dim 01 juin 2025 - 00:06

L’art se nourrit-il de transgression ?

La transgression, comme rupture des normes établies, a souvent été un moteur de la création artistique.L’art a toujours entretenu un rapport complexe avec les règles, oscillant entre respect de l’esthétique et rupture violente avec les traditions. La transgression, entendue comme le franchissement délibéré des limites établies, semble être un puissant carburant de la création. 

Historiquement, les grands mouvements artistiques naissent fréquemment d’une opposition aux normes en place :  l’art sacré lui-même, comme les nus de Michel-Ange, a choqué avant d’être sanctifié. En effet, les nus de Michel-Ange ont d’abord brûlé les regards avant d’élever les âmes. Ils ont heurté, dérangé, fait rougir les dogmes et vaciller les vertus bien habillées. Car aucun sacré n’existe sans trouble, pas de lumière sans vertige. Le marbre s’est fait chair. Une chair qui palpite encore sous la main du maître, trop humaine pour les cœurs craintifs, trop divine pour les esprits tièdes.

Dans le silence blanc des blocs de Carrare, Michel-Ange n’a pas sculpté des corps : il a libéré des présences.

Il a percé la pierre comme on déchire un ciel trop bas, pour que la lumière jaillisse, non pas autour, mais au travers. Il n’a rien dissimulé : ni la tension des muscles, ni l’abandon des gestes, ni cette nudité première, originelle, par laquelle l’homme se souvient qu’il fut créé à l’image d’un Dieu nu.

Et, c’est cela qui scandalise, la vérité sans drapé, la beauté sans prétexte, l’âme, toute nue. Michel-Ange a convoqué l’Invisible dans la matière. Il n’a pas cherché à plaire, mais à toucher l’Indicible. Ses nus sont des prières taillées à vif, des oraisons sans paroles, des révélations.

Puisque tout ce qui effleure le mystère commence par déranger.

Un autre exemple avec les avant-gardes (Dada, le surréalisme) qui ont fait de la provocation un manifeste esthétique. Ainsi, ils ne cherchaient pas à construire, mais à détruire les certitudes telles l’art bourgeois ou la logique rationnelle. L’art contemporain (de Duchamp à Banksy) repose également souvent sur le détournement des codes.  Deux figures majeures de l’art provocateur, critiques de leur époque. Duchamp a quand même retourné un urinoir et l’a nommé fontaine. Bansky, lui, a pulvérisé les murs du monde pour en faire des miroirs.

Pas des toiles, pas des vitrines, mais des miroirs. Des surfaces rugueuses où le réel se reflète sans fard, où chacun, passant distrait ou puissant, maquillé, se voit soudain tel qu’il est : nu, absurde, complice ou réveillé. Il n’a jamais cherché à décorer les rues, mais à les faire parler, à leur arracher des aveux. Chaque bombe de peinture était une vérité jetée à la figure du monde, un cri d’encre, un sarcasme sacré. Il ne peignait pas pour plaire, il peignait pour faire vaciller. Vaciller les certitudes, vaciller l’ordre, vaciller la bienséance.

Banksy’s « The Little Girl and the Soldier », 2008, Bethlehem (Source Site officiel Banksy)

Il semait des doutes comme d’autres jettent des pierres, mais ses pierres étaient des idées. Banksy a rendu au mur son rôle ancien de messager, non pour le remplir, mais pour le fissurer. Pour que de cette fissure jaillisse une conscience. La transgression n’est pas seulement un rejet : elle est un acte de libération, permettant à l’artiste d’explorer de nouveaux territoires.

L’artiste, en défiant les conventions, interroge la société : politiquement, tel Goya dénonçant la guerre, par exemple, socialement, tel que le hip-hop, comme art marginal, devenu dominant. En ce sens, la transgression n’est pas gratuite : elle révèle ce que la norme cache. Mais, toute transgression n’est pas artistiquement féconde. Certaines œuvres choquent pour choquer, d’autres s’enferment dans une posture de rébellion vide (le scandale pour le scandale). 

La vraie force de la transgression réside dans sa capacité à ouvrir un dialogue, pas seulement à détruire.  Par exemple, la transgression initiatique, c’est briser pour mieux créer. Dans une perspective symbolique maçonnique, la transgression n’est pas anarchie, mais une transformation : déconstruire pour reconstruire, comme le sculpteur qui brise la pierre pour en faire émerger une forme. Elle nous fait dépasser les apparences pour toucher à l’essentiel.  L’artiste, comme l’initié, doit savoir franchir les interdits, non pour les nier, mais pour les dépasser. La Franc-Maçonnerie, bien que structurée par des rituels, reconnaît la nécessité de bousculer les certitudes pour progresser. Le symbole du « pavé mosaïque » (noir et blanc entrelacés) rappelle que l’harmonie naît de la tension entre opposés. 

Cependant, la transgression pour la transgression peut tomber dans le vide ou la provocation stérile. La Maçonnerie insiste sur le sens du symbole : briser les formes doit servir une quête de vérité, non un simple rejet.  Le rite maçonnique lui-même est une codification rigoureuse : la liberté se déploie dans le cadre, mais non contre lui. 

En Loge, le ou la franc-maçonne apprend que la vraie transgression est intérieure : 

Il lui faut dépasser ses préjugés (la « pierre brute » à tailler).

De même, l’artiste authentique ne détruit pas gratuitement : il transforme le réel pour en révéler une dimension cachée (à l’image de l’alchimiste, figure chère aux maçons et aux maçonnes). L’art peut se nourrir de transgression, mais celle-ci n’est féconde que si elle sert une quête de sens. Comme en Franc-Maçonnerie, où la rupture avec l’ego permet une reconstruction spirituelle, l’artiste véritable transgresse les apparences pour toucher à l’universel. En effet, L’art, dans sa quête la plus haute, ne se contente pas de reproduire le visible : il cherche à en révéler l’invisible.

L’artiste véritable est donc un passeur, celui qui brise les illusions du monde superficiel pour atteindre une vérité plus profonde, universelle. Cette démarche relève d’une transgression essentielle – non pas un simple rejet des règles, mais une rupture initiatique avec les apparences. 

L’artiste ne se satisfait pas des formes établies.  Les peintres tels que Rembrandt ou Turner ont dépassé la simple représentation pour toucher à la lumière, à l’émotion pure. Les écrivains tels que Kafka ou Borges ont brisé les logiques narratives pour explorer l’absurde et le mystère. Les musiciens tels que Beethoven ou Coltrane ont franchi les limites harmoniques pour exprimer l’indicible.

Cette transgression n’est pas anarchie, mais alchimie, c’est-à-dire, transformer le réel pour en extraire l’essence. 

Dans de nombreuses traditions, voir au-delà des apparences est une conquête spirituelle. 

L’artiste, comme l’initié, doit « mourir » à ses certitudes pour renaître à une perception plus vaste. Son œuvre devient alors un symbole autrement dit un pont entre le visible et l’invisible. 

Picasso disait : « Je ne peins pas ce que je vois, je peins ce que je pense. »

La vraie transgression artistique n’est pas dans le scandale, mais dans la capacité à unir les contraires :  le laid et le beau (comme dans les visages torturés de Bacon). 

L’ordre et le désordre (comme dans les compositions de Pollock). 

L’éphémère et l’éternel (comme dans les mandalas de sable bouddhistes). C’est ainsi que l’art rejoint le sacré : en révélant, derrière le chaos des formes, une unité cachée. 

Petit aparté avec l’improvisation jazz quand le chaos devient langage. Improviser, c’est risquer. Dans le jazz, l’improvisation est en même temps un art de la liberté et un acte de transgression consciente : transgression des structures harmoniques, des formes établies, des attentes de l’auditeur, et parfois même des limites de l’instrument.

Le jazz ne détruit pas les règles : il joue avec elles.

Il les déplace, les déconstruit, les contourne, les tord jusqu’à ce qu’elles chantent autrement. C’est là que naît le style, cette signature de l’instant, qui ne peut être reproduite.

Avec Coltrane, il n’était plus question de gamme, de cadence, de structure : il avait franchi les murailles de l’harmonie pour s’aventurer dans un royaume invisible, là où la musique cesse d’être musique pour devenir offrande.

Dans ses solos vertigineux — A Love Supreme, Ascension, Interstellar Space — il ne racontait plus, il invoquait. Les modes, les chromatismes, les dissonances s’échappaient de sa colonne d’air comme des incantations. Il ne cherchait plus à plaire, ni à démontrer : il creusait, il transperçait, il brûlait. Chaque note était une larme, une prière, une lumière. Il jouait l’indicible. Ce que les mots n’osent toucher, Coltrane l’avait confié à son souffle.

Il n’était plus un homme avec un saxophone, mais un canal. Un passeur. De la virtuosité, il avait fait un pont vers l’infini. De Charlie Parker à Ornette Coleman, de Thelonious Monk à Cecil Taylor, l’histoire du jazz est marquée par des artistes qui ont osé transgresser l’harmonie classique, l’unité rythmique, voire le respect du silence.

Ils ont fait de l’imprévu une méthode, de l’erreur un tremplin, de la rupture une respiration. Improviser, c’est donc reconnaître une tradition pour mieux s’en affranchir, tout en restant fidèle à un principe plus profond : la musique comme expression vivante du soi, de l’instant, du monde.

Transgresser le jazz, ce n’est pas trahir : c’est franchir le seuil d’un Temple invisible.

Ce Temple, fait d’accords et de silences, s’élève sur des lois harmoniques comme les colonnes d’un portique ancien. Mais, il ne se donne pas à celui qui s’y conforme aveuglément. Il s’ouvre à celui qui ose, non pas briser la règle, mais la dépasser, comme l’initié qui gravit les degrés d’une échelle intérieure.

Dans cet espace sacré, le musicien devient passeur. Il ne joue plus simplement : il révèle. Il explore, comme un frère dans la pénombre, les arcanes du chaos pour y chercher la lumière. Il ne rejette pas le jazz : il l’interroge, il le dénude, il le fait parler dans une langue plus haute. Une langue d’âmes. Une langue d’abîme et d’élévation. Coltrane, lui, ne fuyait pas les structures : il les transmutait. Il pénétrait le sanctuaire secret du son, là où les notes ne répondent plus à la logique, mais à l’esprit.

Il traversait la forme comme on traverse un voile, non pour le profaner, mais pour en éprouver la vérité nue, vibrante, sacrée. Parce que transgresser, au fond, c’est chercher la lumière au-delà du visible. Et, dans le jazz comme dans l’initiation, ce n’est jamais la désobéissance qui libère, C’est le courage d’aller au-delà. Révéler l’invisible, l’émotion brute, la pensée non dite. C’est faire de la dissonance une vérité et de la liberté une discipline.

En conclusion, je dirais que l’artiste véritable ne se contente pas de choquer ou de séduire. Il transgresse les apparences pour nous révéler à nous-mêmes. Son œuvre, si elle est authentique, ne parle pas à une époque, mais à l’humanité toute entière, car elle touche à ce qui, en nous, est universel. 

Picasso disait : « L’art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité ».

Je pense que la transgression peut être un moteur puissant de la création, à condition qu’elle serve une vision, une quête de sens. Sinon, elle n’est qu’un bruit éphémère.

« L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme » (André Malraux). 

Et parfois, ce chemin passe par la rupture. Une question trotte dans ma tête !

La transgression est-elle encore possible dans un monde où tout semble permis ?

Christine Arnal

1 COMMENTAIRE

  1. Merci pour ces analyses visionnaires (auxquelles on pressent que vous pourriez ajouter d’autres domaines, tel la cuisine par exemple) qui convoquent tous nos sens à leur éveil.

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