(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)
Je me suis longtemps interdit d’évoquer un Frère ou l’autre dont j’avais pu être proche – et plus encore d’en faire le sujet d’une de mes chroniques. Eh bien, aujourd’hui, ce sont deux Frères à la mémoire desquels je vais rendre hommage.
Le premier, François, est passé à l’Orient éternel il y a moins de quinze jours et la cérémonie religieuse a eu lieu à la fin de la même semaine. Nous l’avions initié, au début de ce siècle, dans un Atelier de la Grande Loge de France et ce, après une première tentative infructueuse au Grand Orient de France… Nous ne saurions trop remercier les Frères de la rue Cadet qui avaient rejeté définitivement sa candidature, au motif que c’était un financier à son compte et, horresco referens[1], qu’il était titulaire d’un MBA d’Harvard[2] ! Cet homme toujours simple et modeste, qui, dans ses propres affaires, ne s’était, certes, pas appauvri en aidant des dirigeants à sauver leur entreprise, circulait à moto et venait, parfois, de fort loin, pour être présent à nos tenues. Accessoirement – sans doute inspirés par un célèbre proverbe hérité des classiques grecs et latins : « qui peut le plus peut le moins » –, nous l’avons désigné, à maintes reprises, comme Trésorier : comptes impeccables mais poste ingrat où son humanité faisait merveille. Ce frère drôle, affable et discret a tiré prématurément sa révérence, des suites d’une longue maladie, comme on dit, quoiqu’elle nous ait paru des plus brèves… Dans ses dernières heures, il se réjouissait encore d’avoir eu « une bonne vie » !
Le second, Loïk, était passé à l’Orient éternel, il y a tout juste un an, mais nous avons organisé la cérémonie funèbre en son honneur, il y a seulement quelques jours, en présence de sa famille. C’était un spécialiste de marketing, auteur d’ouvrages de référence en la matière, qui avait « tourné romancier », sur le tard. Il n’y avait rien de flamboyant dans son attitude, c’est le moins qu’on puisse dire. Tout aussi humble, c’était un catholique beaucoup moins « fantaisiste » que le précédent, c’est-à-dire un pratiquant tout aussi assidu à l’Église qu’en Franc-Maçonnerie où il voyait un moyen de partager une expérience spirituelle et fraternelle avec des hommes ayant d’autres croyances religieuses ou d’autres convictions philosophiques que les siennes. Pour lui, la loi d’amour dominait indéniablement toutes les autres : elle lui imposait une reconnaissance mutuelle qui échappât à tout esprit de chapelle. Aussi bien dans sa foi que dans les divers aspects de sa vie, il illustrait d’une façon tout à fait initiatique (car c’était aussi un très fin symboliste) le mot de Lacordaire : « Je ne cherche pas à convaincre d’erreur mon adversaire, mais à m’unir à lui dans une vérité plus haute[3] ». C’est ainsi qu’il ne s’arrêtait pas aux anathèmes du Saint-Siège et s’inquiétait plus sérieusement de savoir s’il parvenait lui-même à poser des paroles et des actes justes envers ses Frères, je veux dire envers toutes ses sœurs et tous ses frères en humanité.
Tous les deux avaient le verbe rare et manifestaient une attitude exemplaire, si on daignait y prêter attention. Je ne doute, cependant, pas qu’ils auraient trouvé cette dernière remarque aussi ridicule que déplacée car une telle prétention était loin d’avoir jamais pu les effleurer. Ce qui comptait pour eux, c’était que chacun trouvât sa voie. Que l’on me pardonne donc si je crois, malgré tout, qu’ils étaient pour moi des modèles de frères ! Je crains même qu’en loge, il n’en faille toujours quelques-uns d’un aussi bel acabit, point seulement pour nourrir des liens avec les jeunes générations mais pour nous aider tous à avancer. Ils laissent évidemment un grand vide derrière eux ; pour autant, ce n’est pas demain que leur source va se tarir.
[1] Cette locution latine tirée de l’Énéide (II, 204) de Virgile signifie littéralement : « je suis saisi d’horreur en le rapportant », expression que l’on comprend plutôt comme « je frémis en le racontant ». On l’utilisait coutumièrement en incise, avec un brin d’ironie, du temps où tout un chacun compulsait encore avec délice les pages roses du Petit Larousse… « O tempora, o mores » (« Ô temps, ô mœurs » comme s’exclamait alors Cicéron ; on traduirait aujourd’hui : « Ainsi va l’époque, ainsi vont les mœurs », pour ne pas dire : « Tout fout le camp ! » et… passer pour un vieux c*n, comme apparemment il en allait déjà dans la Rome antique… ).
[2] Le Master of Business Administration (MBA) de la Harvard Business School est un des tout premiers diplômes de management au monde.
[3] Cité notamment par Jean Guitton (reprenant une citation de sa propre mère), « Renan dans ma vie », Études Renaniennes, 1974, vol. 19 , p. 2.