mer 11 juin 2025 - 06:06

I – La Scolastique et la méthode maçonnique

La scolastique et la méthode maçonnique sont deux approches intellectuelles et spirituelles qui, bien que distinctes dans leurs contextes historiques et philosophiques, partagent un intérêt commun pour la quête de la vérité, la structuration de la pensée et l’amélioration de l’individu.

Attardons-nous un peu, pour commencer, sur la scolastique

La Scolastique : Une Méthode Médiévale de Raisonnement

La scolastique naît dans un contexte où l’Église catholique joue un rôle central dans la société médiévale. Avec la redécouverte des œuvres d’Aristote au XIIe siècle, grâce aux traductions arabes et grecques, les penseurs chrétiens se trouvent confrontés à une philosophie rationnelle puissante. La question centrale devient : comment harmoniser les vérités révélées de la foi avec les vérités accessibles par la raison ? Ce défi donne naissance à une méthode d’enseignement et de réflexion qui cherche à structurer le savoir de manière systématique.

Ce courant de pensée théologique et philosophique dominera la vie intellectuelle de l’Europe médiévale, particulièrement entre le XIe et le XVe siècle. Il tire son nom des scholae, les écoles monastiques et cathédrales où elle s’est développée, et se caractérise par une tentative rigoureuse de concilier la foi chrétienne avec la raison, en s’appuyant sur les méthodes dialectiques et les textes de la tradition, notamment ceux d’Aristote, de la Bible et des Pères de l’Église. Ces textes sont commentés et interprétés avec minutie.

Le développement des universités, comme celles de Paris, Bologne ou Oxford, favorise l’essor de la scolastique. Ces institutions deviennent des lieux de débat où les maîtres, tels qu’Anselme de Cantorbéry, Pierre Abélard ou Thomas d’Aquin, développent des outils intellectuels pour explorer les mystères de la foi et les réalités du monde.

La méthode scolastique repose sur la quaestio disputata[1], une méthode qui consiste à poser une question, examiner les arguments pour et contre, puis proposer une solution raisonnée. Cette approche, visible dans les Sic et Non d’Abélard ou la Somme théologique de Thomas d’Aquin valorise la logique et la clarté. Les scolastiques organisent le savoir en systèmes cohérents. La Somme théologique de Thomas d’Aquin est un exemple emblématique, couvrant des questions allant de l’existence de Dieu à l’éthique et à la politique.

Qu’elle vienne de la révélation divine ou de l’analyse rationnelle, les scolastiques estiment que la vérité est une.

Les Grandes figures de la scolastique

Anselme de Cantorbéry (XIe siècle) est considéré comme l’un des premiers scolastiques, il développe l’argument ontologique pour prouver l’existence de Dieu par la raison.

Pierre Abélard (XIIe siècle). Pionnier de la dialectique, il met l’accent sur le questionnement critique, ce qui suscite des controverses avec les autorités religieuses.
On retient davantage sa liaison sensuelle et intellectuelle avec sa jeune élève Héloïse, où l’érudition la plus fine se mêle à la passion la plus crue. Il n’y a qu’à lire l’Histoire d’Héloise et d’Abailard ; suivie des lettres les plus mémorables des deux immortels amants de Marc de Montifaud

Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) Figure centrale, il intègre la philosophie aristotélicienne dans la théologie chrétienne, proposant une vision unifiée de la foi et de la raison.

Saint Thomas d’Aquin, est l’un des contributeurs les plus influents à la théologie, à la philosophie et à la pensée chrétienne médiévale. Surnommé le « Docteur angélique », il a cherché à concilier la foi chrétienne avec la raison philosophique, en s’appuyant notamment sur la philosophie aristotélicienne, tout en intégrant des éléments de la tradition chrétienne, du néoplatonisme, et des penseurs juifs et musulmans comme Maïmonide et Avicenne. Son œuvre majeure, la Somme théologique (Summa Theologica), ainsi que d’autres écrits comme la Somme contre les Gentils (Summa Contra Gentiles), structurent sa pensée.

Thomas d’Aquin distingue la théologie (basée sur la révélation divine) et la philosophie (basée sur la raison humaine), mais il soutient qu’elles ne sont pas en contradiction. Pour lui, la vérité est une, car elle vient de Dieu, source ultime de toute vérité. Ainsi, la raison et la foi se complètent ; il rejette l’idée d’une « double vérité (une vérité philosophique et une vérité théologique opposées), prônée par certains averroïstes.

Certaines vérités sur Dieu (son existence, son unicité) peuvent être atteintes par la raison seule, sans révélation. D’autres vérités, comme la Trinité ou l’Incarnation, nécessitent la révélation divine, car elles dépassent les capacités de la raison humaine.

Thomas d’Aquin est célèbre pour ses quinque viae (cinq voies), des arguments philosophiques pour démontrer l’existence de Dieu par la raison. Inspirés d’Aristote, ces cinq arguments ne décrivent pas la nature de Dieu, mais établissent son existence comme cause première et nécessaire en s’appuyant sur une observation du monde et une logique causale.

  1. Argument du mouvement : Tout ce qui est en mouvement est mû par autre chose. Cette chaîne ne peut être infinie, donc il faut une cause première immobile, Dieu.
  2. Argument de la cause efficiente : Tout effet a une cause. Remontant la chaîne des causes, on arrive à une cause première non causée, Dieu.
  3. Argument de la contingence : Les êtres contingents (qui peuvent ne pas exister) dépendent d’un être nécessaire, qui existe par lui-même : Dieu.
  4. Argument des degrés de perfection : Les qualités (bonté, beauté, etc.) varient en degré et impliquent une perfection maximale, qui est Dieu.
  5. Argument du dessein : L’ordre et la finalité observés dans la nature suggèrent un dessein intelligent, attribué à Dieu.

Pour lui, Dieu est simple : Dieu n’est pas composé de parties, contrairement aux créatures. Il est son essence même (esse ipsum subsistens). Immuable : Dieu ne change pas, car il est parfait et éternel. Éternel : Dieu existe hors du temps, dans un présent éternel. Omniscient, omnipotent, et parfaitement bon : Dieu connaît tout, peut tout ce qui est logiquement possible, et sa bonté est la source de toute perfection. Acte pur : Dieu est pure actualité (actus purus), sans potentialité, contrairement aux créatures qui passent de la potentialité à l’acte.

Thomas utilise la distinction entre essence (ce qu’une chose est) et existence (le fait qu’elle est) pour expliquer que, chez Dieu, essence et existence sont identiques, ce qui le distingue de toute créature. Il conçoit la création comme un acte libre et volontaire de Dieu, qui crée ex nihilo (à partir de rien). La création reflète la bonté divine et manifeste un ordre hiérarchique : les créatures vont des entités matérielles (minéraux, plantes, animaux) aux êtres spirituels (anges) et humains, qui combinent matière et esprit.

Dieu gouverne l’univers par sa providence, mais laisse une place à la liberté humaine et au hasard dans les événements contingents. Les créatures participent à l’être de Dieu, mais de manière limitée, car seul Dieu est l’être par lui-même. Rappelons que pour le néo-platonisme, Dieu contient toutes choses, et il n’y a rien qui ne soit en Dieu, et rien qui ne soit pas Dieu.

L’être humain, selon Thomas, est une unité de corps et d’âme, une idée qu’il emprunte à Aristote. Ainsi, pour lui, l’âme humaine est la « forme » du corps, lui donnant vie et intelligibilité. Elle est immortelle, car sa capacité à connaître des vérités universelles (via l’intellect) dépasse la matière. L’homme possède deux facultés principales : l’Intellect qui permet de connaître la vérité et les concepts universels et la Volonté qui permet de choisir librement en fonction du bien. La liberté humaine est essentielle, mais elle est orientée vers le bien ultime, qui est Dieu.

Le bonheur (beatitudo) est la fin ultime de l’homme, atteint pleinement dans la vision béatifique (la contemplation directe de Dieu dans l’au-delà).

Thomas d’Aquin développe une éthique téléologique, centrée sur la finalité de l’homme : atteindre Dieu. Sa morale repose sur la loi naturelle et les vertus : La raison humaine peut discerner des principes moraux universels inscrits dans la nature par Dieu (par exemple, préserver la vie, vivre en société, chercher la vérité). Ces principes découlent de la loi éternelle, qui est le plan divin pour l’univers. Thomas distingue les quatre Vertus cardinales (prudence, justice, force, tempérance), accessibles par la raison des trois Vertus théologales (foi, espérance, charité), données par la grâce divine. Pour lui,le péché est un désordre moral, un acte qui s’éloigne du bien et de la fin ultime. Le péché originel a blessé la nature humaine, mais la grâce divine permet de la restaurer.

Thomas intègre des dogmes chrétiens dans sa pensée philosophique :
La Trinité : Bien que la Trinité soit un mystère accessible uniquement par la révélation, Thomas tente de l’expliquer rationnellement en décrivant les trois Personnes comme des relations au sein de l’unique essence divine.
L’Incarnation : Le Christ est pleinement Dieu et pleinement homme, unissant deux natures (divine et humaine) en une seule personne.
Les sacrements : Thomas analyse les sacrements comme des signes visibles de la grâce divine, en particulier l’Eucharistie, où il défend la doctrine de la transsubstantiation (le pain et le vin deviennent réellement le corps et le sang du Christ, tout en conservant leurs apparences).

Influencé par Aristote, Thomas considère la société comme naturelle à l’homme, qui est un « animal politique ». Ses idées politiques incluent : le bien commun : L’autorité politique doit viser le bien commun, guidée par la justice et la loi naturelle. La loi humaine : Les lois humaines doivent être conformes à la loi naturelle et divine pour être justes. Une loi injuste n’est pas une vraie loi Thomas préfère la monarchie comme forme de gouvernement, mais il soutient que le pouvoir doit respecter la liberté et la responsabilité des individus et des communautés.

Sa méthode scolastique est rigoureuse, caractérisée par  la Dialectique; posant une question, présentant les objections, puis exposant sa position (souvent avec une distinction conceptuelle), enfin répondant aux objections et par la synthèse, intégrant des sources variées (Écritures, Pères de l’Église, Aristote, néoplatonisme) pour construire un système cohérent.

Son influence sera immense : son thomisme a façonné la théologie catholique, notamment lors du concile de Trente et au-delà. Le thomisme a été renouvelé au XIXe et XXe siècles (néothomisme) et reste une référence dans la philosophie et la théologie contemporaines.

Duns Scot (XIIIe-XIVe siècle) : Il insiste sur la distinction entre théologie et philosophie, mettant en avant la volonté divine. La pensée de Scot est connue pour sa difficulté, qui lui valut après sa mort le titre de « docteur subtil ».
Sa thèse, le plus célèbre étant « l’argument par les concepts certains et douteux » (Ord. I, d. 3, pars 1, q. 1-2, n. 27). Supposons qu’un intellect est certain d’un concept, mais doute d’autres, nécessairement le concept dont il est certain est distinct des concepts dont il doute. Or l’homme est certain que Dieu existe, alors qu’il peut douter s’il est infini. Donc le concept d’étant est distinct du concept d’étant infini, et il est univoque à Dieu et à la créature. La première prémisse, qui porte sur la distinction entre les concepts dont on est certain et ceux dont on doute, est posée comme évidente. La seconde prémisse est considérée comme vraie de facto, du fait que, des pré-socratiques au XIIIe siècle, les philosophes se sont interrogés sur la question de savoir si le premier principe était fini ou infini.
On se reportera à l’excellente présentation du personnage et de sa pensée par Magali Roques, (2016) du «Duns Scot (A)», dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique,

Demain nous poursuivrons cette galerie de portraits avec Guillaume d’Ockham, intéressant par sa critique de l’approche de Dieu du  « docteur angélique »


[1] Ce qui me rappelle les terribles affrontements rhétoriques décrits dans  le roman La septième fonction du langage de Laurent Binet

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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