(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)
Même si, encore sous l’emprise de sourdes superstitions héritées de deux guerres mondiales et des mouvements convulsifs de la décolonisation, nous hésitions à croire à la fin de l’Histoire qu’au début des années 1990, nous promettait Francis Fukuyama[1], pour qui l’effondrement des pays socialistes d’obédience soviétique, s’il provoquait momentanément des troubles, n’en assurerait pas moins, de proche en proche et de manière définitive, la suprématie des démocraties libérales, nous n’imaginions pas que, dans une « économie globale » – les intérêts imbriqués encourageant à la raison et à la paix, comme autant de gages de futures béatitudes… –, des États de première importance, mondiale ou régionale, ouvriraient, à nos frontières, des crises et des conflits susceptibles de dégénérer à tout instant, l’hubris[2] de la puissance nourrissant l’élévation radicale et explosive de multiples irrationalités et tout cela, comme de tout temps, à la façon des tragédies grecques !
Pour autant, ce n’est pas qu’à la périphérie de l’Occident que l’on se met à danser sur des poudrières : dans nos pays également, des fractions de plus en plus nombreuses de nos concitoyens – qui n’étaient naguère encore que des factions – aspirent à se réfugier sous le bouclier de régimes autoritaires, tandis qu’elles menacent de pourfendre par le glaive tous ceux qui, défendant à hauts cris les minorités les plus diverses, n’en veulent pas moins dicter à tous leurs conditions. Submergeant, par ailleurs, l’appauvrissante banalité de nos consommations usuelles souffle ainsi, de toutes parts, un vent d’hystérie où chacun n’écoute plus que les discours allant dans son sens – la violence et la vulgarité de ses propres partisans paraissant paradoxalement rassurantes, en la circonstance[3]. Qui croit, désormais, aux vertus des débats argumentés, aux principes des majorités éclairées cherchant à concilier aussi les intérêts des adversaires s’étant loyalement battus pour leurs convictions et leurs programmes ?
Arrêtons-nous, un instant, sur cette notion d’adversaires qui désigne littéralement ceux qui sont tournés les uns vers les autres voire les uns contre les autres, comme les « versants opposés[4] » d’une vallée où serpenterait un cours d’eau républicain : si jamais il existait une démocratie digne de ce nom dont les citoyens fussent pleinement conscients de l’inévitable pluralité des opinions – du reste, avouons-le, assez souvent versatiles – et pussent, par conséquent, assumer, sans trouble persistant de l’humeur, le règlement raisonnable de leurs différences sinon de leurs différends, nous célèbrerions avec enthousiasme la beauté de tels adversaires, appelés dès l’origine à se connaître et à se respecter. « En revanche », si l’on peut dire, quand ils enveniment leurs discordes, d’autres périls les guettent et, par un funeste glissement, c’est justement… l’adversité, c’est-à-dire une hostilité engendrant le malheur, ces maudits « sorts contraires » dont l’Histoire regorge. Plus on s’écarte des régulations consenties et réversibles, plus les coopérations possibles se volatilisent, plus s’évanouissent les perspectives de coexistence durable. Bientôt s’alourdit un climat de dictature ou se répandent des ferments de guerre civile. Prenons garde à ces dérives ! Est-ce bien ce que nous voulons ? Oui, la démocratie est un idéal et, en cela, une utopie[5], c’est-à-dire un lieu parfait mais inexistant qui vaut par la direction qu’il donne et par l’ardente modération qu’il réclame, car, au souvenir des périodes où certains prétendirent en réaliser intégralement les conceptions les plus fastueuses, ce fut, soit à toute petite échelle, soit dans le triomphe d’immenses carnages…
En toute hypothèse, il semble se confirmer chaque jour davantage que le seul calme que l’on veuille, désormais, rechercher ne doive plus s’imposer que par la contrainte et la brutalité[6], les procès en sorcellerie déferlant déjà, d’un côté comme de l’autre, sur ceux qui, dans le fracas des idéologies, ne renoncent pas pour autant à ériger le contraste et la nuance en prismes transversaux et précis de toute vérité humaine, dévoilant ainsi le monde dans ses clartés et ses ombres. Sous les règnes respectifs de leurs couleurs crues – à tous les sens du terme –, une seule chose réunit les frères ennemis : celui qui doute est un traître.
Aussi bien, nous autres, francs-maçons qui, après avoir révéré la mémoire de tant de victimes de crimes et d’injustices, entonnons, malgré tout, dans nos temples, des hymnes d’espérance, nous pouvons paraître aujourd’hui d’un autre temps. Certains, d’un bord extrême comme de l’autre, tout en s’exaspérant mutuellement, se liguent pour faire croire que nous sommes largement dépassés (nous remâcherions des références de longue date périmées), alors que – et c’est une certitude – le temps viendra où se révèlera, par la force des choses, combien nous sommes des hommes et des femmes d’avenir. Certes, même si nous passons envers et contre tout pour d’incorrigibles optimistes, nous n’avons jamais été les messagers de la fin de l’Histoire car, en initiés, c’est-à-dire en adeptes fidèles d’un éternel début, nous savons bien que l’humanité connaît des vicissitudes : nous avons traversé les âges avec elle ; nous mesurons, chaque fois, en effet, que son rétablissement a un prix et, qu’au bout du compte, ce prix ne peut se payer à son tour qu’en humanité – c’est-à-dire en emportant dans son sillage les fragilités inhérentes à sa nature… qui continuent donc d’appeler à l’effort et à la vigilance !
Alors, sur les décombres de toutes sortes d’illusions ravageuses (dans la mesure où celles-ci se seront donné libre cours), avec d’autres esprits de bonne volonté, il nous faudra bien, en commun, reconstruire une fois encore le présent, en en cultivant attentivement non seulement une image mais plus encore une réalité fraternelles. Pourquoi tant de nos semblables qui, au fond de leur conscience ou dans le secret de leur cœur, ne sauraient l’ignorer, s’obstinent-ils à rejeter le sens profond que la langue a donné aux mots ? Ce n’est jamais un hasard quand il arrive que le vocabulaire de tous les jours contienne sa propre dimension spirituelle. Par de sobres sortilèges, il nous incite alors à méditer sur la voie que nous devrions suivre. En l’occurrence, dans ses racines consanguines, le présent conjure la haine et la guerre : avec une transparence confondante où une réjouissante innocence le dispute à une haute sagesse, présent ne signifie-t-il pas aussi cadeau ?
[1] Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man. New York : The Free Press, 1992, 446 p. ; trad. française Denis-Armand Canal, La Fin de l’histoire et le dernier homme. Nouvelle éd. précédée d’un entretien avec Hubert Védrine. Paris : Flammarion (coll. : Champs Essai), 2018, 656 p. Une grande polémique s’ensuivit et l’on peut lire en français, à ce sujet : Susan George, “Comment la pensée devint unique”, Le Monde diplomatique, août 1996, pp. 16-17, où apparaît notamment de quelle façon quatre bénéficiaires du fonds Olin eurent tôt fait de lancer un vaste débat dans les pages du New York Times, du Washington Post et de Time.
[2] Du grec ancien ὕβρις, húbris (« excès »), l’hubris, que l’on traduit aussi par « démesure », désigne une outrance dans le comportement inspirée par l’orgueil, qu’il s’agisse d’une violence ou d’une arrogance qui transgressaient, dans l’Antiquité grecque, la condition des mortels, leur méritant, à ce titre, une terrible punition des Dieux. Et c’est en raison de ce rappel mythologique et de sa portée singulière que la notion est le plus souvent reprise telle quelle, le mot s’écrivant aussi hybris ou ubris.
[3] Cet édito a été rédigé à l’approche du 1er novembre 2024, soit quelques jours avant le scrutin présidentiel décisif qui doit se tenir aux États-Unis, le 5 novembre, un jour seulement avant celui de Tunisie qui se déroule dans un fiévreux contexte de répression et de verrouillage politiques et quelques jours après les élections législatives de Géorgie qui ont eu lieu le 26 octobre 2024, avec des soupçons de fraudes massives de la part de la majorité pro-russe qui s’efforce de conserver le pouvoir coûte que coûte. Modeste consolation, en Moldavie, avec le succès limité du référendum du 20 octobre, concernant l’inscription dans la constitution de l’objectif d’adhésion du pays à l’Union européenne, où le « oui » l’a emporté à une courte majorité avec 50,38 % des suffrages, sur fond d’accusations d’ingérences et d’achats de vote visant également la Russie, cette consultation ayant été organisée en même temps que le premier tour de l’élection présidentielle, demeurant donc pendante jusqu’à son second tour, le 3 novembre…
[4] Adversaire dérive du latin advertō, is, ere : « tourner vers ou contre », tandis que versant, dont l’image renvoie ici aux surfaces inclinées du relief, provient du latin versare, fréquentatif de vertere, qui prend ainsi le sens de « tourner souvent » et, au figuré, de « tourner et retourner ».
[5] Utopie est la francisation du latin utopia, mot forgé, en 1516, par Thomas More, à partir du grec ancien, en jouant sur la translittération du préfixe « u- » qui peut s’entendre comme équivalent de εὖ eu- (« bon ») tout comme de οὐ ou- (négation du radical qui suit). Ainsi, construit avec τόπος, tópos (« lieu »), l’utopie désigne, à la fois, un lieu « idéal » et un lieu « inexistant »… qui, dans sa perfection, ne se trouve donc nulle part. Le célèbre humaniste anglais, en donnant ce nom à une île et en en faisant le titre éponyme de son ouvrage initialement paru en latin, utilise cet artifice littéraire aussi bien pour décrire les vices de la société de son temps que pour inciter son lecteur à transformer l’ordre des choses. |
[6] Je ne saurais exclure qu’une actualité, de toutes parts, pour le moins préoccupante n’ait provoqué le « présent » morceau de bravoure. Puisse le lecteur m’en excuser !