Cette semaine, Jissey nous plonge dans les origines de notre Art avec un personnage dont chacun de nous a déjà entendu parler : le pasteur James Anderson. Nous avons voulu enquêter afin de démystifier cette personnalité, afin de lui redonner un statut nettement moins glorieux que ne le suggère sa légende. Si l’époque est au déboulonnage des statues, commençons par une idole.
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James Anderson : entre légende maçonnique et ombres supposées
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James Anderson (vers 1678/1690 – 23 mai 1739), pasteur presbytérien écossais et rédacteur des célèbres Constitutions des Francs-Maçons (1723), est une figure incontournable dans l’histoire de la franc-maçonnerie spéculative. Son œuvre a jeté les bases de la Première Grande Loge d’Angleterre, marquant une transition entre la maçonnerie opérative des bâtisseurs et une pratique philosophique moderne. Pourtant, derrière cette contribution monumentale, certains récits peignent un portrait sombre de l’homme, le décrivant comme un individu aux mœurs douteuses : alcoolique, menteur, voleur, voire escroc.
Que savons-nous vraiment de ces accusations ? Cet article plonge dans les travers attribués à Anderson, en examinant leur origine et leur crédibilité.
Un parcours marqué par des revers financiers
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Né à Aberdeen, en Écosse, dans une famille modeste – son père était vitrier et membre d’une loge maçonnique locale –, James Anderson étudie la théologie au Marischal College, où il obtient un Master of Arts en 1698. Ordonné pasteur en 1707 par l’Église d’Écosse, il s’installe à Londres, où il officie dans diverses congrégations presbytériennes : Glass House Street (jusqu’en 1710), Swallow Street (jusqu’en 1734), puis Lisle Street jusqu’à sa mort. Sa vie londonienne, cependant, fut loin d’être exempte de tumultes.
L’un des épisodes les plus documentés concerne sa ruine lors de la crise de la Compagnie des mers du Sud en 1720. Cette bulle spéculative, qui promettait des richesses via le commerce colonial, s’effondra brutalement, ruinant des milliers d’investisseurs, dont Anderson. Selon le Gentleman’s Magazine de l’époque, il aurait perdu une somme considérable, ce qui ternit sa réputation et alimenta les soupçons d’imprudence financière. Certains y ont vu le signe d’une personnalité instable ou d’un goût pour le risque, mais rien n’indique un comportement frauduleux direct. Cette perte, bien réelle, ne fait pas de lui un escroc, mais un homme victime d’un krach économique majeur.
Alcoolisme : rumeur ou réalité ?
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L’accusation d’alcoolisme revient parfois dans les récits sur Anderson, mais elle repose sur des bases fragiles. Aucun document d’époque – registres ecclésiastiques, correspondances ou témoignages directs – ne mentionne explicitement une addiction à l’alcool. Cette idée semble émerger de stéréotypes sur les pasteurs ou les francs-maçons, souvent caricaturés comme des figures dissolues dans les pamphlets anti-maçonniques du XVIIIe siècle. Par exemple, des critiques comme celles de Samuel Prichard dans Masonry Dissected (1730) attaquent la franc-maçonnerie en général, mais sans cibler Anderson personnellement sur ce point.
Le contexte londonien de l’époque, avec l’essor du gin et une culture de consommation d’alcool répandue, pourrait avoir nourri cette rumeur. Cependant, sans preuve (comme une plainte de ses fidèles ou une sanction ecclésiastique), il est prudent de considérer cette allégation comme une extrapolation plutôt qu’un fait établi.
Menteur et mythificateur ?
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S’il y a un reproche qui colle à Anderson avec plus de consistance, c’est celui d’avoir embelli – voire inventé – des pans entiers de l’histoire maçonnique dans les Constitutions. L’ouvrage retrace une généalogie fantaisiste de la franc-maçonnerie, la faisant remonter à Adam, aux bâtisseurs de la Tour de Babel, ou encore aux temples antiques, sans s’appuyer sur des sources historiques fiables. Des chercheurs modernes, comme ceux de la loge Quatuor Coronati lors du tricentenaire de 2017 à Cambridge, ont démontré que ses récits sur la fondation de la Grande Loge en 1717 contiennent des incohérences, notamment sur les lieux des premières réunions.
Était-ce un mensonge délibéré ? Pas nécessairement. Anderson, influencé par son éducation calviniste et son goût pour les généalogies (voir son ouvrage Royal Genealogies, 1732), a peut-être cherché à donner une légitimité symbolique à la jeune obédience plutôt qu’à tromper sciemment. Cette tendance à la mythification, bien que critiquée, était courante dans les écrits de l’époque, où l’histoire servait souvent des fins idéologiques. Le qualifier de « menteur » dans un sens moral serait donc excessif ; il était davantage un narrateur créatif au service d’une cause.
Vol et escroquerie : des accusations sans fondement ?
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Les soupçons de vol ou d’escroquerie sont les plus difficiles à étayer. Aucune archive judiciaire ou ecclésiastique ne mentionne de procès, d’accusation formelle ou de plainte pour de tels actes. Une hypothèse pourrait venir de sa situation financière après 1720 : ruiné, il aurait pu être tenté de chercher des moyens douteux pour se renflouer. Pourtant, rien ne corrobore cela. Son mariage avec une veuve aisée à Londres lui avait offert une certaine stabilité, et ses activités pastorales, bien que modestes, lui assuraient un revenu.
Des pamphlets satiriques de l’époque, souvent hostiles aux francs-maçons, ont pu amplifier ces rumeurs en le caricaturant comme un opportuniste. Par exemple, son implication dans A Genealogical History of the House of Yvery (1742), publié posthumément et retiré pour des remarques controversées, a suscité des critiques, mais elles visaient le contenu, pas des actes de fraude. Sans preuves tangibles – comme des témoignages ou des registres de dettes suspectes –, ces accusations relèvent plus de la diffamation que de l’histoire.
Un homme imparfait dans un siècle turbulent
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James Anderson n’était pas un saint, et sa vie reflète les contradictions de son époque. Le Gentleman’s Magazine le décrit comme « un homme savant mais imprudent », une formule qui résume bien les failles possibles : une ambition intellectuelle parfois débridée et une gestion financière hasardeuse. Sa séparation d’avec sa femme (dont on sait peu de choses) et son décès dans une maison louée à Exeter Court en 1739, loin de l’opulence, suggèrent une fin modeste, voire mélancolique.
Pourtant, ces éléments ne font pas de lui le « triste personnage » dépeint par certains. Ses sermons, comme No King-Killers (1715), montrent un homme engagé, défendant avec zèle les presbytériens contre les accusations de régicide. Son amitié avec des figures comme Isaac Newton ou Jean Théophile Désaguliers, autre architecte des Constitutions, témoigne d’un réseau intellectuel respectable. Ses travers, s’ils existent, semblent plus humains que criminels : une imagination débordante, une foi dans des projets risqués, et peut-être une fragilité face aux aléas de la vie.
Conclusion : légende noire ou malentendu ?
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Qualifier James Anderson d’alcoolique, de menteur, de voleur ou d’escroc repose davantage sur des suppositions que sur des faits. Les sources historiques – registres de l’Église d’Écosse, minutes de la Grande Loge, écrits contemporains – ne dressent pas le portrait d’un délinquant, mais d’un pasteur érudit, parfois controversé, qui a marqué son siècle par une œuvre fondatrice. Les rumeurs sur ses défauts, amplifiées par ses détracteurs ou par l’aura mystérieuse de la franc-maçonnerie, ne résistent pas à un examen rigoureux. Le véritable Anderson reste un homme de paradoxes : un visionnaire imparfait, dont le legs dépasse largement les ombres qu’on lui prête.
Sources :
- Travaux de la loge Quatuor Coronati et études maçonniques (ex. David Stevenson, The Origins of Freemasonry).
- Article Wikipédia français sur James Anderson (https://fr.wikipedia.org/wiki/James_Anderson_(franc-ma%C3%A7on)).
- The Constitutions of the Free-Masons (1723), édition originale et analyses modernes.
- Gentleman’s Magazine (1739), notice nécrologique.