De notre confrère mygayprides.com
Un nouveau livre inhabituel et fascinant a été écrit par deux anthropologues, intitulé Conspiracy Narratives from Postcolonial Africa: Freemasonry, Homosexuality, and Illicit Enrichment. Il explore une théorie du complot en cours au Cameroun et au Gabon voisin, selon laquelle des élites corrompues propagent l’homosexualité à travers leurs liens avec des ordres secrets comme les francs-maçons. Ils font remonter les origines de la théorie du complot à une panique morale au Cameroun en 2005. Ils remontent ensuite le temps pour comprendre ce que tout cela signifie. The Conversation a demandé aux auteurs de leur en dire plus.
Qu’est-ce qui a déclenché la panique morale au Cameroun ?
Le jour de Noël 2005, l’archevêque de Yaoundé, la capitale du Cameroun, le célèbre homophobe Victor Tonye Bakot, a surpris la nation avec un sermon attaquant l’élite nationale. Il les accusait de propager l’homosexualité en imposant le sexe anal à des jeunes hommes désireux de trouver un emploi.
Le sermon était d’autant plus surprenant que l’archevêque s’est exprimé dans la cathédrale de Yaoundé avec devant lui les dirigeants de la nation, dont le président de l’époque, Paul Biya. Il offrait une nouvelle variante des attaques de l’Église catholique contre la franc-maçonnerie.
La franc-maçonnerie est une organisation exclusivement masculine qui se livre à des rituels secrets et promeut un ordre moral, mais n’est pas une religion. Il est apparu vers 1700 en Écosse lorsque des penseurs libéraux ont rejoint d’anciennes guildes de maçons. Une Grande Loge est établie à Londres en 1717. La franc-maçonnerie s’étend ensuite en France et dans les colonies françaises.
En France, la franc-maçonnerie a été violemment attaquée par l’Église catholique, inquiète des tendances de plus en plus laïques de la confrérie et de son rôle prétendument central dans la Révolution française. Ainsi, même si l’attaque de 2005 perpétrée par l’archevêque camerounais n’était pas nouvelle, elle a frappé comme une vague dans ce contexte spécifique et a donné naissance à une théorie du complot qui perdure aujourd’hui.
Seulement un mois après le sermon, plusieurs journaux ont commencé à publier des listes d’homosexuels « supposés » ou même « éminents ». (Le soi-disant Affaire des listes – l’affaire des listes).
Ils ont nommé des ministres et d’autres hommes politiques, des stars du sport et de la musique, et même certains hauts dirigeants religieux. Dénoncer l’élite comme étant des homosexuels corrompant la nation était devenu un moyen d’exprimer le mécontentement de la population à l’égard du régime.
L’élite n’a pas su se défendre contre cette attaque. Biya a d’abord demandé le respect de la vie privée des gens. Mais lorsque de nouvelles rumeurs et indices ont été publiés, le gouvernement a lancé une chasse aux sorcières contre les prétendus homosexuels.
Les pratiques homosexuelles ont été criminalisées par décret présidentiel au Cameroun en 1972. Mais jusqu’en 2005, cela a été rarement appliqué. Depuis lors, cependant, les personnes soupçonnées de tels comportements « criminels » ont été harcelées par des arrestations et des emprisonnements arbitraires.
Depuis 2000, l’homophobie est en hausse sur le continent africain mais, comme le souligne le sociologue camerounais Patrick Awondo, sa « politisation » prend des formes différentes selon les pays. Au Cameroun – et dans une moindre mesure au Gabon – les homosexuels visés par l’indignation populaire sont les hommes politiques et l’élite. La prétendue omniprésence de la franc-maçonnerie et d’autres associations mondiales dans les cercles supérieurs est ici un facteur clé.
Considérez-vous cela comme une théorie du complot ?
Notre analyse de cette puissante attaque en tant que récit de conspiration aborde ce qui pourrait être l’un des défis majeurs pour les universitaires d’aujourd’hui : comment faire face au tsunami de théories du complot qui hantent la politique à l’échelle mondiale.
Celles-ci vont de Trump et QAnon aux « parlements de rue » du début des années 2000 en Côte d’Ivoire (espaces publics bien connus utilisés pour défendre le régime du président Laurent Gbagbo).
Les universitaires considéraient que leur première tâche était de réfuter de telles théories du complot, mais on se rend de plus en plus compte de la futilité d’une telle approche. Les partisans peuvent être mécontents des affirmations selon lesquelles les connaissances scientifiques sont supérieures et s’en tenir d’autant plus à leurs convictions. Les sociologues ont noté qu’il serait peut-être plus urgent d’essayer d’abord de comprendre pourquoi ces histoires souvent improbables peuvent acquérir un tel pouvoir.
Nous proposons dans notre livre que l’historicisation des théories du complot pourrait être une réponse. C’est-à-dire les étudier en tant que produits de contextes historiques spécifiques.
Alors, quel est le contexte historique de la panique ?
Les premiers chapitres de notre livre traitent des histoires du maçonisme et de l’anti-maçonisme dans les contextes européens et africains. Nous essayons de comprendre pourquoi les idées selon lesquelles la franc-maçonnerie serait liée aux pratiques homosexuelles sont restées particulièrement résistantes en Afrique francophone.
Nous considérons également l’équilibre changeant entre le secret de la confrérie et l’exposition publique dans l’Afrique postcoloniale. Un bon exemple est la vidéo divulguée en 2009 montrant l’investiture du président gabonais Ali Bongo en tant que Grand Maître de la Grande Loge du Gabon.
Se rendre public ainsi est tout à fait exceptionnel pour un franc-maçon. Bongo espérait probablement impressionner ses nombreux adversaires en se vantant de son accès à des formes particulières de pouvoir. Mais cela le présentait également comme un larbin néocolonial puisqu’il était dirigé par des représentants de la Grande Loge Nationale de France.
Bien entendu, lier l’homosexualité à la franc-maçonnerie renforce l’affirmation – désormais avancée par de nombreuses personnes sur le continent – selon laquelle l’homosexualité n’est pas africaine et est imposée par le colonialisme. Mais pour le Cameroun et le Gabon, il est difficile d’ignorer les signes indiquant que ce n’est pas le cas.
Prenons par exemple les travaux de l’ethnographe allemand Günther Tessmann. Il a travaillé parmi le peuple Fang à la frontière entre le Cameroun et le Gabon juste après 1900, avant l’établissement de l’autorité coloniale. Un concept récurrent est biang akuma (le « médicament » de la richesse), qui, à la surprise de Tessmann, était associée aux relations sexuelles entre hommes. Il soulignait déjà en 1913 deux dimensions des perceptions populaires de l’homosexualité dans de nombreux contextes africains : l’association à la « sorcellerie » et aussi à l’enrichissement.
Ce dernier élément ressort fortement de nos comparaisons avec la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Nigeria. L’idée de l’anus comme source d’enrichissement a une longue histoire en Afrique. Cela met les plaintes des Camerounais d’aujourd’hui selon lesquelles ils vivent sous anusocratie (règle de l’anus) dans une perspective plus large.
Cela nous a également aidé à contribuer davantage aux débats sur la nécessité de poursuivre la décolonisation des études queer.
De toute évidence, pour comprendre la complexité des liens déroutants entre la franc-maçonnerie, l’homosexualité et l’enrichissement illicite, nous devons dépasser les idées d’identités fixes.
Une contribution cruciale au débat sur l’homosexualité qui a éclaté après 2005 est venue de l’anthropologue camerounais Sévérin Abega. Il a insisté sur le fait que pour comprendre les perceptions de ce phénomène, il faut tenir compte d’une croyance locale au sein de certaines communautés du Cameroun selon laquelle chaque personne a un double.
Abega préfigurait ainsi les récents débats d’universitaires camerounais comme Francis Nyamnjoh sur la personnalité africaine comme incomplète et Achille Mbembe sur le retour de l’animisme.
Un autre facteur décisif pour comprendre pourquoi le lien entre la franc-maçonnerie et l’homosexualité est devenu un sujet politique si brûlant après 2000 est Internet. L’accès à Internet a été un tournant décisif, apportant un soulagement aux personnes LGBTIQ+ au Cameroun et au Gabon. Mais cela a également renforcé la réaction contre les idées d’identité gay associées à l’Occident. (Pour couronner le tout, la fille de Biya, Brenda Biya, a provoqué un débat féroce en se révélant lesbienne en juillet 2024.)
Qu’espérez-vous que les lecteurs retiendront ?
Le livre offre un aperçu du rôle – aussi omniprésent que peu étudié – de la franc-maçonnerie et des ordres mondiaux similaires en Afrique. Cela s’ajoute aux études sur l’association des unions homosexuelles avec la « sorcellerie » et l’enrichissement illicite en Afrique de l’Ouest.
De tels aspects sont pour la plupart absents des études militantes – sans doute pour de bonnes raisons – mais essentiels pour comprendre les débats et les luttes populaires sur les questions homosexuelles en Afrique aujourd’hui.
Mais la principale contribution de ce livre réside peut-être dans notre tentative d’analyser un puissant récit de conspiration, non pas en essayant de le réfuter mais en l’historicisant. La question est de savoir si les visions africaines de la personne fluide et des frontières poreuses – y compris en matière de sexualité – peuvent surmonter la tendance à considérer les identités comme figées.
Peter Geschiere est professeur émérite d’anthropologie africaine à l’Université d’Amsterdam et Rogers Orock est professeur adjoint d’études africaines au Lafayette College.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lisez l’article original.