Texte de Pierre Pelle Le Croisa – Illustrations de François Morel.
L’ÉLOGE DE LA FOLIE.
Le roi du banquet m’a traité de fou, et il a bien raison. Y a-t-il du vin et des viveurs sans un peu de folie ?
Faisons-en l’éloge, ce mécréant ne connaît rien à notre culte :
- Vous me prenez pour un fou ? Vous ne pensez pas si bien dire ! C’est fête aujourd’hui. Et comme dans toute fête, les fous mènent la danse ! Ah, mes amis ! Comme avec plaisir je vous retrouve. Je savais bien que vous étiez trop fous, c’est-à-dire trop sages, pour ne pas être de mon avis ! Et maintenant donc, auditeurs très… comment dirais-je ?… auditeurs très fous ?… pourquoi pas ? c’est le titre le plus honorable que la Folie puisse donner à ses initiés… Vous êtes des initiés, n’est-ce pas ?
- Oui, répondent mes auditeurs d’une seule voix, en levant leur verre.
- Ainsi, sachez-le, il n’y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y a eu le fou du roi en titre ; en aucun cas il n’y a eu en titre le sage du roi. J’en conclus que celui qui serait sage n’aurait point de fou ; et que celui qui a un fou n’est pas sage. Mais s’il n’est pas sage, il est fou ; et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. Qu’en pensez-fou ? Euh… vous ?
- En avant les armes[1] ! Buvons ! s’exclament les convives en chœur.
L’APPEL AU SECOURS.
Le Symposiarque me regarde par en dessous. Il se penche vers son voisin de droite et lui glisse à l’oreille :
- Il est en train de gâcher notre banquet d’ordre !
- Ça, c’est sûr !
- Alors, ça y est ? Tu les as eus ?
- Qui ?
- Les flics !
- Oui.
- Quand est-ce qu’ils arrivent ? Ça urge, maintenant !
- Il y a un car de police dans le coin. Ils ne vont plus tarder.
- Tant mieux ! Il est temps !
- Il est bon à enfermer !
- Mais qu’est-ce qu’on s’amuse ! corrige l’un des convives.
- Encore ! encore ! insistent les autres en frappant sur la table du plat de la main.
LA FÊTE DES FOUS.
Mon public me porte. Je m’échauffe :
- Ah, mes amis ! Vous m’applaudissez ! Vous m’avez reconnu : je suis Bacchus. Je ne m’offense point du surnom de fou que vous me donnez – car ce surnom me vient de ce qu’étant assis à la porte du temple, les laboureurs me barbouillaient souvent de vin doux et de figues nouvelles. Vous l’avez compris : c’est par les jeux et les plaisirs de la folie qu’on peut me rendre un culte qui me soit agréable.
- – Barbouillons-le ! Barbouillons-le ! entonnent mes hôtes dans une belle unanimité.
Un autre homme à licou coloré, à l’autre bout de la table, s’offusque :
- Eh, là ! C’est moi le Couvreur ! C’est moi qui suis à la porte du temple ! Pas lui !
- Alors barbouillons le Couvreur ! Barbouillons le Couvreur ! hurlent les convives.
- Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire ! se rétracte l’intéressé.
- Je ne veux pas de votre place, malum[2] ! rétorquais-je aussitôt. Je suis Bacchus, le roi de la fête ! Alors, compagnons d’agapes, francs-buveurs, barbouillez-vous. Et soyez assez sages pour être fous !
- Aux fous-sages, buvons !
- Parfait feu[3] ! Buvons ! Buvons tout ! surenchérit le Couvreur qui craint que la menace de barbouille soit mise à exécution.
L’AGAPEUR.
Le Vénérable essaye de reprendre la main. Il saisit sa coupe : « Que ce vin que nous buvons réchauffe nos cœurs et répande notre amour fraternel[4]. »
Le nectar[5] est de qualité. Je l’apprécie :
- Ah, qu’il est bon ! Celui-là, c’est du merum[6], un vin pur ! Pas comme celui que j’ai bu juste avant, il y a deux jours, et qui m’a fait mal à la tête…
- Il sort d’une cuite et il repart pour une autre ? s’exclame un invité.
- Mais c’est un ivrogne ! complète un deuxième.
- Un vrai agapeur ! relance un troisième.
- Comme nous !… remarque un comparse, déjà pris de boisson.
- Alors, il est des nôtres ! Il a bu son vin comme les autres ! chantonnent les quatre en chorus, quelque peu éméchés.
- Oui, je suis des vôtres – répondis-je en remplissant à nouveau mon verre et en le vidant d’un trait -. Il est bien tard d’épargner sur le tonneau quand le vin est à la lie. Il est tiré, il faut le boire !
- – Alors, buvons ! Buvons tout ! reprennent mes francs-buveurs en asséchant leurs verres.
- Reposez vos armes, mes Frères ! s’interpose timidement le Symposiarque, qui tente de s’entremettre dans les échanges. Mais il n’est pas écouté.
[1] Armes : Les armes sont les verres (rituels des banquets d’ordre).
[2] « Malum ! » :Interjection latine, traduite par « Diantre ! », « Diable ! », « Malheur ! ».
[3] « Feu ! » :Il y a trois types de feu : le petit feu (les Frères boivent le tiers du verre), le grand feu (les Frères boivent les deux tiers du verre) et le parfait feu (les Frères vident le verre) [« Rituel du banquet d’ordre » du « rite Français »].
[4] « Que ce vin que nous buvons réchauffe nos cœurs et répande notre amour fraternel » : Cette phrase est tirée du « Rituel des travaux de table du solstice d’hiver » du « Rite Écossais Ancien et Accepté »).
[5] Nectar : C’est la boisson des dieux de l’Olympe.
[6] Merum : Le merum qualifie le vin pur par rapport au vin coupé d’eau, pour les Romains.