mer 25 septembre 2024 - 18:09

Chez Emmanuel Levinas : Ma vérité dans le visage de l’autre

(au risque d’être envisagé ou dévisagé !)

 « je est un autre »

Arthur Rimbaud

A croire qu’Arthur Rimbaud fut un pré-lacanien ! En effet, que m’offre l’autre, mon prochain, de la garantie de trouver ma propre vérité en lui ? Jacques Lacan, nous dit que d’une certaine manière, l’autre m’intéresse dans l’espoir qu’il va me servir de relais, d’ambassadeur, avec le grand « A », la force transcendante qui m’apporterait « ma » vérité.

Naturellement, cette recherche est vouée à l’échec dans cette quête d’absolu à laquelle ni moi ni l’autre ne peut répondre, nous laissant dans l’amertume de l’insuffisance du rapport humain et de la tentation d’orientations vers les religions, les philosophies, la politique, etc. qui risquent de nous amener, à terme, à autant de frustrations qu’auparavant. Ce qui faisait dire à Lacan, son célèbre aphorisme :

« Aimer, c’est donner ce que je n’ai pas à quelqu’un qui n’en veux pas ! ».

Michel Foucault

Seuls les mystiques peuvent se prévaloir, pour quelques rares instants, à cette vision et à ce dialogue, en direct, avec l’ « Agalma », ce « Trésor des signifiants ». Mais, dans l’ensemble de la population, il faut reconnaître l’absence assez prononcée de mystiques où l’existence de dérives psychiatriques prétendant au dialogue direct avec le « Principe » ! En fait, la seule vérité dont l’homme est assuré est sa propre disparition physique, même s’il croit à une « vie éternelle » pour apaiser son angoisse et cette permanence de la vérité, collective ou personnelle, devient l’objet même de la philosophie comme le pensait Michel Foucault :

« Et j’ai beau dire que je ne suis pas un philosophe, si c’est tout de même de la vérité que je m’occupe, je suis malgré tout philosophe ».

En attendant l’inéluctable, l’homme n’a de solution que de chercher « la » et « sa » vérité dans l’autre, comme un effet-miroir dont on ne peut se passer, mais dont on mesure la variabilité au fil des évolutions personnelles. D’où la recherche permanente de trouver un point fixe qui, lui, ne varierait pas. L’autre est-il capable de m’indiquer à-travers son visage ma propre vérité une fois encore ?

Repose ici tout l’enjeu de la réflexion du philosophe Emmanuel Levinas. Pour lui, dans le visage de l’autre, je ne cherche pas seulement à y lire des sentiments à mon égard, mais y trouver ce qui en serait de ma vérité. Dès lors, le visage de l’autre devient une contrainte catégorique, sous peine de perdre tout accès à la vérité de la nature humaine en général.

I-l ‘absolument autre, c’est autrui !

Emmanuel Levinas

Emmanuel Levinas pourrait se définir comme un homme des Lumières après l’effondrement des Lumières, Influencé par la phénoménologie (1). Le point de départ de la pensée lévinienne est de penser que l’autre est transcendant, donc porteur d’une vérité sur moi qui est aussi le reflet d’une vérité sur lui. Cette obligation du visage de l’autre me place dans une situation éthique et il me met à ma place, qui n’est plus celle d’un sujet seul au monde, souverain et maître du réel. Le premier moment éthique est lié au déplacement du moi qui sort de sa souveraineté ! Son altérité déchire le tissu de l’imaginaire d’une vérité unique et m’interroge donc sur la mienne, de par sa différence. L’autre n’est pas thèmatisable, ce qui amène Levinas à penser que l’intersubjectivité acceptée révolutionne la pensée philosophique en refusant qu’il y aurait une vérité unique pour l’ensemble de l’espèce humaine, de quelque nature qu’elle soit. Autrui n’est pas un alter égo, un autre moi-même, et dès lors l’éthique devient un dérangement, car cette altérité en face de la mienne me dépossède de ma souveraineté et l’existence de l’autre m’oblige à poser des limites à mon pouvoir sur toute chose, pouvoir de connaître et pouvoir de faire.

Martin Heidegger

C’est un point de clivage essentiel entre la pensée de Levinas et celle de Heidegger. Chez ce dernier, la ruine de la représentation est radicale : l’être n’est pas une substance, mais un verbe « qui est être fait pour mourir » et que l’on retrouve dans la théorie du « Dasein » (2) dans son célèbre ouvrage « Sein und Zeit » (« Être et Temps »)dont s’inspirera beaucoup Jean-Paul Sartre dans son ouvrage intitulé « L’Être et le Néant »). Levinas décrit l’existant et non l’existence, tandis qu’Heidegger interroge l’existence pour révéler l’être : exister, c’est être auprès des choses du monde qu’on a sous la main et cheminer vers la mort avec, en main, le viatique de la philosophie. Sa devise pourrait être l’inscription qui figurait sur l’entrée de la villa Borghèse à Rome :

« Va où tu veux, demande, cherche ce que tu aimes et repars quand tu veux »

où le sujet talonné par sa propre disparition ne peut vivre qu’intensément ses désirs, et est condamné à l’action dans un temps donné. Cette orientation donnera naissance à l’existentialisme sartrien, nullement partagé par Levinas qui estime que je suis prisonnier de l’autre en tant que sujet et non en tant qu’objet. Je suis prisonnier de l’autre dans sa vérité, par son visage qui est un miroir qui me renvoie une autre image mystérieuse d’une ressemblance et d’une dissemblance. Là aussi, nous sommes confrontés à l’énigme de ce qu’est la vérité fuyante du sujet. Levinas montre que la responsabilité pour l’autre qui va jusqu’à la substitution, renverse la subjectivité.

Tombe de Martin Heidegger.

Pour Heidegger on meurt seul, tandis que pour Levinas la mort est séparation, mais la mort d’autrui me concerne et sa mortalité que je vois sur son visage m’oblige à ne pas l’abandonner. C’est parce qu’autrui est mortel que je suis responsable de lui. Mon ipséité (3) par ma responsabilité pour l’autre n’a rien de psychologique ni d’éthique au sens ordinaire du terme, elle s’inscrit dans la normalité, dans l’ontique (4). Pour Levinas, le visage de l’autre et le mien, sont une épiphanie (5) qui expriment l’infini. Je reçois d’autrui la vérité de ce que je suis : Je suis renseigné et enseigné, car autrui est « au-delà de ma capacité » et il est en moi, par son être même, capable de changer ma subjectivité. Levinas suggère l’idée d’une rencontre où un individu unique se tient devant un autre individu unique qui s’exprime, même s’il se tait. La rencontre avec autrui est toujours la rencontre d’un être vulnérable et mortel avec un être vulnérable et mortel et non la rencontre de deux sujets abstraits comme l’exprime Heidegger. L’éthique doit donc être là pour contrer ce qui, dans « la vérité politique ou philosophique », tendrait à réduire l’autre au même. Le discours met en relation deux êtres libres et transcendants et, en ce sens, il est contraire à la violence et à la réduction de l’autre au même et exprime la volonté de le détruire et de supprimer l’essence même de la relation humaine. De toute façon je peux mettre fin à la vie d’un autre, mais je ne peux pas faire qu’il n’ait pas été !

Ii-être responsable de l’autre, c’est entrer dans la vérité de sa dignité.

La responsabilité définit mon ipséité et révèle que je suis, moi, et pas un autre et, cependant, m’oblige à entendre la parole de l’autre. Son visage me parle et que, même si je passe mon chemin, cette indifférence est une manière de lui répondre et me dévoile. La vérité est que nous avons rapport à l’autre par une misère commune qui est la vérité ontologique. Face à ce partage, Levinas nous parle de la « dignité » du visage de l’autre, frère en destin. La rencontre avec autrui est l’expérience et l’épreuve d’une altérité de l’autre qui est aussi une altérité en moi. L’autre m’échappe mais ne me laisse pas m’échapper ! Dès lors, l’éthique n’est pas seulement ni essentiellement une discipline normative liée à la compréhension du bien et du mal, mais l’acte par lequel je fais la place aux autres dans mon existence. Je ne suis pas un « Être pour la mort » heideggerien, mais un « Être pour autrui », car je suis pour-lui et par-lui. L’une des conséquencesen est l’hospitalité. Quand les visages d’autrui et des autres disparaissent dans une masse homogène et que les individus s’identifient par leur origines, les dérives totalitaires de l’État ne sont pas loin d’éclater, et ont comme idéal, le nazisme par exemple, à « être rivés », selon la formule d’Emmanuel Levinas. Alors, le Soi-même est perdu dans le On.

En tant qu’humain, je suis taraudé par ce qui est le fondement de ma vérité : un jour je mourrai et la mort est mon avenir. C’est ce qu’il y a de plus certain : la seule chose que je puisse savoir d’elle c’est que je la rencontrerai. Elle est ce que j’ai de « plus propre », car elle me concerne moi et non un autre. Nul ne peut mourir à ma place et ma mort m’esseule : quand je mourrai, je serai seul à vivre cette échéance qui marquera ma séparation définitive d’avec les autres. L’idée de la mort n’est pas abstraite, elle me prend à la gorge, ce qui est suggéré par le mot allemand « Angst », angoisse, qui suggère l’idée d’un resserrement, mais qui de par sa nature même contribue à accentuer l’éthique : « Nous rencontrons la mort dans le visage de l’autre ». Ma mort n’est pas la fin du monde, l’anéantissement, elle est ce qui me permet de comprendre le sens de ma responsabilité pour autrui. Le néant, dès lors, est une fausse idée. Nous pouvons tenter d’échapper à cette angoisse existentielle par la tentative d’instaurer la fraternité qui est associée à l’altérité, à la différence et à la séparation. Elle ne désigne pas la communauté des « mêmes », ne se fonde pas sur la génétique, mais de se sentir concerné par autrui. Levinas écrit : « Il faut que la société soit une communauté fraternelle pour être à la mesure de la droiture, de la proximité par excellence, dans laquelle le visage se présente à mon accueil ». Les autres d’emblée me concernent et l’oubli de soi meut la justice. Sinon « L’enfer, c’est les autres » ! Cette tension vers la fraternité conduit à la question du père et donc à l’existence ou non de Dieu sans, cependant, mélanger philosophie et théologie. Levinas écrit : « L’idée-de-l’infini-en moi- ou ma relation à Dieu- me vient dans la concrétude de ma relation à l’autre homme, dans la sociabilité qui est ma responsabilité pour le prochain : responsabilité que dans aucune « expérience » je n’ai contractée, mais dont le visage d’autrui, de par son altérité, de par son étrangeté même, parle le commandement venu on ne sait d’où ». La rencontre avec autrui m’amène cette idée de l’infini et la responsabilité que je ressens devient comme constitutive de mon ipséité qui m’ouvre à un au-delà. Je deviens « voué à » car l’éthique confine au spirituel dans une « religiosité du soi » qui est exploration de « l’ombre fantomatique du réel ». Levinas nous dit, en fait, que la seule vérité que la philosophie nous propose soit d’ « apporter la sagesse de l’amour ».

Vaste programme pour un Maçon !

 NOTES

– (1) Phénoménologie : Courant philosophique du XXe siècle fondé par Edmund Husserl dans l’idée de faire de la philosophie une discipline empirique et de tenter d’appréhender la réalité telle qu’elle se donne, à-travers les phénomènes. C’est aussi une réflexion sur le concept d’essence. Cette discipline demande de faire l’abstraction de tout jugement de valeur. La perception des choses est réalisée au seul moyen de la conscience ou de la pensée.

– (2) Dasein : Littéralement « être là » en Allemand. Infinitif substantivé venant du verbe allemand. Le mot apparaît chez Kant et est opposé à la non-existence, « Nichtsein ». Chez Hegel, il se traduira par la « présence déterminée », le hic et nunc de la certitude sensible. Mais, c’est surtout Heidegger qui va user (et abuser !) du terme, qui désigne pour lui l’être propre de l’homme qui, à la différence des choses ordinaires, est le seul être qui peut interroger l’Être en général parce que conscient de sa mort, il se « pro-jette » dans le monde, l’interprète et y réalise sa liberté : « L’essence de l’être-là (Dasein) réside dans son existence » « (Sein und Zeit)

– (3) Ipséité : Ce qui relève de l’identité propre et qui fait qu’une personne est unique et absolument distincte d’une autre. Sous l’influence de la phénoménologie, l’usage s ‘est répandu de désigner l’individualité proprement humaine sous le terme technique d’ « ipséité ».

– (4) Ontologie : Branche de la philosophie, et plus spécialement de la métaphysique qui, dans le sens le plus général, s’interroge sur la signification du mot « être », par rapport au paraître. Le synonyme le plus proche en serait celui de métaphysique.

– (5) Epiphanie : Le mot ici ne fait pas allusion à la fête chrétienne de la présentation du Christ aux rois mages, mais la manifestation, conformément à l’étymologie grecque « epiphânia » qui vient du verbe « phaino », se manifester, apparaître, être évident. C’est un signe de l’autre vers quelque chose qui me parle, m’interpelle et est au-delà du monde dans l’infini. Ainsi, autrui devient la trace de l’infini.

Bibliographie

– Derrida Jacques : Adieu à Emmanuel Levinas. Paris. Ed. Galilée. 1997.

– Derrida Jacques : L’animal que donc je suis. Paris. Ed. Galilée. 2006.

– Heidegger Martin : Être et Temps. Paris. Ed. Gallimard. 1986.

– Levinas Emmanuel : Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. Paris. Le livre de poche. 1963.

– Levinas Emmanuel : Difficile liberté. Paris. Le livre de poche. 1963.

– Levinas Emmanuel : L’éthique comme philosophie première. Paris. Ed. Payot. 1972.

– Levinas Emmanuel : Le temps et l’autre. Paris. PUF. 1979.

– Levinas Emmanuel : Humanisme de l’autre homme. Paris. Le livre de poche. 1987.

– Levinas Emmanuel : Ethique et infini. Paris. Livre de poche. 1982.

– Levinas Emmanuel : De Dieu qui vient à l’idée. Paris. Ed. Vrin. 1982.

– Levinas Emmanuel : Autrement que savoir. Paris. Ed. Osiris. 1998.

 – Levinas Emmanuel : Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre. Paris. Le livre de poche. 1991.

– Levinas Emmanuel : Dieu, la mort et le temps. Paris. Le livre de poche. 1993.

– Levinas Emmanuel : Altérité et transcendance. Paris. Le livre de poche. 1994.

– Levinas Emmanuel : Transcendance et intelligibilité. Genève. Ed. Labor et Fides. 1995.

– Marion Jean-Luc : Dieu dans l’être. Paris. Puf. 1982.

– Perruchon Corine : Ethique de la considération. Paris. ED. Du Seuil. 2018.

– Perruchon Corine : Pour comprendre Levinas-Un philosophe pour notre temps. Paris. Ed. Du Seuil. 2020.

– Rawls John : La théorie de la justice comme équité. Paris. Points essais. 1971.

– Ricoeur Paul : Soi-même comme un autre. Paris. Points essais. 1990.

– Rousset David : L’univers concentrationnaire. Paris. Ed. Pluriel. 1965.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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