« j’y crois parce que c’est absurde ! »
Tertullien
Nous avons tous besoin de pèlerinages qui rythment nos vies, qu’ils soient religieux, philosophiques ou intimes. Une manière de donner sens à la banalité du quotidien et de vérifier que nous sommes toujours bien enracinés, que nous n’allons pas être bousculés par le moindre souffle de vent. Une manière de vérifier que nous sommes plus du côté du roseau que du chêne !
Je vous fais confidence, que depuis de très nombreuses années, mon « chemin de compostelle » passe par le festival de cinéma de la rochelle. Un lieu magique où les cinéphiles se retrouvent pour leur messe annuelle !
I- Un certain Claude Chabrol
Ce 53e festival, comme à son habitude présentait des merveilles du « 7e art ». Mon attention fut particulièrement attirée par une rétrospective de l’oeuvre cinématographique de claude chabrol (1930-2010). Le personnage et les films ne peuvent que jouer un rôle d’aimant : le grotesque, la fantaisie, la dérision, la vivacité, la manipulation, structurent son cinéma et en font sa richesse et sa profondeur. Existe aussi un jeu très subtil sur la frontière quasiment invisible qui sépare le crime et la folie, la norme et la rébellion, le cadre et la marginalité. Un lieu qui peut se situer entre honoré de balzac, flaubert et simenon et qui illustre la solitude de l’homme. Avec ses 57 films et 23 téléfilms et près de 50 millions de spectateurs, chabrol est un immense metteur en scène. Figure de la « nouvelle vague », il va manier l’humour tendre et la férocité. Sa fille adoptive, cécile, décrit ainsi le non-conformiste (1) : « une vie de bouddha gourmand, d’anarchiste sournois, de jouisseur impertinent et débonnaire » ! A ajouter une féroce critique de la bourgeoisie (dont il était un pur produit !) face à sa fausse morale et sa violence dissimulée. Il est intéressant de constater que la plupart de ses succès sortiront durant la période « pompidolienne »…
II- Ah mademoiselle hélène, je vous mets de côté un beau gigot. Vous m’en direz des nouvelles !
Et puis la surprise…
Parmi les films célèbres de chabrol (le beau serge, les cousins, les bonnes femmes, les godelureaux, les biches, la femme infidèle, que la bête meure, la rupture, juste avant la nuit, les noces rouges, landru) revoir le boucher, film sorti en 1970, nous ouvre des perspectives philosophiques insoupçonnées qui donnent un éclairage étonnant sur la pensée chabrolienne qui loin d’être légère et gratuitement provocatrice, nous ouvre à des questions insondables. Dès lors, le monde de chabrol prend la dimension d’une histoire de l’homme sans la grâce ni la rédemption. Un monde proche de bouddha, cioran et schopenhauer et de leur conception de la permanence de la douleur. Une sorte de contre-poison à l’enthousiasme de spinoza pour la recherche du bonheur…
A un mariage, dans une petite commune de dordogne, paul thomas dénommé « paupol » par les habitants (prodigieux jean yanne !), boucher du village, fait la connaissance de mademoiselle hélène, la sympathique directrice de l’école communale (vedette fétiche de claude chabrol, stéphane audran recevra le prix de meilleure actrice saint-sébastien, pour ce rôle en 1970). Une sympathie naît spontanément entre ces deux êtres sur la touche : elle se relève difficilement d’une rupture et lui trimballe un lourd passé d’ancien militaire en indochine et en algérie, une période où l’on entassait les cadavres dans les camions, comme de la viande dont il s’occupe maintenant et qu’il offre comme cadeau à mademoiselle hélène, à la manière dont on offrirait des fleurs à l’élue de son coeur !
Un rapprochement amoureux s’opère mais l’un et l’autre savent qu’ils y croient parce que c’est absurde par nature : une parenthèse seulement, qui prend racine dans la peur de vivre de l’un et de l’autre, qui va se trouver accélérer par la découverte d’une jeune fille assassinée sauvagement à coup de couteau dans le bourg voisin. Crime suivi d’un second lors d’une sortie scolaire qu’organise mademoiselle hélène avec ses élèves pour leur faire découvrir une grotte avec des peintures pariétales sur les chasseurs et le gibier potentiel, et où l’on trouve un autre corps ensanglanté de jeune femme à deux pas de la grotte préhistorique visitée.
Et c’est là que le génie de chabrol se manifeste :
– nous devinons aisément que le boucher est le coupable et donc qu’il n’y a pas d’énigme policière à résoudre.
– nous faisons aisément le pronostic d’une psychose, mais chabrol ne s’y attarde pas. La question n’est pas là car, comme sénèque le fait remarquer : « nullum unquam existitit sine aliqua dementia » (« nul ne peut prétendre exister sans être un peu cinglé ! »).
– nous avançons bien sûr l’hypothèse que l’institutrice est en danger car elle devine très vite, comme nous, qui est l’assassin, mais que l’affection que lui porte le tueur l’obligera à retourner la violence sur lui pour l’épargner. Nous prévoyons le final « harakiri » du pseudo-samouraï comme inéluctable. Elle ne le dénoncera pas avant la scène finale, partagée entre la peur de la mort ou de nouveau de se retrouver seule.
Qu’elle est alors la question de chabrol ? Elle se tient dans la caverne : pourquoi la violence initiale dont l’homme est porteur de toute éternité est honorée quand il répond aux injonctions de l’état et devient ainsi un « héros » ou qu’il exerce un métier axé sur une forme de violence et pourquoi est-il un assassin quand il répond à ses pulsions ? L’image des peintures pariétales nous revient alors en mémoire : qui est le gibier et qui est le chasseur dans nos « grottes intérieures » ?
Mais surtout, sommes-nous sortis de la caverne où nos instincts nous enchaînent ? Dans le mythe de la caverne, notre incontournable platon nous répond que non : accéder à la lumière n’est pas une fin en soi. Il convient de redescendre dans la caverne, car elle est notre habitat et nos visites à l’extérieur ne sont qu’occasionnelles et limitées et retournons aux chaînes de notre nature. Platon tente de négocier une solution acceptable : cela serait, théoriquement, pour aider les autres ; ceux qui n’ont pas encore vu la lumière. Mais à quoi bon puisqu’elle n’est que momentanée. Dans le film,chabrol nous montre que la tendresse des « desesperados » que sont les deux héros, ne les sauvera pas de l’obscurité qui reprend ses droits…
III – pas le choix : ou la morale ou l’ethique.
Ce film dénonce l’ennemi de chabrol par excellence : la morale. Celle qui prétend répondre à la nature de l’homme en proposant ses solutions et en condamnant ceux qui ne les partagent pas, générant ainsi d’autres violences. La voie juste est sans doute la proposition humaniste de l’éthique, celle qui sait que la nature humaine peut produire des merveilles mais qui repose aussi sur un fond qui repose sur une bestialité latente qui n’attend qu’une occasion pour se manifester. Pour chabrol, la non-violence n’est qu’un décors, une mise en scène provisoire. La morale, de quelque nature qu’elle fut est l’imposition d’une « vérité », l’éthique c’est « faire avec ». Albert camus, dans un texte fondamental que nous citerons dans son entièreté, de juin-juillet 1948 (« deux réponses à emmanuel d’astier de la vigerie »), va aborder cette question de la violence inhérente à l’homme (2) : « ce n’est pas me réfuter en effet que de réfuter la non-violence. Je n’ai jamais plaidé pour elle. Et c’est une attitude qu’on me prête pour la commodité d’une polémique. Je ne pense pas qu’il faille répondre aux coups par la bénédiction. Je crois que la violence est inévitable, les années d’occupation me l’ont appris. Pour tout dire, il y a eu, en ce temps-là, de terribles violences qui ne m’ont posé aucun problème. Je ne dis donc point qu’il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique, en effet. Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d’une raison d’état absolue, ou d’une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu’il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu’on peut. Je ne prêche donc ni la non-violence, j’en sais malheureusement l’impossibilité, ni, comme disent les farceurs, la sainteté : je me connais trop pour connaître en la vertu toute pure. Mais dans un monde où l’on s’emploie à justifier la terreur avec des arguments opposés, je pense qu’il faut apporter une limitation à la violence, la cantonner dans certains secteurs quand elle est inévitable, amortir ses effets terrifiants en l’empêchant d’aller jusqu’au bout de sa fureur. J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution. »
Décidément, tout cela devient bien compliqué. Je fatigue, je vais aller voir un film au ciné !
Notes
(1) : ouvrage collectif : 53e festival de cinéma de la rochelle- 2025. (page 67).
(2) maeso marylin:l’abécédaire d’albert camus. Paris. Ed. De l’observatoire. 2020. (pages 203 et 204)
Bibliographie
– arendt hannah : la crise de la culture. Paris. Ed. Gallimard. 1972.
– asséo andré et chabrol claude : laissez-moi rire ! Paris. Ed. Du rocher. 2004.
– bourdon laurent : tout claude chabrol. Paris. Ed. Lettmotiv. 2020.
– de baecque antoine : chabrol. Biographie. Paris. Ed. Stock. 2021.
– deleuze gilles : spinoza. Philosophie pratique. Paris. Ed. De minuit. 2003.
– guérif françois et chabrol claude : conversations avec claude chabrol. Paris. Ed. Payot. 2011.
– kremer-marietti angèle : l’éthique. Paris. Ed. Puf. 1987.
– lévinas emmanuel : ethique et infini. Paris. Ed. Arthur fayard. 1982.
– schopenhauer arthur : entretiens. Paris. Ed. Critérion. 1992.