Soyons clairs : le « secret maçonnique » n’existe pas. Il y a longtemps que tous les rituels sont sur Internet, comme les éléments du décor des loges ou des insignes propres à chaque degré. Mais, une chose est de connaître les mots et les phrases, les légendes de chaque degré, les instruments et les décors, et bien autre chose est de les mettre en œuvre ou de les voir mis en œuvre dans une loge, après y avoir été initié.
La Franc-maçonnerie est une école, un lieu de perfectionnement de soi parmi les autres et grâce à eux. C’est aussi une école faisant largement appel à des symboles, dont le sens maçonnique n’est totalement perçu que par les Maçons. Non pas que les non-Maçons ne puissent y accéder, mais il leur manque cette clé significative qui n’est acquise que par l’initiation.
Plusieurs fois, le Franc-Maçon entendra la phrase « Ici, tout est symbole ».
Qu’est-ce à dire ? Le dictionnaire le Robert donne au mot « symbole » trois acceptions :
1 – Être, objet ou fait perceptible, identifiable, qui, par sa forme ou sa nature, évoque spontanément (dans un groupe social donné) quelque chose d’abstrait ou d’absent et propose comme exemple « La colombe, symbole de la paix ».
2 – Image ou énoncé à valeur évocatrice, ce qui évoque des mots tels que « allégorie », « image » ou »métaphore ».
3 – Ce qui, en vertu d’une convention arbitraire, correspond à ce qu’il désigne. Et de donner pour exemple « O, symbole chimique de l’oxygène ».

Mais pour comprendre il nous faut aller plus loin, tant il est vrai que la phrase « Ici, tout est symbole «, comme le notait avec justesse Pierre Rabaté dans un article paru en 2020 dans la revue La Chaîne d’Union, peut servir de fil conducteur pour questionner la place des symboles dans le parcours des Maçons, place qui n’est ni évidente ni consensuelle.
Il est en effet difficile de faire coïncider une vision « poétique » et par tant non nécessairement assujettie aux contraintes de la logique et de la raison à la vison rationnelle ou à tout le moins raisonnable que veulent cultiver les Francs-Maçons.

On doit à Roger Dachez, Grand Maître des Loges nationales françaises unies et directeur de la revue d’études maçonniques Renaissance traditionnelle , d’avoir montré combien la diversité des symboles présentés en loge et le degré d’importance qui leur est accordé ont varié dans le temps ; on pourrait ajouter selon les obédiences et les loges.
En effet, lorsque furent créées les premières loges de la maçonnerie spéculative, la place relative du symbolisme était encore modeste. L’influence des bâtisseurs de cathédrales était encore grande, incitant au rationalisme. Mais peu à peu la rigueur se mêla de symbolisme, en même que les Maçons étaient invités à développer une méthode interprétative, considérée comme un support de leur progression initiatique.
Chaque moment, chaque phase de l’initiation depuis le passage dans le cabinet de réflexion jusqu’à l’intégration dans la chaîne d’union, met le candidat en présence de symboles, qui sont explicités au cours du cérémonial.
On ne cesse en effet d’expliciter le sens que les Maçons donnent à l’amertume d’un breuvage, ou aux cendres d’un testament…
En fait, il s’agit bien d’intégrer ces pratiques symboliques au nouveau dictionnaire qui sera celui qu’adoptera le nouvel initié et qui sera l’un des vecteurs de sa progression.
Comme l’explique fort bien Pierre Rabaté, déjà cité, le tout nouvel Apprenti est appelé à « méditer » sur les symboles, « à s’inspirer de leur sens profond » et donc à s’engager dans une triple progression, simultanée et voulue parallèle.
Il s’avère en effet pour lui ou pour elle de progresser dans l’interprétation des symboles, relativement ouverte mais aussi encadrée par une méthode. On incite par exemple le nouveau Maçon à envisager pour chaque symbole d’abord l’aspect opératif originel, puis un aspect moral dérivé, enfin un aspect spirituel ou initiatique. L’équerre est ainsi à la fois un instrument servant à tracer ou à vérifier un angle droit, mais aussi l’emblème de la rectitude morale. Mais l’équerre peut aussi être compris comme représentant une forme de connaissance plus spirituelle, au sens où les deux branches de l’équerre renvoient à la dualité qui se réconcilie dans l’unité, ou encore comme l’équerre symbolisant l’union et la réconciliation des contraires, et donc en quelque sorte l’équilibre et l’entente.
Puis le nouveau maillon de la Chaîne doit s’intégrer dans une compréhension globale du système de correspondances entre symboles : l’équerre s’associant au compas, tous deux empruntés aux maçons opératifs. Ainsi, le symbole devient un outil de la « vraie vie », en dehors de la vie maçonnique et du temps des tenues.
Mais on est en droit de se poser la question : jusqu’où aller dans la voie symbolique ?
Globalement, la démarche maçonnique semble s’opposer à la démarche philosophique. Celle-ci part de questions pour essayer d’en déduire quelques affirmations utiles, notamment en morale. La maçonnerie au contraire semble partir d’affirmations. En fait, l’opposition n’est qu’apparente ou plutôt doit être nuancée, car ces affirmations conduisent rapidement à des questions multiformes, sans imposer les réponses.
Dès lors, qu’est-ce qu’un symbole ? Finalement, et quelle place relative doit-on réserver à la démarche symbolique dans la progression initiatique ?
On aurait pu espérer que la formule « ici, tout est symbole », soit une réponse, à défaut d’être LA réponse ? En fait, pas vraiment. D’abord parce qu’on ne spécifie pas clairement ce qu’on entend par « ici » : en loge ? Dans la conscience du Maçon ou de la Maçonne ? Dans la vie entière de l’initié.e ?

Peut-être le symbolisme est ce que certains appellent un métalangage, comme le suggère le modèle proposé par Roland Barthes, sémiologue et acteur majeur de la discipline des sciences de l’information et de la communication, dans la conclusion de « Mythologies ». Ce modèle consiste à expliquer qu’il ne faut pas confondre deux systèmes de communication, proches dans leur architecture générale apparente mais distincts quant à leur champ et à leurs fonctions, l’un étant de l’ordre du signifiant, l’autre de l’ordre d’un signifié potentiel
Barthes écrit à propos du mythe ou de tout système symbolique : « le mythe ne peut se définir ni par son objet, ni par sa matière, car n’importe quelle matière peut être dotée arbitrairement de signification : la flèche que l’on apporte pour signifier un défi est elle aussi une parole ».
Pour Roland Barthes, le mythe a « un caractère impératif, interpellatoire » (…), il « ne cache rien et il n’affiche rien : il déforme » (ou il informe).
On conçoit bien que le mythe est essentiel dans la démarche maçonnique
N’oublions pas en effet l’importance de la mutation culturelle qui s’est produite en Europe au 18ème siècle, engagée dès 1715 avec en France la querelle dite « des Anciens et des Modernes ». Cette mutation s’est développée surtout dans les autres pays européens avec l’invention de mythologies supposées nationales : la découverte ou plutôt l’invention du cycle d’Ossian par le jeune poète James Mac Pherson dans son épopée Fingal, en 1761, a constitué le prototype d’une production mythologique et épique considérable.

Ensuite, comme l’écrit avec justesse Anne-Marie Thiesse, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la formation des identités nationales et régionales en Europe, « du Portugal à l’Estonie, de l’Islande à la Bulgarie, les publications de ballades, de chansons de geste, de romances, de chants populaires se comptent au XIXe siècle en milliers de volumes (…). Pour les populations dépourvues de littérature et parfois même d’une langue écrite moderne, ces publications sont la base de toutes les revendications d’existence nationale, culturelle et politique ». Et de poursuivre : « L’invention » de la maçonnerie spéculative au début du 18ème siècle, ou plutôt sa réinvention à partir d’un modèle de corporation professionnelle tombé en désuétude, a libéré un fonds mythologique jusque-là figé et étroitement codifié (dans un système où chaque corporation avait sa « lignée » et déclinait des variantes mythologiques prudentes, à l’intérieur d’un cadre contraint). On peut dès lors supposer qu’elle a libéré un matériau potentiel, symbolique et mythique, jusque-là inerte.
La maçonnerie constituerait ainsi une sorte de chaînon discret entre les premières impatiences des lettrés européens du début du siècle et l’effervescence désordonnée qui a conduit à la création de symboles et de mythologies nationales et a pris son essor à la fin du siècle. La maçonnerie aurait contribué, avec d’autres mouvements, à ranimer et à réactualiser des mythologies et à revivifier des symboles, en rupture avec une tradition classique antiquisante devenue pesante. »
On peut alors s’interroger sur les mythes fondateurs de la Franc-maçonnerie.
On sait que la maçonnerie a dès 1730 inventé des légendes qui ont fourni le socle de la Maîtrise et des hauts-grades.
Certains seront gênés par la prolifération apparente dans le corpus maçonnique de sources utilisées en apparence de manière éclectique : traditions de métiers, mais aussi traditions chrétiennes et des écoles philosophiques antiques, tradition hermétique par exemple alchimique… L’évocation de symboles renvoie donc à des traditions multiples.
La conclusion que portent les Maçons expérimentés est que l’expérience maçonnique vaut justement par la découverte qu’elle offre d’une forme de plénitude de sens liée aux symboles.
Il y aurait donc en Maçonnerie « des mythes fondateurs » partagés, supports d’une expérience à la fois individuelle et collective. Ainsi, dès le premier degré, l’Apprentie(e) est confronté(e) à un premier mythe, celui de la construction du Temple de Salomon. Mais s’agit-il d’un mythe véritable ou plutôt d’une sorte de référence imprécise ? Pour qu’il y ait mythe, il faudrait que les maçons y « croient », d’une certaine manière, suffisamment. Or nul ne peut sérieusement croire que l’on se trouve dans le Temple de Salomon dans chacun des « temples » utilisés par les Maçons pour se réunir!
Néanmoins, tout est fait pour que les Maçons prennent à cœur cet idéal d’une construction dont l’horizon temporel dépasse leur propre vie. En cherchant un peu mieux, on trouve un autre mythe, une autre croyance suffisamment partagée : celle selon laquelle les Maçons se conformeraient à une « tradition orale », potentiellement immémoriale, qui les relierait ainsi au passé et, vers l’avenir, qu’elle travaillerait à « établir la concorde universelle », un thème ou déjà un mythe présent chez Saint Paul.
La maçonnerie revendique la dimension symbolique, comme le suggère l’expression « ici tout est symbole ») mais ne développe guère la dimension du mythe.
Pourtant, les mythes maçonniques ne sont pas des fables ni des marques de faiblesses : ils sont bel et bien autant de sources fécondes, de leviers de compréhension profonde. Sans doute est-il excessif voire infondé de parler d’une tradition immémoriale, mais il est certain qu’il s’agit plus sûrement d’un héritage culturel à la fois riche et complexe.
Il est alors possible de s’interroger sur les sens portés par chaque mot : ici, tout, symbole… dans la phrase que nous avons citée à plusieurs reprises et que Goethe a retranscrit dans le Second Faust à sa manière lorsqu’il écrivit « Tout ce qui se passe n’est que symbole »
Il est utile – et à dire vrai indispensable – de voir un Surveillant demander aux Apprentis dont il a la charge ce que signifie la mise à l’ordre; les pas mystérieux d’Apprenti, la Chaîne d’Union,… et comment donner à ces moments en Loge leurs pleins sens.
Finalement, on aura bien compris et, comme le dit Solange Sudarskis, que l’important n’est pas tant dans la perfection du geste que dans la perfection de l’intention.
Article en rapport avec le sujet : Ici tout est symbole