mar 17 septembre 2024 - 23:09

Léon Bloy : Le révélateur des hypocrisies bourgeoises

Léon Bloy, écrivain et pamphlétaire français, a toujours fasciné par son style incisif, provocateur et sans compromis. Dans Exégèse des lieux communs, il dévoile un pamphlet où il s’attaque avec une rare virulence aux travers de la bourgeoisie, dénonçant sans relâche leur hypocrisie, leur esprit étriqué et leur conformité. Cet ouvrage, d’une densité et d’une audace intellectuelle rares, est une entreprise de démolition de ce que Léon Bloy appelle le « lieu commun », cette pensée banale, préfabriquée, creuse, qui façonne l’esprit de l’homme bourgeois, incapable selon lui de penser par lui-même.

Le titre Exégèse des lieux communs annonce d’emblée l’intention de l’auteur : disséquer ces expressions et idées préconçues, ces banalités, pour en révéler la vacuité. Exégèse fait ici référence à l’interprétation approfondie, souvent associée au domaine religieux ou philosophique, appliquée ironiquement par Léon Bloy à ce qu’il considère comme une matière pauvre : les lieux communs. Ainsi, l’auteur déploie son style caustique pour démontrer comment ces formules stéréotypées, répétées mécaniquement, forment l’essence même de la pensée bourgeoise.

Le texte de Léon Bloy est caractérisé par une verve particulièrement acérée. Il utilise une rhétorique intransigeante, mêlant sarcasme et prophétie apocalyptique, pour ébranler les certitudes de ses contemporains. Par exemple, il ne cesse de qualifier le bourgeois de figure pathétique, enfermée dans une prison de banalités et de superficialités. Pour lui, cette figure est une créature avide de sécurité et de confort, prête à tout pour maintenir l’illusion de sa respectabilité. L’auteur ne se contente pas d’une critique sociale de surface ; il plonge au cœur de la psychologie de cette classe, exposant ses peurs, ses hypocrisies et son manque d’âme.

Léon Bloy n’épargne personne : pour lui, toute la société est gangrenée par ces lieux communs, de la politique aux arts, en passant par la religion. Il attaque de façon féroce tout ce qui représente l’ordre établi, le statu quo, la tiédeur intellectuelle. Cette virulence, loin d’être gratuite, est animée par une vision mystique du monde. Bloy ne critique pas uniquement par désir de destruction, mais dans l’espoir d’une révélation, d’un bouleversement salvateur.

Au centre de ce réquisitoire, la figure du bourgeois est omniprésente. Ce dernier, pour Léon Bloy, est l’incarnation même de la médiocrité et de l’hypocrisie. Il rêve d’une société où cette classe, qu’il méprise tant, serait enfin réduite au silence, voire anéantie. Mais l’auteur reconnaît également la difficulté de cette tâche. L’extrait visible sur la couverture exprime ce rêve irréalisable d’un mutisme bourgeois : « Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve ! »

Cette phrase résume à elle seule l’obsession de Léon Bloy pour cette figure de bourgeois : un être incapable de véritablement penser, de sortir des formules toutes faites, des lieux communs qui rythment sa vie. Pour l’auteur, l’incapacité de cette classe à saisir la profondeur des vérités spirituelles et existentielles en fait une cible idéale pour son écriture radicale et incendiaire. Le bourgeois, par sa nature même, est condamné à ne jamais comprendre Bloy, à rester enfermé dans la superficialité.

Cependant, Exégèse des lieux communs ne se limite pas à une simple critique sociale. Comme dans beaucoup des œuvres de Léon Bloy, on retrouve un sous-texte profondément religieux et mystique. Léon Bloy, fervent catholique et mystique, voit dans le bourgeoisisme une sorte de péché originel moderne, une trahison des idéaux chrétiens au profit du confort matériel et de la sécurité. Son œuvre s’apparente alors à une tentative de rédemption, d’éveil des consciences face à l’aveuglement spirituel de son époque.

Il utilise une rhétorique apocalyptique pour souligner cette dimension spirituelle. Le bourgeois n’est pas seulement coupable d’hypocrisie, il est coupable de trahir l’essence même de l’humanité, en refusant de voir au-delà de ses intérêts immédiats et de ses certitudes faciles. La critique du lieu commun devient ainsi une critique de l’âme humaine, de sa capacité à se détourner des vérités ultimes pour embrasser la médiocrité.

Léon Bloy, la bio

Léon Bloy, né en 1846 à Périgueux, plonge dès sa naissance dans un univers contrasté, pris entre l’influence d’un père franc-maçon et celle d’une mère fervente catholique. Cette dualité trouve une résolution en 1869, lorsqu’il est touché par la grâce de la conversion sous l’égide de Barbey d’Aurevilly, qui deviendra son mentor spirituel. Dès lors, Léon Bloy se lance sur un chemin littéraire semé d’embûches, avec la parution en 1884 de son premier ouvrage, Propos d’un entrepreneur de démolitions, qui annonce d’emblée son style mordant et incendiaire.

Léon Bloy à 19 ans (autoportrait au crayon)

Jusqu’à son dernier souffle, en 1917 à Bourg-la-Reine, Léon Bloy mène une existence rude, marquée par une pauvreté chronique, qu’il partage avec d’autres grands noms des lettres, eux-mêmes souvent aussi démunis que lui : Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine, ou encore Huysmans. En dépit de ces amitiés célèbres, Léon Bloy s’attache tout autant à se brouiller qu’à fraterniser, se plaisant à éreinter ceux qu’il appelait ses amis, à l’image de sa propre appellation de « mendiant ingrat », qu’il portait avec fierté.

Sa vie amoureuse est à l’image de son caractère, tumultueuse et marquée par des tragédies. Sa liaison avec Anne-Marie Roulé, une prostituée sombrant dans la folie, l’inspirera pour créer le personnage de Véronique dans Le Désespéré. Sa deuxième compagne, Berthe Dumont, décède subitement, avant que Léon Bloy n’épouse Jeanne Malbech, fille d’un poète danois, à qui il impose une vie de privations extrêmes.

Plaque commémorative de Léon Bloy, rue Séguier, Périgueux (Dordogne)

Malgré cette existence misérable, la plume de Léon Bloy ne cesse de séduire. Il s’entoure de fidèles admirateurs, comme Jacques et Raïssa Maritain, le peintre Georges Rouault, ou encore le compositeur Georges Auric, formant un cercle de fervents disciples prêts à défendre son œuvre à tout prix, allant jusqu’à couvrir d’insultes quiconque oserait s’en prendre à leur prophète littéraire.

Sépulture_Léon_Bloy, Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine)

Léon Bloy laisse derrière lui une œuvre prolifique, oscillant entre roman, pamphlet et journal intime. Parmi ses textes les plus marquants, on trouve Le Désespéré (1886), Un brelan d’excommuniés (1889), Le Salut par les Juifs (1892), La Femme pauvre (1897), et Belluaires et porchers (1905). À partir de 1892, il entame aussi la publication de ses journaux intimes, livrant ses réflexions et ses tourments dans des recueils tels que Le Mendiant ingrat et Le pèlerin de l’absolu. À travers ces œuvres, Léon Bloy continue de hanter la littérature française, à la fois mystique visionnaire et polémiste virulent, traçant le sillon d’une pensée en quête d’absolu, refusant la tiédeur et l’indifférence.

Franz Kafka, en 1923

Il est important de noter que Léon Bloy s’éleva également contre l’antisémitisme, un engagement qui fut salué par Franz Kafka (1883-1924), écrivain austro-hongrois. Celui-ci, reconnu comme l’une des figures littéraires majeures du XXᵉ siècle, exprima son admiration pour cette prise de position courageuse.

Payot & Rivages, l’éditeur

Payot & Rivages est un éditeur prestigieux en France, né de la fusion des éditions Payot (fondées en 1912) et Rivages (créées en 1984). La maison est reconnue pour son engagement dans la publication de textes littéraires exigeants, ainsi que d’essais marquants sur la société et la psychologie. Avec des collections phares comme « Rivages/Noir » et « Petite Bibliothèque Rivages », l’éditeur met en avant des œuvres classiques et contemporaines, offrant ainsi un espace pour des auteurs iconoclastes tels que Léon Bloy. La collection Petite Bibliothèque Rivages, dirigée par Lidia Breda, se distingue par ses rééditions de textes majeurs de la littérature et des sciences humaines, souvent dans des formats accessibles à un large public.

En publiant Exégèse des lieux communs, Payot & Rivages poursuit cette démarche de faire redécouvrir au public contemporain des textes intemporels, empreints d’une force intellectuelle et d’une dimension critique toujours actuelle.

Exégèse des lieux communs est un livre profondément subversif. À travers cette œuvre, Léon Bloy met à nu la vacuité de la pensée bourgeoise, en la confrontant à une exigence spirituelle et intellectuelle rare. Il ne se contente pas de dénoncer la médiocrité ; il appelle à une transformation radicale, un réveil des consciences. Son écriture, radicale et sans concession, continue de fasciner, déranger, et interpeller le lecteur moderne. Dans une époque où le confort intellectuel semble prévaloir, la lecture de cet ouvrage nous rappelle la nécessité de remettre en question nos certitudes, de combattre les lieux communs pour retrouver une forme d’authenticité, tant sur le plan de la pensée que de la foi.

Exégèse des lieux communs  

Léon Bloy Rivages poche, Coll. Petit Bibliothèque, Tome 501, 2024, 416 pages, 10,50 €

2 Commentaires

  1. Même avis que Phil, Merci Yonnel ( pour toutes tes analyses d’ailleurs) qui ne provoquent généralement pas l’envie de polémiquer de façon stérile mais incite plutôt au dialogue et à l’échange pacifié, d’avis qui peuvent être différents, sans pour autant s’invectiver ou diaboliser l’autre : c’est ça la Franc Maçonnerie ! Je ne suis pas particulièrement mystique mais Léon Bloy mérite certainement d’être lu : on n’a pas suffisamment conscience de l’ESPRIT DU XIXème SIECLE qui imprègne encore de nos jours nos mentalités : du “propriété privée défense d’entrer” à “l’anticléricalisme viscéral ” de certains libres penseurs radicaux ( ils ne le sont pas tous ) les traces de ce XIXème sont encore bien visible au XXIème siècle !

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, directeur de la rédaction de 450.fm, est chroniqueur littéraire, membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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