 

Créé par le graveur Benjamin Cole (auteur de l’édition non officielle de 1729/1731) et Louis-Philippe Boitard, ce frontispice évoque l’année 1736  du commencement de la guerre de sept ans qui opposa la Grande Bretagne de Georges II et la France de Louis XV en particulier.
Le frontispice montre en arrière plan la « Skyline » de Londres telle qu’elle a été architecturée par le génie d’un seul homme pendant près de 50 ans : l’architecte du Roi, Sir Christopher Wren. On y voit la cathédrale St Paul entre autres églises.
Le Blason est celui des Maçons opératifs de la « Worshipful Company of Masons »…à un détail près : l’oiseau sur le casque devenu  un passereau.  Le mot « Wren » étant le nom anglais de cet oiseau..
Ce frontispice a été réutilisé encore deux fois, pour les éditions de 1767 et 1776.

Le frontispice de la 5ème édition des Constitutions d’Anderson de 1784 (retardée dans sa parution en 1786, car la gravure, une collaboration de quatre artistes, Thomas Sandby, Giovanni Cipriani, Francesco Bartolozzi et James Fittler, ne fut pas achevée à temps) représente la partie architecturale de l’intérieur du Freemasons Hall dont la première pierre fut posée par le Grand Maître, Lord Petre, en 1775, et le hall fut inauguré par le même en 1776.
Ces Constitutions furent presque entièrement réécrites par John Noorthouck en 1784 et approuvée par la Grande Loge (alors présidée par le duc de Cumberland). Leur titre est : Constitutions de l’ancienne fraternité des Maçons libres et acceptés : contenant leur Histoire, Charges, Règlements, compilé par ordre de la Grande Loge à partir de leurs anciens dossiers, et Traditions, par James Anderson, (Constitutions of the antient fraternity of free ans accepted Masons : containing their History, Charges, Régulations, &c. Fist compiled by order of the Grand Lodge from their old records, and Traditions, by James Anderson, DD.)

Dans cette salle du nouveau Freemasons’Hall se trouve une grande table (dite «the mystic Table», celle autour de laquelle se réunissaient les premiers francs-maçons). Là sont exposés deux Globes et d’autres ornements maçonniques, une louve supportant une pierre cubique, une bible ouverte, un compas et d’autres instruments. Sur le sol, à gauche de la gravure, une sphère armillaire.
Une sphère armillaire est une combinaison de cercles emboîtés, permettant de représenter certains mouvements des astres. Son utilisation permet de comprendre les saisons, les mouvements des étoiles et du Soleil en différents points de la Terre. Sa présence affirme la prévalence de la science astronomique parmi les arts libéraux. Également au sol, sur la droite, un ustensile qui pourrait être une urne pour les votes. Dans un nuage surplombant l’image, la Vérité, entourée par les trois Vertus Théologales (la Foi élevant un calice et la Bible, l’Espérance en un rameau d’olivier et la Charité avec un bébé dans ses bras). La vérité tient un miroir réfléchissant la lumière d’En-Haut par trois rayons éclairant la salle. Un messager ailé porteur d’une torche enflammée descend sur le rayon central, portant avec lui le bijou du Grand Maître attaché au bout d’un cordon, en signe d’approbation d’un édifice tout entier dédié à la Charité et la Bienfaisance. 

Le frontispice de l’édition de 1819 fut gravé par William Sylvester. Une figure féminine, représentant la Franc-maçonnerie, se dresse dans un temple maçonnique, sa main droite tenant un faisceau ou un faisceau de tiges liées. Sa main gauche repose sur un piédestal décoré, dans des alcôves, d’allégories de Foi, d’Espérance et de Charité, et peut-être de Fortitude, portant le nom de Duke of Sussex, MW GM. Au-dessus du socle est une réplique en bois de The Ark of the Masonic Covenant que John Soane a réalisée pour abriter les Articles de l’Union de 1813 qui concluent le rapprochement des Antients et Moderns,  et un globe terrestre. À ses pieds une sphère armillaire (présente aussi sur le frontispice de 1784), un volume de la loi sacrée estampillée d’une grande lettre G  et quelques outils maçonniques. Derrière elle se trouve un brasier en relief avec le mot Concord, et  derrière cela un buste du Prince Régent sur un piédestal, où est gravé «La plus Glorieuse Majesté» et les débuts d’une date en chiffres romains, peut-être 1813. La conception porte sur le sujet de l’union. Le Prince Régent, ancien Grand Maître, était Patron de la Grande Loge Unie. Son buste représente également la fidélité à la couronne, peut-être une référence à l’Unlawful Societies Act de 1799 et à la collaboration du deux Grandes Loges sur la négociation et la mise en œuvre de la loi.

Les frontispices des éditions des Constitutions de Laurence Dermott, Ahiman Rezon (il y a eu 8 éditions de 1756 à 1813).

S’ils exprimèrent des messages purement maçonniques, ils exprimèrent aussi leur attaques des Antients contre leurs rivaux, les Moderns.

Si dans l’édition de 1756 il n’y a pas de frontispice, dans l’édition publiée en 1764, le frontispice est gravé par Larken. La gravure est composée de deux armoiries.
L’armoirie de la partie inférieure, comme une base, porte l’indication « Les armes de l’opérative ou des maçons de pierre », c’est-à-dire de la Worshipful Company of Masons.
Il est précisé sur l’autre armoirie, qui surplombe la précédente, qu’elle est « Les armes de la fraternité la plus ancienne et la plus honorable, des maçons libres et acceptés ». Y sont représentés les animaux des quatre principales tribus d’Israël : le lion de Juda, le bœuf d’Éphraïm, l’homme de Ruben et l’aigle de Dan. Debout sur le Tabernacle, deux kérubim tétramorphes, rappelant la vision du prophète Isaïe, les soutiennent.

Les six éditions suivantes des Constitutions de Dermott présenteront un frontispice différent montrant un temple dorique prostyle. Initialement conçu par Dermott pour la 3e édition en 1778, il fut révisé par Thomas Harper.
Le frontispice de la 3ème édition de 1778 est explicité par Dermott lui-même, ce qui nous permet d’y voir : «Les trois figures sur le dôme représentent les grands maîtres du tabernacle du désert.  Moïse, Bezael et Oholiab son aide en référence à Ex ; 31,6.
Les deux figures couronnées sur la gauche représentent les trois grands maîtres du saint Temple de Jérusalem. Les deux figures couronnées représentent Salomon et le Hiram le roi de Tyr, et en leur contre-bas se trouve le Maître Hiram Abi. 
Les trois personnages de droite, sur la gravure, représentent les trois grands maîtres du second temple de Jérusalem. Le prophète Haggaï, Zorobabel et Josué en contre-bas.
Les trois colonnes, portant les armes d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse et, soutenant l’ensemble de la structure du dôme, représentent les trois Grands Maîtres qui ont «sagement et noblement formé une triple union pour soutenir l’honneur et la dignité de l’Ancien Métier, pour lequel les noms de seigneurie seront honorés et vénérés tant que la Franc-maçonnerie existera dans ces royaumes» 
Les socles sur lesquels reposent les quatre statues intérieures sont décorés d’un fil à plomb, d’un compas, d’un niveau et d’une équerre.
Le piédestal situé juste devant le temple est gravé des noms des Grands Maîtres de la Grande Loge des Antients et des Grandes Loges d’Écosse et d’Irlande.

En plaçant les noms des souverains des trois Grandes Loges sous les figures des maîtres bibliques, il est ainsi dit que les Grands Maîtres sont les héritiers de Moïse, Salomon et Zorobabel, alors que les Grands Maîtres des Moderns ne le sont pas.
Une parenthèse, avec Josué en contre-bas, c’est rappeler que c’est Josué qui répartit les pays conquis entre les enfants d’Israël, selon leurs groupements. Le livre de Josué se termine à Sichem . C’est là que Josué conduisit les tribus et proclama l’alliance définitive d’éternel avec le peuple des Hébreux C’est aussi à cet endroit que l’évangéliste Jean situe la rencontre de Jésus et de la Samaritaine.

L’illustration du  rêve de Dermott par Isaac Taylor (évoqué dans le texte Ahiram rezon de 1756) se trouverait peut-être sur le frontispice de la 4ème édition de 1780 où l’on voit le Maître, tenant un compas, enseignant les secrets de l’Art royal à un compagnon (bavette baissée) semblant prêté serment. En effet, cette Constitution insiste tout particulièrement sur «l’excellence du silence et avec quel soin il faut le garder» lui consacrant l’ouverture du texte :

Que peut-on conclure de ces différents témoignages symboliques ? Comme l’écrit Daniel Dubuisson dans La conception éliadienne du symbolisme (p.26): «Toute théorie générale de la fonction symbolique, considérée dans son ensemble, implique qu’elle définisse, à propos des symboles, les conditions sociales, historiques, psychologiques, idéologiques, etc, de leur production, leurs caractères sémiotiques majeurs, leurs propriétés formelles, leurs modes de lecture ou d’interprétation possibles et, enfin, leur rôle multiforme tant pour les individus que pour des groupes».

On s’apercevra alors que les symboles comme les mythes permettent de décider ce qui «fait» le moment historique, l’âme d’une époque.

Je n’aurais pu documenter cette présentation sans l’aide précieuse d’un article de Martin Cherry de la Quatuor Coronati Lodge No. 2076, Illustrations of Masonry: The Frontispieces of the Book of Constitutions 1723–1819 et les indications architecturales de Frédéric Béatrix.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES