ven 22 novembre 2024 - 11:11

Pythagore et la Franc-maçonnerie

Les « Old Charges », ces anciens manuscrits de la Franc-Maçonnerie opérative, le Régius daté de 1390 et surtout le Cooke de 1410, présentent une origine légendaire de la maçonnerie qui sera reprise dans le préambule des Constitutions d’Anderson de 1723 et, surtout, dans les deux discours de Ramsay de 1736 et 1737 dont l’influence sur la Maçonnerie française sera grande.

Un personnage y apparaît toujours, Euclide, maître à la fois de la mesure, de l’harmonie et du nombre sacré. Or Euclide est, à Alexandrie, trois siècles av. J.-C., le fils spirituel de Pythagore qui avait vécu, lui, trois siècles avant lui et fondé une école dont il était l’héritier.

Pythagore est le successeur direct des « Sept sages » de Grèce, dont Thalès de Milet est le plus connu. Bien qu’enveloppés de légende, ceux-ci ont réellement existé à la fin du VIIe siècle avant J.-C. et ce sont eux qui, réunis à Delphes, auraient inscrit sur le fronton du temple d’Apollon les fameux préceptes « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop » (en grec « Mêdèn ágan » et « Ne quid nimis » en latin) qui ne sont nullement une invitation à l’introspection ou à l’ambition personnelle mais incitent chacun à avoir conscience de son exacte mesure, à ne pas se prendre pour un dieu.

Quel était le souci de ces « sages » soi-disant primitifs ?

En fait, ils se sont interrogés sur ce qui change et ce qui demeure. Une bûche, par exemple, a une consistance, elle brûle, nous en voyons la flamme ; plus tard il n’y a que cendres et un souffle de vent disperse le tout. Et nous, nous sommes pareils à cet éphémère puisque naître c’est entrer dans la finitude et mourir c’est retourner au principe. Alors, qu’est-ce qui persiste à travers tout ce changement ? Voilà la question.

La première réponse de l’école de Milet sera « la substance » et on la cherchera dans ce qui est subtil : l’eau, l’air, le feu ou encore l’apeiron, ce qui n’a pas encore été nommé, ce qui est « en puissance », le Verbe ou la Parole du début de l’Évangile de Jean.

Pythagore apportera à ces questions une tout autre dimension qui tiendra compte de l’orphisme, né peu avant son époque, qui offrait aux initiés une religiosité assurant la paix de l’âme après la mort.

Il reprendra cette idée en fondant une « école », mi-politique mi-religieuse, que les historiens contemporains appellent « secte » mais il faut dire qu’en ces temps-là les savants étaient aussi mathématiciens, philosophes, géomètres, astronomes et moralistes, et qu’ils s’employaient à faire coïncider la société et leurs conceptions.

Pythagore est né à Samos, à une date indéterminée du VIe siècle av. J.-C. ; fuyant la tyrannie de Polycrate il s’exile à Crotone, en Italie du sud, après avoir suivi jusqu’à 56 ans – dit la légende – une formation auprès des sages grecs et phéniciens, avoir été initié aux mystères de Tyr, puis à ceux d’Égypte et, enfin, avoir reçu l’enseignement des Chaldéens, les fameux mages de Babylone qui ont suivi bien plus tard l’étoile qui menait à la crèche de Bethléem. On dit encore qu’il tiendrait de Zoroastre et – tant qu’à faire – du Bouddha une part de sa connaissance et que sa capacité à interpréter les songes lui viendrait des Hébreux ! C’est dire qu’aux yeux de tous il est le réceptacle de l’ensemble des Traditions. Il aurait fini massacré par un soulèvement populaire. En fait, on ne sait presque rien de lui. D’ailleurs pour Hérodote, qui ne lui est pourtant postérieur que d’un siècle, il est déjà entré dans la légende.

On raconte à son sujet qu’il est descendu aux Enfers, dans le royaume des morts où il est resté « trois fois neuf jours », qu’il avait le don d’ubiquité et qu’en Sicile, à Métaponte, il aurait, devant un groupe de gens, troussé sa tunique exhibant une superbe cuisse en or… C’est là justifier son origine, mi-dieu (descendant d’Apollon) mi-homme.

On sait que ses disciples étaient divisés en deux groupes : les exotériques qui écoutaient pendant cinq ans l’enseignement du maître sans le voir (il était caché derrière un rideau) et les ésotériques, eux-mêmes divisés en deux branches, les acousmatiques et les mathématiciens, les premiers se consacrant à la politique, les seconds – considérés comme supérieurs – à l’étude. L’enseignement qu’ils recevaient se fondait sur des maximes, les akousmata et les sumbola, ces dernières étant dites à deux voix, en alternance. Cette façon de faire suivait la logique du symbole qui était, à l’origine, un signe de reconnaissance qui désignait un objet coupé en deux dont les deux contractants conservaient chacun une moitié qu’ils transmettaient à leurs enfants ; on rapprochait un jour les deux parties pour prouver que des relations de coopération avaient bien été pactées. On voit quel est le sens de nos symboles, on n’en détient que la moitié, l’autre moitié est celle des Frères, et d’où vient le fameux « …dites-moi la première lettre et je vous donnerai la seconde. »

Selon la tradition c’est Pythagore qui aurait inventé le mot « philosophie ». Il affirmait que seuls les dieux ont droit au beau nom de sage (sophos, en grec), mais que l’homme, pour sa part, ne pouvait qu’aimer la sagesse (philo, en grec, signifie « aimer » et sophia, « sagesse »), tendre vers elle, s’efforcer de l’atteindre.

Il préconisait un mode de vie ascétique ; ses disciples et lui-même étaient végétariens. On s’est étonné qu’il leur soit interdit de manger des fèves et les philosophes du IVe siècle après J.-C. qui ont rédigé sa biographie, Jamblique et Porphyre, en ont donné des explications contradictoires. En fait, la raison de ce tabou primitif est le lien que la superstition établissait entre les fèves et les fantômes. À Rome, on jetait en effet des fèves noires aux revenants vengeurs et aux morts qui ne trouvaient pas le repos, lors de la fête des Lémuries (Lemuria) qui avait lieu trois jours différents les 9, 11 et 13 mai selon le calendrier julien. Si la graine germait, devenait une plante et qu’une femme en mangeait les fèves, elle se trouvait enceinte d’un fantôme. Les Pythagoriciens s’abstenaient donc de fèves sauf s’ils voulaient priver un ancêtre de la possibilité de se réincarner.

Cette coutume peut être rapprochée du culte de Déméter et de sa fille Perséphone enlevée par le dieu des Enfers, Hadès, puisque si Perséphone revenait sur terre avec le printemps, preuve qu’il existe un cycle de la nature et que toute mort est suivie d’une renaissance, son époux, Hadès, restait, lui, dans le royaume des ombres, prisonnier du temps linéaire, celui d’une mort qui ne se réincarne pas.

Car les pythagoriciens croyaient à la réincarnation de l’âme de corps en corps, conception qui sera reprise par Platon qui en tirera sa théorie de la « réminiscence ». Pythagore enseignait aussi que « tout est son nombre » et que celui qui possède la science des nombres détient le secret ultime des choses.

On connaît sa fameuse Tetraktys (Quaternaire), fondement de tous les nombres, constitué par la somme des quatre premiers : 1+2+3+4=10, et représenté par le triangle décadique comportant à son sommet un point, en seconde ligne un point sur chaque côté du triangle plus un central, idem pour les troisième et quatrième lignes, ce qui donnait quatre points verticaux et quatre de chaque côté du triangle. C’était leur figure secrète, ésotérique, qui enveloppait en elle le pair et l’impair et figurait donc le fondement de toute chose.

On raconte qu’un jour Pythagore fut frappé par les sons que rendaient des enclumes de tailles différentes sous le marteau d’un forgeron. Rentré chez lui, il eut l’idée de répéter l’expérience sur des cordes tendues de longueurs différentes, les plus longues, comme les plus grosses enclumes, rendant les sons les plus graves. Pythagore remarqua que les hauteurs des notes obéissaient à une loi de proportionnalité mathématique. Ainsi est née la gamme dite, justement, pythagoricienne.

On rapporte qu’il aurait aussi appliqué au monde le terme de kosmos qui, en grec, renvoyait à l’idée d’ordre et de beauté. Porphyre nous rapporte qu’il « écoutait l’harmonie de l’univers, sensible qu’il était à l’harmonie des sphères et des astres qui s’y meuvent, que la médiocrité de notre nature nous empêche d’entendre. » L’idée de musique des sphères naîtra de la transposition dans l’espace du ciel des rapports harmoniques entre les notes de la gamme, comme si les planètes étaient, dans les sphères qui les font tourner, les notes d’une partition cosmique. On retrouvera chez Boèce (VIe siècle), durant tout le Moyen-Âge et la Renaissance, chez Kepler aussi, cette fameuse « musique des sphères » : la gamme est un univers sonore, l’univers, une musique céleste.

Il ajoutait que toute harmonie repose sur des oppositions, le limité et l’illimité, le stable et le mouvement, le bien et le mal, la lumière et l’obscurité, et notamment le un et le multiple.

Ainsi, les pythagoriciens en vinrent à imaginer une mathématique universelle du monde. Mais pour Pythagore le vrai principe, c’est l’Un primordial, l’unité fondamentale, d’où procèdent tous les nombres. Cette unité première c’est la divine « Monade », que les pythagoriciens désignent aussi par le nom de Mnémosunè, la Mémoire par excellence, prégnante du souvenir des origines. Établir le rapport de toute chose avec cette Monade originaire, tel est le but précis que se proposaient Pythagore et son école, afin de réaliser un monde parfait. Cet idéal n’est-il pas aussi le nôtre ?

Le signe de ralliement des Pythagoriciens était le « Y » dont une branche représentait la voie exotérique, l’autre la voie ésotérique.

Cet « Y » symbolise peut-être la philosophie d’aujourd’hui, toujours en quête de l’Un, de cette unité primordiale dont Pythagore nous a parlé en premier et dont on nous dit tantôt qu’elle est dans l’Esprit, le GADL’U, le Dieu concepteur, tantôt dans la matière avec le Big-Bang ou l’ADN, cet élément primordial dont tout serait issu, et nous aussi.

Matérialisme ou Spiritualité de l’Homme et de l’Univers ? On ne peut que conclure en citant le conseil donné à la fin des Vers d’or qui constituaient une sorte de mémento des préceptes de vie des pythagoriciens :

« Aie confiance, puisque les mortels sont de race divine

et que la sainte nature leur montre et leur découvre tous ses secrets […] ;

en élevant ta pensée qui est le meilleur des guides […]

tu seras un dieu immortel, incorruptible

et tu cesseras d’être exposé à la mort. »

5 Commentaires

  1. Article lumineux !
    Nos origines sont là. Et ces petites traces dans la poussière de nos infimes connaissances nous ouvrent la voie de la compréhension de nos symboles passés et présents.
    Merci de nous rappeler que pour être un “bon spéculatif” , l’étude de nos origines operatives sont fondamentales et que les références a Pythagore dans nos rituels ne sont pas des résurgences sans intérêt, mais bien au contraire les fondements de nos associations actuelles.
    Un bel article à donner en pâture à nos apprentis qui donnerait lieu , j’en suis sûr à des échanges nourrissants pour tous .

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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