De notre confère expartibus – Par Pierre Hérisson

Dans l’histoire comme dans la littérature, à côté de la figure du héros, on trouve moins souvent celle de l’antihéros. Alors que le héros est beau, juste, irréprochable et intrépide, animé d’un sens moral élevé, l’antihéros est son image miroir. Souvent laid, voire déformé, individualiste, rebelle, déchiré par les doutes et incapable de toujours faire ce qu’il faut.
Nous trouvons ce qui est peut-être le plus ancien exemple dans l’ Iliade, en Thersite, laid, infirme, lâche.
Mais même s’il commet des erreurs dans sa conduite, s’il ne sait pas utiliser les mots comme le ferait un orateur, Thersite dit la vérité, se moque des puissants, devenant la voix de ces gens qui sont opprimés par les puissants, qui rejettent la guerre mais en subissent les conséquences.
Bien sûr, les caractéristiques mentionnées n’apparaissent pas toujours chez tous, de manière à créer une définition limite, comme celle du héros tragique. Bien que l’antihéros ait toujours des caractéristiques qui font de lui une figure tragique, une distinction n’est pas toujours possible. Dans cette veine, on retrouve une œuvre qui, bien que rarement citée, ne peut être oubliée : le chef-d’œuvre de John Milton, Le Paradis perdu .
Texte contenant de nombreuses suggestions ésotériques, dans une symbologie très complexe. Le protagoniste est Lucifer, plus tard appelé Satan, qui se rebelle contre Dieu.
Commençons par l’étymologie.

Lucifer signifie littéralement porteur de lumière , du latin lux , qui signifie lumière, et ferre, apporter, qui à son tour dérive du grec ϕωσϕόρος .
Tout comme nous pouvons nous référer au nom Ἑωσφ όρος comme une personnification de l’adjectif ἑωσφόρος, apporteur de l’aube ou apporteur du matin.
Il existe de nombreuses comparaisons entre Lucifer et Vénus ou l’Étoile du Matin.
La tradition ésotérique, d’ailleurs, sépare clairement les figures de Lucifer et de Satan.
Selon une histoire peu connue, Dieu, en donnant une tâche à chaque ange, a demandé à un certain moment qui voulait prendre sur ses épaules tous les péchés des hommes, renonçant à ses propres vertus, jusqu’à ce que les gens comprennent que leur égoïsme est l’origine du mal.

Dans le silence de tous les autres, c’est Lucifer lui-même qui s’est offert, le plus beau, le plus vertueux et le plus proche de Dieu.
Symbolisme qui bouleverse celui classique et catholique. Lucifer qui choisit de tomber pour sauver les hommes. Cela nous amène à une autre corrélation, celle entre Lucifer et le Christ. Tous deux se sacrifient pour le salut des hommes.
Et, ce n’est pas un hasard si, dans l’ Apocalypse de Jean, l’un des textes ayant la signification ésotérique la plus profonde, le Christ se définit comme le porteur de lumière, comme l’étoile du matin.
Avec la même autorité que j’ai reçue de mon Père ;et je lui donnerai l’étoile du matin. Que celui qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux Églises.
Jean – Apocalypse 2, 28-29
Dieu lui-même est lumière.
La ville n’a besoin ni du soleilni de la lune, carla gloire de Dieu l’éclaire,et l’Agneau est sa lampe.Les nations marcheront à sa lumière,et les rois de la terre y apporteront leur gloire.Ses portes ne seront jamais fermées le jour,car il n’y aura pas de nuit.
Jean – Apocalypse 21, 23 – 25
De retour à Milton, Lucifer choisit de tomber pour incarner la possibilité pour les hommes d’exercer leur libre arbitre, la possibilité et la capacité de choisir entre le bien et le mal. Mais cela introduit aussi un autre élément : l’homme n’aura plus l’expérience directe de Dieu à trouver en dehors de lui-même. Depuis l’expulsion du paradis terrestre, il faut chercher Dieu en soi-même, en puisant dans l’étincelle divine qui est dans la création. Pourtant, Lucifer, incarnant l’égoïsme humain, est à tous égards un anti-héros.
Dans le célèbre passage du Discours de Satan, il écrit :
Enfer,
reçois ton nouveau Possesseur : Celui qui apporte
un esprit immuable au temps et à l’espace.
L’esprit est son propre lieu et
peut, en lui-même, faire de l’enfer un paradis, et du paradis un enfer.
John Milton – Le Paradis perdu
L’homme comme mesure des choses, qui peut transformer l’enfer en paradis ou vice versa.
Et, peu de temps après :
Mieux vaut régner en enfer que servir au paradis
John Milton – Paradis perdu
L’une des affirmations les plus puissantes de l’individu.
Mais que donne Lucifer à Adam et Eve ?

Même dans la Bible, le fruit défendu est celui de la connaissance du bien et du mal.
L’état de béatitude d’Adam et Eve dans la Jérusalem terrestre est naïf. Ils n’ont pas choisi le bien, ils ont été « créés » dans le bien, sans en avoir conscience. Ils perdent cet état de bonheur lorsqu’ils l’acquièrent. Mais, à partir de ce moment, le choix entre le bien et le mal est délégué au libre arbitre.
Il y a l’expulsion et la chute, mais l’ascension peut conduire à une béatitude enfin consciente, qui peut donner à l’homme accès à la Jérusalem Céleste. En ce sens, la figure de Lucifer est, à certains égards, comparable à celle de Prométhée, qui doit également être considéré comme un porteur de Lumière ; le rebelle qui défie les dieux, et donc l’autorité, pour le bien de l’humanité.
Qui vole le Feu pour le donner à l’homme, pour lui donner la possibilité d’atteindre la Connaissance. Le Feu qui est création et qui peut être associé à ce Logos qui dans l’Évangile de Jean a été traduit de manière réductrice par verbe .
Mais aussi le Feu dont le Vénérable Maître est le gardien, qui le préserve et le transmet.

Ce que Lucifer et Prométhée ont en commun, c’est le concept de sacrifice. Tous deux choisissent de tomber pour donner la Conscience aux hommes et en subir les conséquences.
Prométhée, s’il n’est pas un antihéros, est au moins un héros tragique, dont les actes le conduisent à subir le châtiment d’une souffrance extrême.
Deux figures qui abandonnent l’ego pour poursuivre un bien perçu comme supérieur.
Un chapitre à part serait consacré au héros byronien , central dans la poétique de Lord Byron, dont les caractéristiques sont la passion, le talent, l’aversion au pouvoir, aux conventions sociales, mais aussi des traits tels que le cynisme, l’arrogance, la tendance à l’autodestruction.
Mémorable est la figure de Childe Harold , le protagoniste du poème autobiographique de Byron, Le pèlerinage de Childe Harold , dont la vie est inspirée du modèle héroïque qu’il chantait.
Toute la littérature anglaise, et pas seulement, a été influencée par le héros romantique byronien, tout comme on ne peut ignorer le rôle des poètes dits maudits : Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Charles Baudelaire, qui réifient le style byronien par leur conduite même.
Deux personnages que nous pouvons considérer comme emblématiques et qui peuvent être considérés comme des anti-héros sont Don Quichotte et Cyrano, dont les histoires ont également une connotation ésotérique claire, voir Quichotte qui dans la Sierra Morena se déshabille, se dépouillant de métaux, ainsi que de nombreux autres points de contact.
Quichotte, dès les premières lignes, est décrit comme
[…] avec de la viande, viande enlevée […]
Miguel De Cervantes Saavedra – Don Quichotte de la Manche
Dès que Cyrano entre en scène, il est présenté ainsi :
surgissant du parterre, débuts sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible.
Edmond Rostand – Cyrano de Bergerac

Deux amours aussi désirées qu’idéalisées, Dulcinée et Rossana.
Le premier est sombre et toujours de mauvaise humeur, le second est vantard et arrogant, mais ils partagent un destin d’échecs. Quichotte combat les moulins à vent.
Cyrano, dans la scène finale, brandit son épée en vain.
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis!Le Mensonge ?(La frappe de son épée le vide.)Tiens, tiens ! – Ha ! Ha! les Compromis,Les Préjugés, les Lâchetés !…(La frappe.)
Edmond Rostand – Ibidem
Tous deux nient finalement leur propre existence.
Cyrano autodestructeur, qui justifie les succès des autres, même s’ils ont été obtenus grâce à ses propres talents.
Vous souvenez-vous-il du soir où Christian vous parle
Sous le balcon ? Eh bien tout de même, mais il est là :
Pendant que je reste bas, dans les ténèbres obscures,
Des autres montagnes cueillir le fondement de la gloire !
Là est la justice, et j’approuve ma tombe :
Molière a du génie et Christian était beau !
Edmond Rostand – Ibidem
Don Quichotte nie sa propre folie, son essence.
Pardonne-moi, mon ami, pour l’occasion qui t’a donné l’occasion de me ressembler, te faisant commettre l’erreur de te laisser séduire par ce « hub » et ces cavaliers qui parcourent le monde.
Miguel De Cervantes Saavedra – Ibidem
Folie au sens d’Erasme, un autre Initié.
Un échec qui, pour un anti-héros, n’a aucune chance de rédemption.
Pas ! car c’est dans le conte
Que lorsqu’on dit: Je t’aime! au prince plein de honte,
Le sentiment sait se fondre dans ces mots de soleil…
More vous vous rendrez compte que je reste pareil.
Edmond Rostand – Ibidem
Deux autres passages sont singulièrement similaires.
Finalement, j’ai lu le dernier « Don Quichotte », après avoir reçu tous les sacrements et avoir été, pour de nombreuses et efficaces raisons, abhorré par les livres de caballerías. Bonjour, scribe présent, et je dis qu’aucun livre de caballerías n’a été lu où un cavalier, allant à Hubiese, soit mort dans son cuir aussi sosegadamente et aussi chrétien que Don Quichotte ; et ! parmi la sympathie et les larmes de ceux qui les ont sanctifiés, il a dit en esprit : « Je veux dire qu’ils sont morts. »
Miguel De Cervantes Saavedra – IbidemD’un coup d’épée, Frappé par un héros, tomber la pointe au coeur!»… – Oui, je disais cela!… Le destin est railleur!… Et voilà que je suis tué dans une embûche, Par-derrière, par un laquais, d’un coup de bûche! C’est très bien. J’aurai tout manqué, même ma mort.
Edmond Rostand – Ibidem
La conclusion, pour tous les deux, d’avoir tout fait de travers, même la mort.
On se demande si, finalement, le véritable héros n’est pas l’anti-héros.
Ceux qui ne sont pas beaux, les gagnants.
Qui n’ont pas de super pouvoirs, qui ne volent pas, du moins physiquement.
Ceux qui ne portent pas d’armure brillante ou ne montent pas un pur-sang qui crache de la fumée par ses narines.
Qui n’ont pas d’écuyers impeccables et ne laissent pas les femmes tomber à leurs pieds.
Qu’ils sont assez forts pour ne pas avoir à plaire à tout prix.
Je m’en fiche d’avoir tort aussiLe mécontentement est mon plaisir, j’aime être détesté
Francesco Guccini – Cirano
N’est-ce pas l’Initié qui doit tuer l’ego ?
Les véritables héros, les Initiés, ne sont-ils pas ceux qui combattent non seulement parce qu’ils sont sûrs de gagner, mais pour des causes auxquelles ils croient jusqu’au sacrifice ?
Que dis-tu ?… C’est inutile ?… Je le sais !
Mais tu ne réussiras plus jamais !
Non ! Non, c’est bien plus beau quand c’est inutile !
Edmond Rostand – Ibidem
Le véritable héros n’est-il pas incarné par Giordano Bruno, qui meurt sur le bûcher et avec un bâillon pour rester fidèle à ses idéaux ?
Le véritable Initié n’est-il pas celui qui combat, acceptant qu’on lui retire son laurier et sa rose ?
Oui, vous m’arrachez tout, le laurier et la rose !
Edmond Rostand – Ibidem
Le véritable initié n’est-il pas celui qui combat jusqu’au bout ?
N’importe: je me bats! je suis moi, des chauves-souris ! je suis moi, des chauves-souris !
Edmond Rostand – Ibidem
Même seul. Même au singulier, car il vaut mieux être seul que de faire confiance à quelqu’un qui pourrait abandonner.
N’importe: je me bats! je suis moi, des chauves-souris ! je suis moi, des chauves-souris !
Edmond Rostand – Ibidem
Et à la fin ?
À la fin
Mon panache.
Edmond Rostand – Ibidem