A l’invitation du Maître des Cérémonies, le collège des officiers, puis le Vénérable Maître, pénètrent dans l’Atelier soudain assombri. Les Frères, les Sœurs, debout sur les colonnes, voient venir vers eux, à la lueur des flambeaux (désormais électriques !) et au son d’une musique généralement sacrée, ces officiers, ces officières, décorés des insignes de leur charge, qui gagnent leurs plateaux respectifs, d’un pas lent et mesuré. Une nouvelle fois, la loge allume solennellement ses feux.
Il aura fallu quelque soixante-dix millions d’années pour que – les dinosaures mystérieusement disparus – une succession de primates fabrique lentement cet être humain, bipède si particulier, que nous avons sous les yeux. Pour que, par mutations biologiques et dérivations, d’algues en protozoaires, de petit lémurien en grand singe, se structure notre lignée. Pour que notre cerveau passe de quarante centimètres cube à un kilo quatre cents aujourd’hui. Pour nous redresser sur le seuil de la caverne, rester statique. Et, étonnés, découvrir l’horizon, transporter notre nourriture, fabriquer des outils. Puis, irrésistiblement, quitter notre berceau africain, aller de l’avant – puisque notre architecture physique n’est pas faite pour la marche arrière – pour ainsi progresser au double sens du terme, nous répandre sur le globe et si je puis dire, mettre avec un pied devant l’autre. Le progrès en marche.
Quel chemin parcouru ! Quelle étrange affaire que l’aventure humaine ! Une longue et chaotique histoire qui pourtant tient debout…puisqu’à l’aube d’un nouveau millénaire, elle aboutit ce soir imaginé, à l’entrée du Vénérable Maître et son collège, des Hommes et des Femmes, résultat même du vertigineux passé précité. Ne viennent-ils pas dans la continuité, ici et maintenant, de donner vie, par la flamme aux luminaires et par le verbe à la loge, devenue pour un temps symbolique, image de la caverne initiale et du retour aux sources ?
Progrès et progression
Une association facile de circonstance pourrait faire question : pourquoi des francs-maçons, des franc-maçonnes, qui se disent « Gens de progrès » s’éclairent-ils encore à la bougie (fut-elle à présent électrique, sécurité oblige !) lors de leurs réunions ? Pourquoi s’y décorent-ils avec des ornements du passé ? Et pourquoi usent-ils d’un langage et d’un symbolisme d’un autre temps ? Ma réponse sera aussi facile en précisant bien entendu, qu’il ne s’agit pas de confondre dans notre propos, progrès matériel et progression spirituelle.
Le progrès matériel a certainement commencé, au cours de notre nomadisme originel, de mers en déserts, de montagnes en vallées, et de forêts en plaines, sous l’emprise d’une véritable curiosité motrice. C’est bien ce désir impérieux de découvrir, de savoir et de concevoir, qui a fait passer lentement l’homo erectus, de l’animalité à l’humanité.
On peut imaginer que la quête spirituelle, elle, est venue concomitamment de la peur et des premières interrogations que s’est posées cet hominidé, avec l’apparition de sa conscience, dans une nature, ô combien hostile. La fameuse trilogie questionnante et répétée des penseurs antiques : « Qui suis-je ? », « D’où viens-je ? », « Où vais-je ? » – sous-tendue par l’angoisse existentielle correspondante -n’a sans doute pas manqué, lorsqu’il a levé les yeux au ciel, de forger jour après nuit à notre ancêtre, je dirais, un « psychisme ascensionnel » et, partant, de lui inculquer l’idée d’un principe fondateur.
Croyances en des forces supérieures, pratiques magiques, doctrines polythéistes et monothéistes, sectes, religions, philosophies enfin : au fil des siècles, une progression « pensée » a bien eu lieu, dans l’étude des mystères de l’Univers. Et qui dit étude, dit transmission du savoir et de la connaissance, d’abord par ceux qui se sont institués représentants divins et autres promoteurs du verbe « croire », puis par la tradition établie ensuite, sous forme de rites de passage.
Puisque par nature, l’esprit humain dont nous parlons a besoin d’un début en toute chose, rappelons que selon la moderne chronologie radioactive, tout aurait commencé dix milliards d’années après la naissance de l’Univers, avec le fameux big-bang. Ce dernier, c’est bon à redire, a lui-même généré le système solaire et son cortège de planètes, lesquelles se sont formées, et semble-t-il, le processus de vie avec, il y a cinq milliards d’années. Peut-on qualifier de progrès cosmologique cette période de transformations qui a abouti à l’homo sapiens ? Pourquoi pas ! Nous pouvons aussi parler de processus ou encore d’évolution, vocable et théorie chère au naturaliste DARWIN.
Le progrès, cette marche en avant censée produire à chaque pas de nouveaux bonheurs, devrait toutefois tenir compte en permanence de l’éthique précitée. Le revers de la médaille est que, mal maîtrisée, cette avancée ne contente que son initiateur et ses bénéficiaires directs. « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous » disait l’un des derniers slogans de la SNCF.
Cette compagnie se contredit à l’évidence, dès qu’elle lance à travers des kilomètres de vignobles un nouveau TGV, qui certes, satisfait les voyageurs pressés, mais désespère à juste titre les vignerons concernés! De leur côté, les habitants de Roissy, eux, de plus en plus affectés par un trafic aérien et une odeur de kérosène en égale progression, ne trouvent pas, comme le chante encore une publicité d’AIR FRANCE que « le ciel est le plus bel endroit de la terre » ! Quant aux collaborateurs récemment licenciés d’une fabrique de pneumatiques comment peuvent-ils comprendre que cette entreprise annonce une augmentation de ses bénéfices et parallèlement une diminution de ses effectifs ? Pour un tel fabricant, c’est ce qui s’appelle « être gonflé » !
Il ne faut donc pas confondre le vrai progrès – celui qui facilite, anoblit et embellit la vie de l’homme – avec la productivité, aux effets perversifiés, tant par la technologie galopante que par le désir névrotique de profit. Il ne faut pas non plus assimiler l’authentique amélioration à la modernité, qui en tant que photographie du présent, ne montre pas toujours avec ses clichés contradictoires, le meilleur profil de l’homme.
Dès lors, on peut comprendre que nous soyons à la fois, attirés par la nouveauté et quelque part au fond de nous-mêmes, plus ou moins néophobes. Mais, ces diables de publicitaires le savent bien : le mot « nouveau ! », avec son gros point d’exclamation, fait toujours recette ! Alors, bien sûr, j’ai une télévision super-plate qui m’ouvre une fenêtre sur le monde avec plus de cinquante chaînes…mais qui m’enchaînent devant le récepteur ! J’ai un téléphone portable super-léger qui me relie en permanence aux autres, mais qui sonne sans arrêt : tout en supprimant le fil du combiné, il m’a mis un fil à la patte ! J’ai une petite voiture super-nerveuse qui se faufile partout en ville…mais j’y avance moins vite qu’un vélo, voire qu’un piéton parfois ! Autant d’objets contemporains incontournables qui flattent mon « Avoir » mais, qui, de fait, satisfont peu mon « Etre »… Ainsi va la vie contemporaine ! Tout avantage a son inconvénient !
Le savoir « froid »
A l’époque de mes culottes courtes, le « savoir » (l’inventivité) que je viens de survoler, – la leçon de choses, comme on disait – m’était transmis comme à mes camarades d’école, au rythme tranquille des saisons, par une jeune institutrice, à la fois troublante et vigilante dépositaire de l’instruction. Elle nourrissait mon Moi. Et même mes émois ! A tel point que certains jours, son intelligence m’apparaissait quasi-divine, et je buvais littéralement ses paroles, qui me remplissaient de félicité, tel un dieu liquide !
Aujourd’hui, un savoir « froid » nous est transmis par le surmoi médiatique, qui bat les enseignants de vitesse. Ce surgelé bourratif, passé dans l’urgence au micro-onde télévisuel et cybernétique nous reste souvent sur l’estomac ! Et après une courte nuit de sommeil, les « actifs » filent chaque matin au bureau, ou à l’atelier. Puis en fin de semaine, au gré des autoroutes embouteillées, les « mordus de la bagnole » (thermiques et maintenant électriques !) cherchent à atteindre une hypothétique campagne, censée les oxygéner quelques heures. Je caricature un peu certes, quoique !
Précisément, parce que nous ne prenons plus le temps des choses. Parce que, sans nous en rendre compte, nous méprisons ce temps, qui fut néanmoins pour chacun de nous, dès notre naissance, la matière première de notre construction. Parce que nous ne pouvons pas arrêter le progrès, nous ne songeons pas assez à l’apprivoiser, comme nous y invite pourtant la sage philosophie grecque antique, toujours d’actualité.
Alors, heureusement, actifs précités et retraités débordés – mais francs-maçons que nous sommes – nous nous souvenons tous les quinze jours de cette station-service qu’est la loge, où nous pouvons, en quelque sorte, y arrêter ce fameux « temps de l’horloge » et faire le plein d’énergie psychique.
Il m’arrive de songer que j’en fais partie, certes par les bons soins de mon parrain, mais aussi grâce à ce petit garçon qui, dissimulé par sa famille dans un tonneau, quitta La Rochelle sur un bateau en partance pour Guernesey, un mauvais soir des années 1690. C’était un certain Jean-Théophile DESAGULIERS, fils d’un pasteur calviniste, qui partait le rejoindre en exil, après la révocation de l’édit de Nantes. Il devint franc-maçon très jeune comme son père, et comme lui aussi pasteur à Londres, en 1717. Une année importante puisque nous savons qu’elle est celle de la fondation de la Grande Loge de Londres, dont DESAGULIERS fils, âgé de 36 ans, deviendra le Grand-Maître en 1719 et son véritable animateur.
A ce titre, les historiens maçonniques s’accordent à penser que ce pasteur d’origine française a rédigé en grande partie les fameuses Constitutions Maçonniques, lesquelles, sol anglais oblige, ont été signées par son confrère ANDERSON ! En revanche, il n’est pas assez dit que ce Jean- Théophile devenu John Théophilus DESAGULIERS, parallèlement au service de sa cure anglicane et de la maçonnerie spéculative débutante, était un brillant physicien, adjoint d’Isaac NEWTON.
Quand on sait que pour NEWTON, l’Univers n’a pas d’histoire, donc que le temps est une illusion, faut-il s’étonner que pour son disciple religieux, l’imaginatif DESAGULIERS, les « heures maçonniques » se situent symboliquement hors de l’espace et de ce temps profane, et introduisent l’idée d’un « Temps sacré » ?!
C’est bien cette évolution qui nous a vus, en devenant matière pensante, perdre notre fourrure au profit d’un cerveau de plus en plus riche en neurones. Cette théorie démontrée – à défaut d’être totalement expliquée – nous devons donc rester modestes, en tant qu’êtres inachevés, opérant dans un système évolutif en marche !
En ce sens, il est probable que la conscience dont nous sommes dotés comme animaux dits supérieurs, n’a pas atteint le plein développement que devrait connaître quelque super-sapiens à notre suite. En attendant, il n’est pas interdit de penser, dans la pure logique darwinienne, que notre cerveau lui aussi, puisse gagner quelques précieux grammes de matière grise, par mutations successives. Et en même temps – ce serait judicieux – , quelques grains de cette sagesse – celle que nous venons chercher en loge – à la faveur d’un fonctionnement de l’esprit qu’il faut espérer, toujours plus affiné, pour les générations futures. Ne nous est-il pas annoncé un crâne plus large et sphérique, dans le cadre des changements significatifs qui se produisent chez l’homme tous les 100 000 ans ? Encore 50 000 ans à attendre, dit-on. Soyons confiants !
Les paléontologues s ‘accordent pour nous dire que cette conscience qui nous a été donnée, il y a 2 ou 3 millions d’années, nous a permis très progressivement encore de nous percevoir nous-même en train d’être et d’agir. Puis elle nous a offert – je me répète là encore – la réflexion et l’abstraction à partir de notre langage, la capacité d’opérer des représentations symboliques – début de la méthode maçonnique en quelque sorte ! – et de plus, de nous projeter dans le futur, donc d’anticiper et de concevoir précisément des projets.
Cette créativité en constante perspective – qui nous distingue radicalement des autres animaux – s’est manifestée depuis cinq cent mille ans, successivement, nous le savons, par la découverte du feu, la fabrication de l’arc et des flèches, l’extraction des minerais, l’invention de la roue. Et – faisons un grand bond en avant dans le temps – par la conquête des énergies, qu’elles soient électrique, hydraulique, solaire, thermique, gazeuse, atomique, par la conception des moyens de transports terrestres, aériens et fluviaux, puis par la récente création de l’ordinateur et de la carte à puce, eux-mêmes en évolution constante.
Autant d’actes initiés par notre imagination qui nous ont apportés à la fois, c’est à redire, le miel et le fiel : avec le fer, de la chasse nourricière à la notion jalouse de territoire, avec l’atome, du confort domestique à la guerre, avec l’électronique, du développement économique au désespérant chômage actuel. Nous savons bien, sans devoir y insister, que si le progrès a permis à l’homme de se dégager des contingences naturelles, la technique domine non seulement la nature mais également l’homme lui-même.
Si l’idée de « reliance » du vivant à une force ou un Etre Supérieur, dont je parlais il y a quelques instants, a pu introduire la notion de sacré dans notre existence et nous inciter au respect et à l’enterrement des morts, ce sur toute la planète, il est observable que nous n’avons pas universellement le même respect pour les vivants, nos frères ! Cela aussi, c’est bon répéter ! La répétition peut être utopique mais aussi, un beau jour, productive !
Certes, contrairement aux bêtes qui abandonnent leurs congénères défavorisés, un esprit de solidarité propre à notre espèce, nous engage généralement, à assister nos plus faibles – enfants et vieillards – à soulager les souffrants et à prendre en charge leurs divers handicaps, nous pouvons constater ce progrès. Mais en même temps, je ne résiste pas à redire dans cet article qu’un esprit de compétition, un désir de suprématie et de possessivité – réalité humaine justement dénommée « hiérarchie de dominance » par le biologiste Henri LABORIT – pousse les peuples nantis à tenir à distance les populations démunies avec seulement des aides alimentaires ponctuelles et des dons de matériels dépassés, à type de lunettes recyclées ou de lits d’hôpitaux « relookés ». Ainsi, le nord, géographiquement avantagé, entretient la misère du sud, en le maintenant en état d’urgence et de dépendance, quand il faudrait opérer des transferts technologiques massifs. Pardon pour ce « développement obsessionnel » qui pourra être taxé de « disque rayé ». J’assume !
Autrement dit, l’occident joue encore trop le rôle de pompier de service, alors qu’il devrait devenir le jardinier du monde. Paraphrasant la parole du prophète, je dirai et répèterai ici que le riche préfère donner du blé au pauvre, plutôt que de lui apprendre à semer. Nous pourrons véritablement parler de progrès humain, quand en France même, nous aurons appris à transmettre savoir et savoir-faire, dans le plein exercice de notre devise républicaine, liberté, égalité, fraternité, et le respect de la dignité des personnes des autres rives.
Jusqu’à présent, l’ordonnancement des choses, ou plus joliment dit en langage de nos savants contemporains, la précitée par ailleurs « flèche du temps », a depuis l’origine, jalonné sa trajectoire dans notre Univers. D’où le progrès, d’où le savoir, d’où le savoir-faire de l’Homme en « progression ». Il semble bien que le parcours de cette quatrième étape, que j’ai appelé celle de la matière aimante, relève de la responsabilité de l’homme, et reste à accomplir par lui, dans le cadre même de sa liberté sur cette planète. C’est-à-dire, à mes yeux, dans l’espace de libre-arbitre que lui permet l’organisation de l’Univers, qu’elle soit présidée par un ou des Dieux, un Grand Architecte, un Etre suprême, ou une Déesse nature, selon les respectables convictions de chacun.
Encore faut-il que l’Homme, je pense à « nous, ensemble » acceptions un apprentissage, puisque notre cerveau ne comporte toujours pas de centre de l’amour. Peut-être le super-sapiens en sera-t-il doté plus tard, grâce à une vraie disposition à aimer, qui constituerait, si l’on peut dire, la cerise sur le gâteau de l’évolution. Et du progrès ! Bien sûr, il convient d’abord pour cela que notre conscience encore embrumée, s’éveille enfin, et que nous sortions de notre détestable « chacun pour soi » et de nos corporatismes effrénés, pour tout dire de notre égoïsme, pour nous intéresser généreusement à notre semblable.
Est-ce une utopie que d’imaginer une relation positive, je veux dire un échange authentique sur tous les sols avec nos semblables -quelle que soit leur ethnie, leur opinion ou leur religion – dans une société humaine, actuellement partout entachée de violence et d’intolérance ? Peut-on espérer pour demain l’ordre après le désordre, la quiétude après l’inquiétude, le respect après le mépris ? Nous sommes bien là, de fait, dans l’esprit même des constitutions maçonniques d’ANDERSON et DESAGULIERS, les universalistes.
Il ne s’agit pas, pourtant, d’entretenir une sinistrose et un dénigrement systématiques. Reconnaître ses torts, c’est déjà être moins coupable. C’est commencer la réparation. Une prise de conscience mondiale est précisément en train de naître au regard de l’environnement et des véritables désastres écologiques causés par l’Homme, dans ce village et ses jardins que l’on nomme la Terre. Heureusement, nous l’avons déjà souligné, un début d’assainissement y intervient grâce à des nouveaux comportements industriels plus réfléchis. Plus adultes !
C’est cela aussi le savoir-faire et le progrès. Nous pouvons donc également dépolluer notre conscience, mieux l’éclairer au plan des valeurs morales pour mieux vivre ensemble. Toutefois, il est évident que l’universalité de ces valeurs, à type de bienveillance et de justice, ne nous sera pas dictée, ni par la biologie, ni par un gouvernement. Une éthique, à savoir en l’espèce, l’acceptation individuelle des règles morales d’une société humaniste à visée épanouissante, ne peut provenir que du bon vouloir de chacun. Je recopie ici, sans vergogne, le passage d’un article précédent, mais l’information est vite remplacée par une autre. Il faut donc, encore et toujours, revenir aux propos importants. Et ceux-ci sont capitaux, à mes yeux !
De le Gnose à la Connaissance
Nous voici maintenant sur le terrain de la Connaissance, cette fameuse « gnose », du grec gnosis – dernier volet de notre étude – à traduire par connaissance initiatique. C’est avec elle que DESAGULIERS nous invite dans la vie, à devenir meilleurs et à aller plus loin, selon ses propres termes. Nous savons que sur sa lancée la franc-maçonnerie spéculative a failli confondre ésotérisme et occultisme, et succomber ainsi à la tentation magique.
Quelques Frères, quelques Soeurs sont d’ailleurs persuadées encore aujourd’hui – et c’est leur droit – que la seule fixation des symboles maçonniques peut apporter la transformation souhaitée. Certains kabbalistes recommandent pareillement, de se concentrer sur une lettre de l’alphabet hébraïque, d’une signification donnée, pour en ressentir les effets immédiats ! Je ne nierai pas ici la puissance de l’autosuggestion, mais le génial Coué lui-même, dont on se moque tant en France, dit dans sa méthode mal connue, que le changement nait, bien entendu, de la persuasion et de l’action conjuguées, et non pas bien entendu…de l’attente statique et fébrile. La pensée magique n’est pas morte !
La méthode maçonnique, pour sa part – qui nous vient donc d’un scientifique, homme de progrès par définition – n’est pas d’application facile, comme pourrait le faire croire la simplicité, voire la naïveté de ses outils. Dès le Cabinet de Réflexion – et non pas les réflexions de cabinets d’une certaine presse – elle nous invite d’abord à la connaissance de soi, par l’intermédiaire du symbole, ce véritable kaléidoscope avec ses multiples figures évocatrices, qu’est de fait toute représentation.
Mais ce n’est que lorsque nous avons bien compris et assimilé que le fil à plomb inspire, entre autres, la droiture, (sans être la droiture en soi), que nous pouvons continuer notre progression et aborder du bon pied la connaissance morale. Celle-ci, par essence même, nous invite au doute salutaire, et n’est donc jamais affirmation. De même devons-nous sans cesse prendre garde au vocabulaire symbolique qui nous est proposé : il est toujours illustration mais jamais réalité. C’est connu, la carte n’est pas le territoire et le mot chien n’a jamais mordu personne ! Quant à l’ombre du zèbre, elle n’a pas de rayures !
Bref, d’images en métaphores, la méthode maçonnique peut provoquer la réflexion et influencer notre inconscient, lequel nous permet d’agir ensuite consciemment. Je vois bien qu’au mot « inconscient » quelques frères « anti-freudiens » ont déjà sorti leur épée et sont prêts à ferrailler, au cas où la psychanalyse chercherait par moi à forcer notre porte basse ! Qu’ils se rassurent, je souhaite uniquement ici en rester au travail méditatif, que permet l’approche des mystères, et au progrès personnel comme social, qu’elle engendre. « La psychologie des profondeurs », l’autre nom de la psychanalyse, n’est ni réservée au seul divan, ni aux « analystes et analysants ! Elle a son mot à dire, et l’exprime dans les activités de la Cité !
Sur le plan figuratif, qui dit symboles, dit rites et rituels, précisément parce que l’homme, à l’imitation de la nature, est un « être de répétitions ». Vous l’avez remarqué – je me répète ici- des mots aussi simples que bonjour, au revoir, pardon, merci, rythmant hier notre quotidien, dans la grande chaîne du langage qui nous tient les uns aux autres, eh bien, ces mots tendent à disparaître, telles des « paroles perdues ». Ainsi que, souvent, le sourire qui va avec !
Même remarque pour les évènements du calendrier et les fêtes de famille, qui sont des repères et des occasions renouvelées de rencontres. S’il y a effacement de ces balises sociales, les règles et coutumes des groupes ne sont plus ou mal retransmises. Le rituel maçonnique, avec la fréquente injonction « debout, et à l’ordre mes Sœurs et mes Frères », qui réveille parfois quelques membres (et certaines de leurs douleurs articulaires !), ou, à l’inverse, la très attendue et relaxante permission « prenez place, mes Sœurs et mes Frères », est en soi, avec le ressenti qu’il imprime dans le corps, une invitation à se souvenir des convenances et à les maintenir hors du Temple. Elles sont autant de signes de reconnaissance, créateurs de lien dans la réciprocité, lors des mille et une occasions relationnelles.
Le rassemblement répond en lui-même au principe de plaisir. Dans la chaîne d’union, nous sommes heureux de ce rapport tactile et chaleureux qui fait circuler l’énergie et nous renforce, avant même sa rupture. De la même manière que les autres rituels, la chaîne d’union, répétée à chaque tenue au Rite Ecossais Ancien et Accepté, est en soi un modèle de convivialité pour notre vie profane. Il nous rappelle notre devoir de fraternité envers tous les Êtres humains ! Mieux que « devoir », je préfère d’ailleurs parler d’élan, celui-là même qui doit nous guider vers notre semblable, que l’instant soit de joie ou de tristesse.
Nous avons tous une carte d’identité, alors qu’elle devrait être une carte de différence. Il n’est pas inutile de nous souvenir à titre individuel que, par notre histoire même, notre nationalité, notre culture, notre profession, nos convictions dissemblables, chacun, chacune de nous avait toutes les chances de ne pas être d’accord avec les autres Frères, les autres Sœurs en arrivant en loge. Mais par le travail en commun qui nous incite sans relâche à privilégier respect, écoute, dialogue, compréhension, sourire et rire, patience aussi, nous découvrons à la longue et avec bonheur dans ce lieu convivial, qu’en vérité la fraternité est une guerre…qu’on a décidé de ne pas se faire ! Prendre conscience que seul, on n’est que vapeur et que l’on devient en groupe, condensation, c’est-à-dire « H20 », symbole de l’eau et de la vie, a quelque chose pour moi de jubilatoire. Ce constat symbolique fait aussi partie de la Connaissance.
Pour exprimer sa relation au divin, et en même temps limiter son vertige devant l’immensité, l’homo religiosus a lancé vers le ciel des cathédrales. Nous avons nous-mêmes besoin des quatre murs rassurants du Temple, pour nous « encadrer » et rechercher notre verticalité au moyen de la Tradition, blottis les uns contre les autres. Mais nous devons penser aussi que cette Tradition est une suite de progrès qui ont réussi et sont à l’origine des sociétés modernes.
Sachant de la sorte que d’autres Traditions s’installeront en atelier, notre mission, car nous en avons une, léguée par nos frères et sœurs précédents, est, – tout en ne nous laissant pas figer- de penser aux Temples futurs. C’est-à-dire de sortir de notre théâtralité, et d’être capable de parler aussi bien en loge qu’à l’extérieur, sans forcément la nécessité de parois, ni la solennité de l’appareil maçonnique. C’est-à-dire de transformer ensuite la parole en actes. C’est-à-dire encore de mettre en application au quotidien, et dans la durée, la connaissance acquise.
La loge, nos symboles, nos rituels, nos décors, nos degrés, et le Grand Architecte de l’Univers (pour ceux et celles qui intègrent ce symbole) , ne sont au vrai que l’alibi à la rencontre des Hommes et des Femmes, et à leur perfectibilité. Et l’Homme étant – dit-on, « la mesure de toute chose », il s’agit donc pour nous, francs-maçons, franc-maçonnes, à l’intérieur comme à l’extérieur du Temple, d’appliquer les lois de l’échange authentique, qui tiennent sur les doigts d’une main, à savoir se donner à soi-même, donner et recevoir, mais aussi, c’est plus difficile, demander et refuser.
Notamment – parce que « connaissance » est synonyme de « générosité » – savoir solliciter et concrétiser un accompagnement pour notre congénère proche ou lointain défavorisé, et savoir dire non à toute oppression, d’où qu’elle vienne. N’est-ce pas, à travers ses relais gouvernementaux et associatifs, les moindres des obligations pour un mouvement qui prêche l’universalité et clame Liberté, Egalité, Fraternité, à chaque fois que ses membres se retrouvent puis se séparent ? N’est-ce pas aussi, par la démonstration même, au plan de la transmission des valeurs – notamment éducatives – faire acte de progrès ? La crédibilité de la franc-maçonnerie du XXIème siècle est à ce prix.
Projetons-nous maintenant en loge, en fin de tenue. Dans quelques instants, une à une, les lumières s’éteindront. Comme à l’accoutumée, cette obscurité progressive signifiera que notre réunion est en train de s’achever, peut-être sur une musique légère de notre frère Maître d’Harmonie. Le Vénérable et son collège d’officiers, puis tous les Frères et les Sœurs quitteront la loge. Nous partirons sereins vers la Cité, prêts à accueillir les bonheurs passagers, mais avec une conscience claire des inévitables difficultés profanes à affronter. Viendra le moment, à minuit bien plein, de nous demander si nous méritons notre salaire et sommes précisément en progrès. C’est là, dans chaque réponse personnelle et silencieuse que réside l’incommunicable, le secret maçonnique.
Je vous suggère alors, mes Frères, mes Sœurs, de garder en tête la devise du naturaliste et marcheur infatigable que fut Théodore MONOD : « Croire quand même, espérer quand même, aimer quand même ».
Merci 😇
Clair, limpide, clairvoyant et toujours bienveillant !
La lecture de Gilbert devrait être obligatoire
La transmission n’en serait que plus fluide
Que nous puissions encore longtemps nous régaler de ses pépites !
Magnifique texte plein de questionnement. Que de travail à effectuer sur soi. C’est à l’infini