jeu 12 juin 2025 - 20:06

II – La Scolastique et la méthode maçonnique

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Le franciscain Guillaume d’Ockham (vers 1285-1347) est l’une des figures majeures de la scolastique tardive, connu pour sa pensée novatrice et son rôle dans la transition vers la modernité intellectuelle. Sa philosophie, souvent associée au nominalisme, à la logique et au principe dit du « Rasoir d’Ockham », a profondément influencé la théologie, la métaphysique et l’épistémologie

Guillaume d’Ockham[1] est considéré comme le précurseur du nominalisme, critiquant les excès de la scolastique et prônant une séparation plus nette entre foi et raison.

L’apport le plus célèbre d’Ockham réside dans son nominalisme, une rupture avec le réalisme métaphysique défendu par des penseurs comme Thomas d’Aquin ou Duns Scot (voir l’article précédent). Le réalisme soutient que les universaux (comme « humanité » ou « justice ») existent réellement, soit comme des essences dans l’esprit de Dieu, soit comme des réalités indépendantes. Ockham, au contraire, affirme que les universaux ne sont que des concepts mentaux ou des termes linguistiques, sans existence propre en dehors des individus concrets.

En conséquences métaphysiques, pour Ockham, seule la réalité individuelle existe (les choses particulières, comme cet homme ou cet arbre). Les universaux sont des outils de pensée, des « noms » (nomina), qui permettent de regrouper des objets similaires mais n’ont pas de réalité ontologique. Cette position simplifie la métaphysique en éliminant les entités abstraites superflues.

Le nominalisme théologique d’Ockham met l’accent sur la toute-puissance divine. Si les universaux n’existent pas indépendamment, Dieu est entièrement libre de créer le monde selon sa volonté, sans être contraint par des essences préexistantes. Cela renforce l’idée que l’ordre du monde est contingent et dépend uniquement de la volonté divine.

Le « rasoir d’Ockham » est un principe méthodologique attribué à Guillaume d’Ockham, Le « rasoir d’Ockham » est un principe méthodologique attribué à Guillaume d’Ockham, « Pluralitas non est ponenda sine necessitate ». En d’autres termes, lorsqu’on explique un phénomène, il faut privilégier l’hypothèse la plus simple, celle qui fait appel au moins d’entités ou d’hypothèses possibles. C’est un principe de simplicité, principe d’économie ou principe de parcimonie. Il l’énonce comme un leitmotiv dans son texte Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico (p. 121, 123, 128, 135, 189, 262, 297).

Cependant,  Le rasoir » ne prétend pas désigner quelle hypothèse est vraie, il indique seulement laquelle il vaut mieux considérer en premier.

Aristote le disait déjà : «Le plus limité, s’il est adéquat, est toujours préférable. En somme, il est inutile de chercher une explication compliquée quand une explication simple à partir de ce que nous connaissons déjà suffit à rendre compte d’un phénomène qui se manifeste à nos yeux. L’analogie du rasoir se réfère au fait de sabrer ou de couper de la théorie les variables ou concepts superflus qui introduisent toutes sortes de complications.
C’est ce principe qui, au XVIe siècle, poussa Copernic à accorder foi à la théorie héliocentrique du système solaire. Il réfuta la théorie géocentrique dominante de l’époque sur la base que les orbites régulières et symétriques d’un modèle héliocentrique, attribué aux planètes, était plus séduisant.

Le rasoir d’Ockham sert d’argument dans les disputations concernant la nature de Dieu, immanente, transcendante ou inutile. Les créationnistes utilisent son principe en posant l’hypothèse que, après tout, un Dieu créateur de toutes choses est une explication beaucoup plus simple que l’évolution, processus particulièrement complexe.
Ce principe vise à éliminer les concepts inutiles ou spéculatifs. Par exemple, dans un débat théologique ou scientifique, Ockham rejette les explications complexes impliquant des entités abstraites si une explication plus directe, basée sur des réalités observables, suffit.

Ockham opère une distinction plus nette que ses prédécesseurs entre la théologie et la philosophie. Pour lui, la théologie repose sur la foi et la révélation, tandis que la philosophie s’appuie sur la raison et l’expérience.

Cette séparation marque un tournant dans la scolastique, qui cherchait souvent à fusionner les deux.

Terminus prolatus est pars propositionis ab ore prolatae et natae audiri aure corporali
(Un terme parlé est une partie d’une proposition prononcée par la bouche et adaptée à être entendue par l’oreille corporelle)

Au point de vue théologique, Ockham soutient que certaines vérités, comme l’existence de Dieu ou la Trinité, ne peuvent être prouvées par la raison seule et relèvent de la foi. Il critique les tentatives de Thomas d’Aquin ou d’Anselme pour démontrer rationnellement des dogmes chrétiens.

Philosophiquement, Ockham développe une logique rigoureuse, notamment dans son Summa logicae où il analyse le langage et les propositions. Il y distingue les termes selon leur signification (connotation, dénotation) et pose les bases d’une logique formelle qui influencera la philosophie analytique moderne.

Selon lui, le Langage Mental joue un rôle fondamental dans sa philosophie, en particulier dans sa logique et sa sémantique. Il est considéré comme le sujet propre de la logique (scientia sermocinalis).

Ockham ne considère pas les langues conventionnelles comme l’anglais ou le français comme le sujet principal de la logique, mais plutôt ce qui les rend possibles en premier lieu : le Langage Mental. Ce dernier sert de base sémantique pour les langues parlées et écrites conventionnelles. Selon Guillaume d’Ockham, la réduction des catégories aristotéliciennes fait partie intégrante de son programme nominaliste visant à simplifier la métaphysique en éliminant les entités abstraites superflues. Ockham utilise principalement sa théorie sémantique, développée dans la Summa logicae, comme un « rasoir » pour atteindre cet objectif de réduction ontologique. Son approche s’appuie fortement sur l’analyse du Langage Mental, considéré comme le sujet propre de la logique, et sur les distinctions sémantiques qu’il établit, notamment entre termes absolus et connotatifs, et entre les différents types de supposition.
Pour Ockham, la pensée est littéralement un langage – le Langage Mental. Les concepts sont les éléments de base de la pensée elle-même. L’acquisition de concepts se fait par l’interaction avec le monde. La psychologie cognitive peut être une science naturelle universelle, et Ockham la considère comme la fondation de la logique.
Ockham distingue trois niveaux de langage : Écrit, Parlé et Mental, associés respectivement à l’écriture, la parole et la pensée. Les niveaux Écrit et Parlé sont conventionnellement corrélés aux concepts du Langage Mental (par subordination). En revanche, les concepts du Langage Mental sont naturellement corrélés aux choses du monde.
Les concepts, en tant que vocabulaire de base du Langage Mental, sont naturellement liés aux choses dont ils sont les concepts. Ockham identifie cette relation naturelle avec la propriété sémantique de signification. Les concepts signifient naturellement leurs objets. Les mots parlés ou écrits, subordonnés à un concept donné, signifient ce que le concept signifie, mais de manière conventionnelle et dérivée, et non naturelle. Ils ne signifient pas le concept lui-même. Le Langage Mental explique ce qu’est la signification d’un terme conventionnel (être subordonné à un concept).
Les termes des langues parlées ou écrites sont synonymes lorsqu’ils sont subordonnés au(x) même(s) concept(s) dans le Langage Mental. Un terme est équivoque s’il est subordonné à des concepts distincts en même temps.

Ce Langage Mental est universel dans sa structure pour tous les êtres pensants.
Tout ce qui peut être pensé est exprimable dans le Langage Mental.
Contrairement aux langues conventionnelles, le Langage Mental ne peut contenir d’ambiguïté.

Sa syntaxe (les règles grammaticales) est entièrement déterminée par sa sémantique ; il ne contient que les caractéristiques syntaxiques qui font une différence sémantique. Les expressions sont complètement articulées par rapport à leur structure logique. Cela rend le Langage Mental idéal pour la logique.
La théorie de la supposition explique l’usage référentiel des termes dans les phrases. Ockham distingue la supposition personnelle (référant à ce que le terme signifie), la supposition matérielle (référant au terme lui-même en tant que signe concret ou mental) et la supposition simple (référant au concept – l’élément du Langage Mental – qua général). Le concept est un élément clé de cette théorie de la référence.
Le Langage Mental est un outil central dans l’argumentation d’Ockham contre l’existence des universaux et de nombreuses entités abstraites. Selon Ockham, les universaux ne sont pas des réalités existant en dehors des individus concrets, mais seulement des concepts mentaux (ou des termes linguistiques). Le nominalisme théologique d’Ockham met l’accent sur la toute-puissance divine et la nature contingente du monde. L’analyse des termes dans le Langage Mental, en particulier la distinction entre termes absolus et connotatifs et la théorie de la supposition, permet à Ockham de réinterpréter des affirmations métaphysiques (comme « Le cheval est une espèce ») comme des affirmations méta-linguistiques portant sur les concepts dans le Langage Mental, plutôt que sur des entités abstraites dans le monde. Par exemple, « Le cheval est une espèce » est vraie parce que le terme ‘cheval’ a une supposition simple, référant au concept-de-cheval, et ‘espèce’ signifie des concepts généraux (concepts de seconde intention). Cette stratégie sémantique vise à éliminer les entités superflues de la métaphysique.

Son nominalisme, en insistant sur l’individualité, ouvre la voie à une conception plus moderne de la liberté et des droits individuels, bien qu’il ne formule pas explicitement ces notions.

Ockham s’engage également dans des débats politiques, notamment dans le conflit entre le pape Jean XXII et l’empereur Louis de Bavière.

Il défend une séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, critiquant l’ingérence de l’Église dans les affaires séculières.
Dans ses écrits, comme le Dialogus, Ockham remet en question l’infaillibilité du pape et soutient que l’autorité ecclésiastique doit être limitée. Il prône un retour à la simplicité évangélique, influençant les idées de réforme.

Ockham valorise l’expérience comme source de connaissance. Contrairement aux scolastiques antérieurs, qui s’appuyaient fortement sur les autorités (Aristote, Augustin), il insiste sur l’observation et l’intuition directe des réalités individuelles. Ockham distingue la connaissance intuitive (perception directe d’un objet existant) de la connaissance abstraite (concepts généraux). Cette distinction préfigure les approches empiriques de la modernité. Il rejette l’idée que tout phénomène doit être expliqué par une cause finale (un but ou une intention). Cela ouvre la voie à une vision plus mécaniste du monde, influençant les prémices de la science moderne.

La pensée d’Ockham, bien que révolutionnaire, n’est pas sans critiques. Son nominalisme a été accusé de fragiliser la théologie en rendant l’ordre du monde trop contingent. Certains y voient un pas vers le scepticisme, car si les universaux ne sont que des noms, la connaissance générale devient moins certaine. De plus, son insistance sur la toute-puissance divine a parfois été interprétée comme un frein à l’autonomie de la raison.

Pour clore la présentation de la scolastique, disons très schématiquement que la scolastique a permis des avancées majeures dans la théologie, la philosophie, le droit et les sciences. Elle a jeté les bases de la méthode scientifique en valorisant la logique et l’analyse systématique. Ses débats sur la nature de la vérité, la morale ou la justice restent pertinents. Aujourd’hui, la néo-scolastique, notamment à travers le thomisme, continue d’influencer la pensée catholique et philosophique.

Ne vous impatientez pas, nous aborderons demain la comparaison entre la scolastique et la méthode maçonnique, mais vous avez déjà pu en dégager les convergences et les différences


[1] L’un des personnages du Nom de la rose le moine franciscain Guillaume de Baskerville, est, de l’aveu même d’Umberto Eco, une référence à Guillaume d’Ockham dont il partage le prénom.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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