Dans les méandres des mythologies et des philosophies ésotériques, une figure se dresse, à la croisée des panthéons égyptien et grec, comme un guide énigmatique : Hermès-Thot, ou plutôt Thot, Hermès, et leur rejeton spirituel, Hermès Trismégiste. Ces trois entités, tissées dans la trame du temps, forment un fil conducteur entre la sagesse antique et les mystères initiatiques modernes, notamment ceux de la franc-maçonnerie, en particulier dans le rite de Misraïm.
Cet article s’efforce de démêler l’écheveau complexe de ces figures divines et philosophiques, tout en explorant leur influence profonde sur la pensée occidentale et les rituels maçonniques. Préparez-vous à un voyage à travers les âges, des rives du Nil aux loges contemporaines, où le Verbe, la magie et l’initiation se conjuguent pour éclairer le chemin de l’âme.
Thot : Le Scribe Cosmique de l’Égypte Ancienne

Commençons par Thot, ou Djehouti, le neter (divinité égyptienne) d’Hermopolis, dont la présence hante les annales du Haut Empire et s’épanouit sous le Moyen Empire. Représenté sous des formes aussi variées qu’un ibis à tête fine, un babouin pensif, un lion majestueux ou un homme à tête d’ibis, Thot est un dieu polymorphe, un caméléon divin qui incarne l’intelligence cosmique. Selon René Lachaud, il est le plus complexe des neter, un être à la fois créateur et créé, Verbe auto-engendré ou fils de Rê, d’Osiris, voire fruit d’une union mythique entre Seth et Horus. On lui prête un règne terrestre de 7726 ans, rien que ça, avant que les dieux ne passent le flambeau aux mortels.
Thot, c’est le maître des nombres, l’inventeur de l’écriture, le patron des scribes et le gardien des bibliothèques divines. Sa plume, trempée dans l’encre de l’éternité, consigne la chronique du royaume et de ses souvenirs. Il est aussi le dieu de la magie, du Verbe créateur, et du logos, ce qui le rend étrangement proche de la philosophie grecque, bien qu’il soit antérieur. En tant que « Seigneur des nombres », il ordonne le cosmos, « pèse le monde » pour maintenir l’harmonie universelle, et guide les âmes dans l’au-delà comme psychopompe, partageant cette fonction avec Anubis. Il préside à la pesée des cœurs, une psychostasie où l’âme est jugée, et facilite la renaissance d’Osiris en aidant Isis à rassembler ses fragments.
Thot est aussi le dieu de la médecine, du souffle divin qui anime l’après-vie, et de l’imagination créatrice, ce qui en fait l’ancêtre mythique de l’alchimie et des sciences naturelles. Son lien avec la lune, à travers son assimilation au dieu Ioh, le consacre comme maître du temps, du destin et de la mémoire. Cette connexion lunaire, masculine en Égypte, le rapproche du Kronos grec, tout en soulignant son rôle de transformateur, capable de métamorphoses et de transmutations.

Thot, c’est l’architecte du cosmos, le scribe qui murmure à l’oreille des dieux, et le gardien des mystères initiatiques. Son héritage, comme nous le verrons, résonne dans les rituels maçonniques, où la quête de l’harmonie et de la connaissance trouve un écho profond.Hermès : Le Trickster Divin et Messager des DieuxPassons maintenant à Hermès, le dieu grec, fils de Zeus et de Maïa, l’aînée des Pléiades, né dans une caverne du mont Cyllène, un lieu propice aux initiations. Hermès, c’est le garnement divin, le voleur rusé qui, à peine sorti du berceau, dérobe les vaches de son frère Apollon et tente d’embrouiller Zeus avec une audace digne d’un stand-up comique. Mais ce facétieux personnage est bien plus qu’un filou olympien. Comme le définit le dictionnaire Bailly, Hermès est le dieu du « double crépuscule », celui qui danse entre l’aube et le crépuscule, entre le profane et le sacré, entre les mondes des vivants et des morts.Hermès est le messager des dieux, celui qui porte la volonté de Zeus aux humains et aux divinités exilées de l’Olympe.
Comme Thot, il est psychopompe, guidant les âmes vers l’au-delà, et initiateur, présidant aux mystères et aux passages. Ses attributs sont nombreux : inventeur de la lyre, il est parfois considéré comme le dieu de la musique ; protecteur des routes et des carrefours, il est symbolisé par les harmai, ces bornes quadrangulaires qui irradient le sacré dans toutes les directions. Son caducée, orné de deux serpents entrelacés, évoque la dualité et l’équilibre, tandis que ses ailes – sur ses sandales ou son chapeau – symbolisent l’élévation spirituelle. Hermès, c’est le dieu des transitions, des seuils, des métamorphoses, un passeur entre les mondes qui partage avec Thot une affinité pour le Verbe, le logos, et la transmission du savoir.

Le rapprochement entre Thot et Hermès s’est opéré à l’époque hellénistique, peut-être sous l’influence d’Hérodote ou de la politique syncrétique de Ptolémée, qui cherchait à fusionner les cultes grecs et égyptiens. Le Révérend Père Festugière note que les spéculations sur le logos, l’interprétation et la parole divine ont renforcé cette assimilation, Hermès devenant herméneus, l’interprète, tout comme Thot était le héraut des dieux égyptiens. Cette fusion donne naissance à une figure encore plus énigmatique : Hermès Trismégiste.
Hermès Trismégiste : Le « Trois Fois Très Grand »
Hermès Trismégiste, le « trois fois très grand », est une figure aussi fascinante qu’insaisissable. Est-il un dieu, un homme, une caste, ou un symbole ? Les hypothèses foisonnent. Cicéron évoque cinq Hermès, le dernier fuyant en Égypte après avoir tué Argos pour y devenir Thot. D’autres le décrivent comme le fils d’Agathodémon, lui-même descendant de Thot, ou comme un sage érudit de l’époque ptolémaïque. Edouard Schuré propose une définition poétique : Hermès Trismégiste est à la fois un initiateur égyptien, une caste sacerdotale et la planète Mercure, incarnation des esprits divins qui guident l’humanité vers l’initiation céleste.

Son surnom, megistos kai megistos kai megistos, reflète peut-être sa maîtrise des « trois parties de la sagesse du monde entier », ou une triple incarnation, selon certaines traditions.Attribué à Hermès Trismégiste, le Corpus Hermeticum est un ensemble de textes philosophiques, théologiques et mystiques de l’époque hellénistique, écrits en grec et datant du Ier siècle avant J.-C. Ces textes, regroupés en trois grandes catégories – le Corpus Hermeticum (dont le Poimandrès), l’Asclepius et l’Anthologie de Stobée – explorent la création du monde, la nature de l’âme et le chemin vers le salut. Le Poimandrès, par exemple, relate un songe où Hermès reçoit du Noûs, l’intellect suprême, une révélation sur la genèse de l’univers : un ballet de lumière et d’ombre, de feu et d’humidité, où le Verbe saint donne vie aux idées et aux formes.
L’Asclepius débat de la continuité entre Dieu, le monde et l’homme, tandis que la Kore Kosmou décrit la chute des âmes dans la matière et leur quête de rédemption.
L’hermétisme, en tant que gnose, propose une voie de salut par la connaissance, où l’initié purifie son âme pour retrouver sa part divine. Cependant, il oscille entre deux visions : l’une optimiste, où le monde est une manifestation divine à contempler, et l’autre pessimiste, où il est une prison dont il faut s’échapper. Cette dualité, influencée par Platon et le néoplatonisme, résonne dans les traditions chrétiennes et maçonniques, où la quête de la lumière s’oppose à l’attachement à la matière.
L’Hermétisme : Une Philosophie du Microcosme et du Macrocosme

L’hermétisme n’est pas une doctrine figée, mais une philosophie dynamique qui relie le microcosme (l’homme) au macrocosme (l’univers) à travers des correspondances analogiques. La célèbre maxime « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas », tirée de la Table d’Émeraude, un texte attribué à Hermès Trismégiste, résume cette vision. L’hermétisme rejette la fragmentation rationaliste du savoir, préférant une approche holistique où tout est interconnecté. Cette idée, influencée par le panthéisme égyptien et la philosophie grecque, a marqué la pensée occidentale, de l’Antiquité à la Renaissance.
À la Renaissance, l’hermétisme connaît un renouveau, notamment grâce à la redécouverte du Corpus Hermeticum par Marsile Ficin. Perçu comme un complément aux textes chrétiens, il inspire des figures comme Copernic et nourrit une réforme à la fois humaniste et mystique. L’alchimie, « fille d’Hermès », devient un prolongement opératif de l’hermétisme, cherchant à transmuter la matière vile en or spirituel. Les étapes alchimiques – œuvre au noir, au blanc, au jaune et au rouge – symbolisent la mort et la renaissance de l’âme, un processus initiatique qui trouve un écho dans les rituels maçonniques.
L’Influence d’Hermès-Thot dans la Franc-MaçonnerieLa franc-maçonnerie, en particulier dans le rite de Misraïm, est profondément marquée par l’héritage d’Hermès-Thot. Thot, dont le nom signifie « colonne » en égyptien, évoque les piliers du temple maçonnique, Jakin et Boaz, qui canalisent l’énergie entre le ciel et la terre. Ces colonnes, comme le fil à plomb, incarnent la maxime hermétique de l’unité entre le haut et le bas. Le triangle équilatéral, symbole de Thot dans les écoles des mystères, se retrouve à l’orient des loges, derrière le Vénérable Maître, représentant le Grand Architecte de l’Univers.

En tant que dieu lunaire, Thot gouverne la colonne du nord, celle des apprentis, et donne son nom au secrétaire, gardien des archives, dans le rite égyptien. Hermès, quant à lui, est l’archétype de l’initié. Selon Karl Kerényi, il est l’« enfant primordial », celui qui guide le néophyte à travers la mort symbolique du cabinet de réflexion vers une renaissance spirituelle. Son caducée, symbole de l’équilibre des opposés, et ses ailes, emblèmes de l’élévation, résonnent dans les rituels maçonniques où la métamorphose intérieure est centrale. Le cabinet de réflexion, avec sa formule VITRIOL (« Visite l’intérieur de la terre, et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée »), évoque la descente psychopompique d’Hermès et la quête alchimique de la pierre philosophale.L’hermétisme, avec sa vision des correspondances entre le microcosme et le macrocosme, imprègne la franc-maçonnerie, notamment dans les rites égyptiens comme Misraïm, où les symboles égyptiens et grecs se mêlent. Les tenues maçonniques, où les initiés s’unissent dans un égrégore, rappellent les fêtes d’Hermès décrites par Pierre Gordon, des cérémonies transformatrices qui insufflent une « substance immortelle » à la communauté.
L’initiation maçonnique, comme l’hermétisme, vise à dépasser la condition humaine pour se rapprocher du divin, une quête de lumière et de vérité qui transcende les siècles.
Un Guide pour l’Âme et le Temple

Hermès-Thot, sous ses multiples visages – Thot le scribe cosmique, Hermès le messager rusé, et Hermès Trismégiste le sage initiateur – est une figure pivot de la spiritualité et de la philosophie occidentales. De l’Égypte ancienne aux loges maçonniques modernes, il incarne le Verbe, la magie et l’initiation, guidant les âmes à travers les seuils du profane et du sacré, de la matière et de la lumière. Son héritage, incarné dans le Corpus Hermeticum et l’alchimie, continue d’inspirer la franc-maçonnerie, en particulier dans les rites égyptiens, où la quête de l’harmonie et de la connaissance reste centrale. Comme le souligne l’autrice de la planche, Hermès-Thot est un dieu d’espoir, un passeur qui invite à l’introspection et à la transformation. Dans le cabinet de réflexion, il murmure au néophyte de descendre dans ses propres enfers pour en revenir plus fort, plus sage, plus lumineux.
Pour les francs-maçons, il est un guide précieux, celui qui, entre l’équerre et le compas, trace le chemin vers la pierre cachée – celle de l’âme perfectionnée, prête à s’intégrer à l’architecture universelle du Grand Architecte.
Sources :
- Pierre Gordon, Le Mythe d’Hermès.
- Jean-Paul Corsetti, Histoire de l’ésotérisme et des sciences occultes.
- René Lachaud, L’invisible présence, Les dieux de l’Égypte pharaonique Kybalion.
- Françoise Bonardel, L’hermétisme.
- Christian Jacq, Les grands sages de l’Égypte ancienne.
- RP Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste (4 tomes).
- Louis Ménard, Hermès Trismégiste (édition et traduction).
- Edouard Schuré, Les grands initiés.