Digne prix des labeurs du sage et du poète qui, des religions brisant les derniers nœuds, sur tant de nuit épanche un jour si lumineux ! Et qui nous blâmera si, par la poésie, tout ce que nous touchons est frotté d’ambroisie? Je suis le médecin qui présente à l’enfant quelque breuvage amer, qu’il faut boire pourtant. Les bords du vase enduits d’un miel qui les parfume à cet âge léger dérobent l’amertume: L’enfant est dupe et non victime: il boit sans peur, et dans le corps descend le suc réparateur emportant avec lui les douleurs et les fièvres. Le mensonge sauveur n’a trompé que les lèvres. Ainsi je fais passer l’austère vérité, baume suspect à ceux qui ne l’ont pas goûté. La foule, enfant qu’apaise une innocente ruse, cédant sans défiance au charme de la muse, sous le couvert du miel boira les sucs amers. Ainsi puissé-je, ami, grâce à l’attrait des vers, en toi de la Nature infuser la science et t’en faire sentir la salubre influence !
Lucrèce poète et philosophe latin du 1err siècle av. J.-C.
Prologue
Sur une île quelque part
Le salon est immense.
C’est la pièce principale de cette belle résidence élevée sur un promontoire rocheux dominant l’océan.
L’air y est chargé d’un parfum de café torréfié, de cigare légèrement sucré et terreux avec des nuances de vanille, mêlé à une subtile odeur musquée du cuir des canapés noirs et des fauteuils assortis. Les riches tapis crème couvrant le sol de marbre en sont imprégnés.
Au centre, une grande table rectangulaire est couverte de documents épars, de plans détaillés, de cartes et de dossiers épais contenant des photos de tableaux. Des ordinateurs portables sont ouverts, affichant des schémas complexes et des communications cryptées. Des cagoules incongrues sont amassées en tas sur un de ses coins. Sous les sièges des torches prêtes à l’emploi.
Autour de la table, plusieurs personnes se sont réunies. Des hommes au visage dur, le regard tendu, à l’intensité et à la fixité inquiétante, scrutent constamment l’entrée de la pièce chuchotant entre eux, en attendant l’arrivée du maître de maison.
La porte s’ouvre. Ce n’est que le valet poussant une desserte roulante sur laquelle il a préparé un large choix de boissons ainsi qu’un service à café et des coffrets de cigares. Il la rapproche des hôtes pour qu’ils se servent eux-mêmes.
Puis il se dirige vers les lampes à abat-jour en pâte de verre posées sur les guéridons et les lampadaires tout autour de la pièce qu’il allume avant de tirer les lourds rideaux en velours bordeaux qui, maintenant empêchent toute lumière extérieure de pénétrer. L’élégance trompeuse de l’endroit, avec ses murs couverts de panneaux de bois sombre entièrement sculptées d’arabesques et des scènes historiques, est devenue oppressante, comme si la beauté même des lieux était corrompue par la pénombre.
Jetant un coup d’œil autour de lui pour voir si tout était bien rangé, le valet repéra sur un des rayons de la bibliothèque des ouvrages éparpillés semblant avoir été consultés récemment. Cela lui prit quelques instants pour réarranger les livres, juste par ordre alphabétique d’auteur, sans prêter attention à leur thème commun : des stratégies de manipulation de l’information, de contrôle totalitaire et de domination, souvent utilisées pour justifier des actions morales ou immorales et pour les nombreuses références stratégiques et philosophiques qu’ils contiennent.
– Mes fidèles, l’heure est venue.
Silvestro Buonvincini venait de faire son entrée. Il s’installa dans le fauteuil à haut dossier en bois de noyer sculpté de volutes et de colonnes feuillagées, surmonté d’angelots enlacés, placé en tête de la table. Car c’est bien lui le Maître.
Ayant pris place, en silence, il dévisagea chacun des présents puis s’adressant au valet le pressa.
– Vous débarrasserez les brûleurs d’encens qui sont sur le linteau de la cheminée avant de sortir.
Au milieu du plus grand mur, la cheminée en chêne massif atteint le plafond. De chaque côté de l’âtre, des colonnes ouvragées de feuilles d’acanthe soutiennent le manteau. Au-dessus du foyer, à s’y tromper, une magnifique reproduction grandeur nature du tableau L’adoration des mages de Botticelli en teinte monochrome sépia tel qu’il fut peint originellement avant d’être colorisé par un autre artiste. Juste à côté, contre le mur, un cadre retourné d’un tableau faisait une tache plus claire.
En fermant la porte derrière lui, le valet entendit Buonvincini dire :
– Nous allons agir. Nous allons nous emparer des autres tableaux. Et pour commencer la pomme de St Martin va tomber, voilà comment…
Le valet essaya de saisir la suite mais les sons avaient été étouffés par la lourde porte refermée.
La salle était maintenant plongée dans une obscurité oppressante, à peine éclairée.
L’odeur âcre de la cendre flottait lourdement dans l’air, se mêlant à celle, plus acide encore, de la peur et de la haine. Les murs gris résonnaient des murmures fébriles des silhouettes noires qui se pressaient dans la salle, leurs visages dissimulés sous les cagoules sombres que les hommes avaient enfilées, leurs yeux brillants d’une ferveur malsaine.
Un tribunal d’inquisition allait avoir lieu. Silvestro Buonvincini, le maître de cette mascarade macabre, trônait dans son fauteuil comme une ombre sinistre. Ses yeux bleus perçants brillaient d’une lueur froide et impitoyable, fixant tour à tour les membres de l’assemblée.
Après un coup porté par la paume de la main sur la table par le Maître, le silence se fit soudain, plus lourd et plus oppressant. Buonvincini se leva. D’une voix ténébreuse, il déclara :
– Aujourd’hui, nous jugeons l’hérétique John Toland, coupable d’avoir osé violer les mystères sacrés de la création, de vouloir pénétrer l’antichambre de la Nature pour atteindre son cabinet secret. Pour ce crime impardonnable, vous, les gardiens de la vraie foi, je vous demande de voter unanimement à sa mort par le feu purificateur.
Sous l’anonymat symbolique des cagoules qui effaçaient leur individualité, tous les membres levèrent la main en signe d’acquiescement.
– Alors, que ton nom soit en exécration pour l’éternité ! Prononça le Maître.
Un murmure de satisfaction parcourut l’assemblée. Un bûcher fut dressé avec un soin macabre dans la cheminée pour le sacrifice. Les torches furent allumées, lumière accusatrice par ce feu approuvant cette sentence.
Le tableau de Philippin, born Sysangin, représentant John Toland, volé à la Royal Society deux mois plus tôt, fut alors retourné et brandi avec une solennité sinistre. Les acclamations fanatiques montèrent crescendo tandis que les flammes léchaient la toile, la dévorant lentement. La Lumière de la liberté de penser qui brillait dans les yeux du pamphlétaire des religions s’éteignit à jamais dans un noir de suie.
L’auditoire cagoulé voyait dans cette destruction la purification de leur monde souillé. Dans le crépitement du feu et les expressions d’exaltation, le visage de Buonvincini restait impassible, froid et inhumain, savourant l’amertume d’une haine trop longtemps réprimée. Il ajouta :
– Nous ferons de même avec les autres tableaux. (Suite la semaine prochaine, même heure)