Article inspiré par rtbf.be – Fait par les Grenades – Aileen Vandendooren
À l’heure où les luttes féministes et les aspirations spirituelles s’affirment comme des forces majeures dans nos sociétés, une question émerge : ces deux dimensions peuvent-elles s’accorder pour nourrir un projet commun ? En ce 24 avril 2025, à la veille de la Journée internationale des droits des femmes, cette réflexion prend une résonance particulière. Longtemps perçus comme antagonistes – le féminisme dénonçant les hiérarchies patriarcales des religions, et la spiritualité étant parfois accusée d’enfermer les femmes dans des rôles stéréotypés –, ces deux univers se croisent aujourd’hui dans des initiatives novatrices.
Des cercles de femmes aux réinterprétations des traditions anciennes, des voix s’élèvent pour montrer que féminisme et spiritualité peuvent non seulement coexister, mais aussi s’enrichir mutuellement. Cet article explore cette alliance possible, à travers une analyse historique, des témoignages contemporains et des perspectives d’avenir.
Une histoire de tensions et de résistances

Les relations entre féminisme et spiritualité ont été marquées par des tensions profondes, enracinées dans l’histoire des grandes religions monothéistes. Dans le christianisme, des textes comme la Première épître à Timothée (2:12) – « Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de prendre autorité sur l’homme » – ont été utilisés pendant des siècles pour justifier l’exclusion des femmes des rôles de pouvoir religieux. Dans l’islam, des interprétations rigoristes du Coran, comme celles limitant la participation des femmes à la prière publique, ont souvent renforcé leur marginalisation. De même, dans le judaïsme orthodoxe, les femmes sont traditionnellement exclues de certaines pratiques, comme la lecture de la Torah en public. Ces structures patriarcales ont conduit les féministes, notamment lors de la deuxième vague des années 1960-1970, à rejeter les religions institutionnelles. Mary Daly, théologienne américaine et autrice de Beyond God the Father (1973), a qualifié le christianisme de « nécrophile » et d’incompatible avec l’émancipation des femmes, appelant à une rupture radicale.
Pourtant, cette opposition n’a jamais été universelle. Certaines traditions spirituelles offrent des visions plus égalitaires. Dans le bouddhisme, des figures comme Kuan Yin, bodhisattva de la compassion, incarnent une puissance spirituelle féminine, et des textes comme le Sutra du Lotus affirment l’égalité fondamentale des genres dans la quête de l’éveil. Les spiritualités païennes, telles que la Wicca, qui a connu un renouveau dans les années 1970 sous l’impulsion de figures comme Starhawk, célèbrent la Déesse et valorisent le féminin sacré. Starhawk, dans son ouvrage The Spiral Dance (1979), propose une spiritualité écoféministe où la connexion à la nature et la sororité deviennent des piliers de l’émancipation. De même, les traditions animistes, comme celles des peuples autochtones d’Amérique du Nord, honorent souvent les femmes comme gardiennes de la sagesse spirituelle, à l’image des « femmes-médecine » chez les Lakota.
Des figures historiques inspirantes

L’histoire regorge de femmes qui ont concilié spiritualité et résistance féministe, défiant les normes de leur époque. Hildegarde de Bingen, mystique et compositrice du XIIe siècle, est un exemple emblématique. Abbesse, théologienne et visionnaire, elle a écrit des traités théologiques et des compositions musicales qui célèbrent la féminité divine, tout en défiant l’autorité masculine de l’Église par son indépendance intellectuelle. Une autre figure notable est Jeanne d’Arc, qui, au XVe siècle, a affirmé avoir été guidée par des voix divines pour libérer la France, défiant les rôles traditionnels assignés aux femmes. Plus récemment, au XXe siècle, Dorothy Day, fondatrice du mouvement catholique des Catholic Workers, a combiné une foi profonde avec un engagement radical pour la justice sociale, défendant les droits des femmes et des travailleurs dans une perspective spirituelle.
Ces figures montrent que la spiritualité, lorsqu’elle est réinterprétée à travers une lentille féministe, peut devenir un outil de résistance et de transformation. Elles ont inspiré des générations de femmes à chercher dans la spiritualité une source de pouvoir intérieur, loin des dogmes oppressifs.
Une réconciliation contemporaine

Aujourd’hui, de nombreuses femmes explorent des voies pour réconcilier féminisme et spiritualité. Camille Froidevaux-Metterie, philosophe et autrice de Plaidoyer pour un féminisme spirituel (2024), défend l’idée que le féminisme doit intégrer la dimension spirituelle pour être pleinement émancipateur. « Le féminisme ne peut se limiter à des revendications matérielles ou sociales. Il doit aussi nourrir l’âme, répondre à notre besoin de sens et de transcendance », explique-t-elle dans une interview à La Croix (8 mars 2025). Elle propose une spiritualité féministe qui célèbre le corps, la sororité et la connexion à la nature, tout en rejetant les structures patriarcales.
Des initiatives concrètes illustrent cette réconciliation. À Bruxelles, des cercles de femmes, comme ceux animés par l’association Les Filles de Lilith, mêlent méditation, rituels et discussions féministes. Marine, 34 ans, participante régulière, témoigne : « Ces rencontres me permettent de me reconnecter à ma féminité et à une énergie spirituelle, tout en partageant mes luttes féministes. C’est un espace où je me sens complète. » Ces cercles s’inspirent de pratiques comme les rituels de pleine lune, où les femmes se réunissent pour méditer, chanter et échanger sur leurs expériences. En France, des groupes comme Sœurs de Cœur organisent des retraites spirituelles axées sur l’écoféminisme, combinant des ateliers sur la justice sociale avec des pratiques comme le yoga et la méditation en nature.
À l’échelle internationale, des figures comme Vandana Shiva, écoféministe indienne, incarnent cette alliance. Dans son livre Staying Alive (1988), Shiva lie l’exploitation de la nature à celle des femmes, plaidant pour une spiritualité qui honore la Terre-Mère et les savoirs féminins traditionnels, comme ceux des agricultrices indiennes. En 2025, son mouvement Navdanya continue d’inspirer des femmes à travers le monde, en promouvant une agriculture durable et une spiritualité ancrée dans la justice environnementale.
Les défis d’une alliance
Malgré ces avancées, des obstacles subsistent. Certaines féministes, comme Mona Chollet, autrice de Sorcières : la puissance invaincue des femmes (2018), restent méfiantes envers la spiritualité, qu’elles associent à un « essentialisme » risquant de réduire les femmes à leur biologie. « Parler de féminin sacré peut renforcer des stéréotypes, en enfermant les femmes dans des rôles de mères ou de prêtresses, au détriment de leur liberté individuelle », écrit-elle dans un essai récent (Le Monde, 15 février 2025). À l’inverse, des courants spirituels conservateurs continuent de prôner des rôles traditionnels pour les femmes. Par exemple, dans certaines communautés évangéliques américaines, des pasteurs comme John Piper prônent la « soumission » des femmes, une vision qui s’oppose frontalement aux idéaux féministes.
Un autre défi réside dans l’appropriation culturelle. Certaines pratiques spirituelles féministes, comme l’usage de rituels amérindiens ou africains, sont parfois critiquées pour leur manque de respect envers les cultures d’origine. La théologienne féministe Rosemary Radford Ruether, dans Gaia and God (1992), appelle à une spiritualité féministe qui soit inclusive et respectueuse des traditions non occidentales, sans les réduire à des clichés exotiques.
Perspectives pour une spiritualité féministe
En 2025, la quête d’une spiritualité féministe est plus pertinente que jamais. Elle répond à un besoin de sens dans un monde en crise – climatique, sociale, politique – tout en s’inscrivant dans les luttes pour l’égalité. Comme le souligne Camille Froidevaux-Metterie, « la spiritualité peut être un outil de résistance et de transformation, un espace où les femmes se réapproprient leur pouvoir intérieur ». Des initiatives comme celles des Filles de Lilith ou de Sœurs de Cœur montrent que cette alliance est possible, à condition de rester ancrée dans une démarche d’émancipation.
L’écrivaine Clarissa Pinkola Estés, autrice de Femmes qui courent avec les loups (1992), offre une perspective inspirante : « La spiritualité féministe, c’est redonner aux femmes leur instinct sauvage, leur capacité à écouter leur âme profonde. » En 2025, des festivals comme Sacred Women Gathering, prévu en juillet à Lisbonne, témoignent de cette vitalité, réunissant des femmes du monde entier pour des ateliers mêlant spiritualité, art et activisme féministe. Alors, féminisme et spiritualité : incompatibles ou complémentaires ? À chacune de tracer son chemin, dans un dialogue intime et politique entre le corps, l’esprit et le monde.
Sources
- Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups : Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage, 1992.
- Camille Froidevaux-Metterie, interview dans La Croix, 8 mars 2025.
- Mona Chollet, Sorcières : la puissance invaincue des femmes, 2018, et essai dans Le Monde, 15 février 2025.
- Témoignage de Marine, recueilli par l’association Les Filles de Lilith, 2025.
- Starhawk, The Spiral Dance : A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess, 1979.
- Vandana Shiva, Staying Alive : Women, Ecology, and Development, 1988.