jeu 21 novembre 2024 - 13:11

Dans notre condition d’homme, nous traduisons constamment des pensées

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent les 1er et 15 de chaque mois.)

Comment traitons-nous l’information que nous recevons ? Je voudrais ici m’arrêter à celle qui provient de nos lectures, de nos conversations, des exposés que nous écoutons.

Notre degré de compréhension et notre faculté d’interprétation sont liés à nos apprentissages, eux-mêmes déterminés par nos capacités de représentation et de mémorisation, si bien que nous emmagasinons des images mentales grâce à des processus d’encodage qui font eux-mêmes appel à des représentations préexistantes combinant à la fois les définitions de concepts abstraits qui nous ont imprégnés et des souvenirs épisodiques qui ont émergé au fil de différents contextes. Mais ces connaissances sémantiques ont également affaire avec l’imaginaire collectif, l’organisation sociale dans laquelle nous baignons, la construction des systèmes symboliques qui nous ont façonnés depuis l’enfance.

C’est pourquoi nous ne saurions être étonnés que les uns ou les autres ne retenions pas les mêmes choses des expériences que nous partageons. Demandez un résumé à ceux qui ont lu un même article ou un même livre, et vous aurez des versions singulièrement différentes entre elles, vous laissant même parfois l’impression de ne pas se référer à la même source…

Eh bien, voyez-vous, c’est-à-partir de ce constat que les francs-maçons – j’y inclus les sœurs, bien entendu – s’imposent de rigoureuses disciplines de silence et d’écoute, pour parvenir un tant soit peu à « entendre » l’autre, à l’accueillir dans ce qu’il délivre, à l’accepter tel qu’il se donne dans ses pensées et ses émotions. Pour autant, nous en sommes réduits à traduire dans notre langage personnel la vision des choses qu’il a exprimée et ce, pour la comprendre : la prendre avec nous, l’assimiler intimement, abandonnant de multiples aspects qu’il souhaitait nous faire percevoir, à un fond indifférencié, dans la chaîne de compréhension que nous essayons de reconstituer, lui prêtant parfois des intentions qui sont loin d’être les siennes mais qui reflètent notre univers où retentissent subconsciemment nos attentes voire nos craintes.

Soulignons-le, donc : nous traduisons toujours pour nous-même ce que l’autre nous dit, de même que nous nous efforçons de traduire pour lui, dans la langue de l’échange, les idées que nous avons à l’esprit et qui débordent, par tout un réseau sous-jacent d’images coagulées, l’expression qui se cristallise dans nos énoncés. Dans le contexte du passage d’une langue à l’autre, l’italien emploie cette locution désormais universellement répandue : « Traduttore, traditore », que l’on reprend souvent en français par : « Traduire, c’est trahir ». Nous y voilà.

C’est cette conscience que nous devons avoir et qui commande l’effort qu’il nous faut consentir pour réduire cet inévitable écart et nous accorder, si possible, sur une intelligence commune. Pour ma part, je reconnais volontiers, chères Lectrices et chers Lecteurs, que je ne vous facilite pas toujours la tâche, en cherchant, tantôt à débusquer certaine polysémie, tantôt à laisser ondoyer quelque ambivalence car :

  • tantôt, je cherche à cerner les avatars sémantiques que connaissent les mots au cours de leur histoire[1],
  • tantôt, il me plaît d’enserrer simultanément en une seule formule la  pluralité de sens qu’adopte leur emploi, selon les contextes et les intentions, et ce, du moins, en bonne partie…

Ce faisant, je ne crois pas céder à une inclination maligne pour les confusions crépusculaires ; je m’efforce seulement d’acquiescer au désir d’embrasser tout ensemble le multiple[2]. N’est-il pas légitime, dans l’approche qui est ici la nôtre, de réserver au moins des échos affaiblis à la dualité ?

Certes, cela oblige à une lecture soigneuse et approfondie qui, pour n’être jamais l’exact pendant de la rédaction elle-même, s’invite parfois dans des contrées étrangères à l’auteur. C’est ainsi : à chacun, dès lors, de recoudre à sa façon la trame du discours pour en suivre les fils qu’il en aura saisis. Rien de moins, après tout, que rester fidèle à l’exercice de la pensée. Fatalité n’implique pas facilité et, au demeurant, il ne s’agit pas non plus de combler un abîme mais des intervalles successifs, de se régler sur des logiques particulières et de corriger des visions d’ensemble, bref, d’accommoder son esprit à l’esprit d’un autre, de s’en nourrir coutumièrement voire de s’y nourrir par extraordinaire, de discuter un sens pour mieux entretenir un dialogue, ne fût-il qu’intérieur et imaginaire. En toutes circonstances, que nous soyons récepteur ou émetteur, sachons mesurer combien, dans notre condition d’homme, nous traduisons constamment des pensées.


[1] Un bel exemple nous en est donné par le terme « laïc» ou « laïque », au moins depuis son emprunt au latin ecclésiastique, sinon depuis son origine grecque, et jusque dans sa métamorphose politique, à l’époque contemporaine.

[2] Sans même qu’il soit besoin d’envisager ici les biais cognitifs, c’est-à-dire les déviations de la pensée logique qui, de surcroît, viennent altérer sciemment ou inconsciemment nos raisonnements. On en aura un aperçu dans le regard qu’a récemment porté sur eux, dans ces « colonnes »,  Guillaume Schumacher : Cliquez ici.

De même, pourra-t-on se reporter à l’Éloge des mots que fait, à sa manière et avec une préoccupation très contemporaine, Jean-Robert Daumas dans la perspective du travail initiatique : Cliquez ici.

2 Commentaires

  1. Bonjour Christian,
    Au fil de tes propos sur l’irruption des pensées et l’usage des mots qui les explicitent, tu poses la récurrrente question : “Y a t-il une culture maçonnique?. La présente revue en est une preuve : les maçons et maçonnes “interprètent le monde”, chacun, chacune, avec ses mots qui deviennent opinions . Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que nous avons la prétention de le transformer! Mais l’intention est louable!
    Avec l’équerre et le compas pour emblème, nous souhaitons indiquer que nous sommes dans le camp du Bien, d’où nous émettons nos valeurs. Elles ont une portée internationale : il nous reste à atteindre l’universel! Puissent nos métaphores transformées en actions individuelles permanentes, être comprises et multipliées par nos frères et nos soeurs en humanité! L’utopie est l’anti-chambre du réel.
    Fraternellement,

    • Merci, Gilbert, de ton partage… et de tes contributions tellement plus savantes que les miennes.
      Nous faisons effort commun tout simplement parce que nous nous réputons hommes libres et souhaitons par construction, comme sujets conscients, définir nos responsabilités tantôt respectives, tantôt réciproques. Il n’y a pas de destin commun sans cet idéal. Secrètement, nous voulons aussi ouvrir un ciel à notre esprit ou un esprit à notre ciel, c’est selon. Au delà des couleurs dont nous badigeonnons nos croyances, est-ce vraiment si différent ?
      Je t’embrasse,
      Christian.

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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