Le mot latin *scrupus est concrètement le petit caillou pointu coincé entre la semelle de la sandale et le talon du légionnaire romain. Très désagréable sensation qui ralentit sa marche et l’obnubile au point de ne plus garder le rythme et de le forcer à s’arrêter pour se débarrasser de l’intrus.
Même si le mot est peu employé, le philosophe et penseur politique latin Cicéron (106-43 av. JC.) en infère, au sens figuré, l’angoisse et le souci, dont il affirme (République, 13, 26) qu’en sont taraudés les méchants pleins de malice et de fourberie déchirés de remords, à l’inverse de l’homme de bien, franc et ouvert, qui ne connaît pas la menace de la condamnation et des supplices.
La terminaison *-ulus, -culus sert à former des diminutifs, qu’on retrouve dans minuscule, opercule, animalcule, bascule. Le mot scrupule conserve sa valeur concrète initiale pour désigner la plus petite division d’une unité de mesure. À Rome, la 24e partie de l’heure. C’est aussi le 24e de l’once qui compte 24 grains, par exemple pour peser l’or, dont on conserve l’expression « de l’or à 24 carats ». Chez les apothicaires, on utilise un scrupule de rhubarbe. Comme on dit un soupçon de vinaigre ou une larme d’alcool.
Une petitesse inversement proportionnelle au désagrément qu’elle cause ou stigmatise, dans les expressions figurées.
Par exemple, le « lascar », mot persan et hindi, passé en arabe, désigne les soldats ou marins de mauvaise réputation argotique, peu scrupuleux, vauriens pleins de malice.
On voyait dans les eunuques, en Chine, des mercenaires sans scrupules parce que d’origine humble, qu’il fallait d’autant plus cantonner au palais.
Le scrupule a pris ensuite une acception morale de doute, d’hésitation dans la crainte de commettre une faute, de se montrer malhabile, importun.
Dans l’aire de la faute morale ou religieuse, le mot latin *religio désigne à l’origine le scrupule religieux vis-à-vis des dieux, qui amène à *re-legere, re-cueillir, rassembler, donc reprendre pour un nouveau choix, revenir sur une démarche antérieure. Par scrupule, on cherche à préciser un choix et la démarche qui l’accompagne. D’autant plus délicate et pointilleuse qu’elle s’assortit nécessairement d’une grande sévérité à l’égard de soi-même et des autres. Ce scrupule vous honore, dit-on.
Une correction minutieuse assez peu dans l’air du temps, parce que la lenteur et l’extrême précision ne sont guère au goût du jour.
Comment ne pas conclure avec Jean-Louis Bory qui, en 1973, écrivait dans Ma Moitié d’orange : « Je voudrais résister au complot des forces assoupissantes. Agir comme le caillou dans la chaussure oblige à reconsidérer la chaussure, le pied, la marche. Ecrire, c’est l’art de faire boiter. […] Bref, déranger. »
Légionnaire, caillou, scrupule… La Maçonnerie n’est-elle pas une école de cheminement ?
Annick DROGOU
Remercions le scrupule qui nous tient vivants, qui nous fait complètement humains. Si nous n’avions pas ce petit caillou dans la chaussure, cette écharde dans la chair, nous serions des anges, des créatures gazeuses. Vivent les scrupules qui nous tiennent corps, âme et esprit. Rien de pire qu’un être sans scrupule, dans l’illusion de sa toute-puissance, insouciant de lui-même, insoucieux des autres.
Comme le déboitement de hanche de Jacob après sa lutte avec l’ange, nos boiteries sont des bénédictions. Le scrupule ne doit pas nous empêcher d’avancer. Ne soyons jamais rongés par le scrupule comme par une culpabilité mal vécue. Avant qu’ils nous paralysent, apprivoisons nos scrupules, apprenons à mieux les connaître comme de bons compagnons de route qui nous rappellent sans cesse à la réalité et interdisent l’assoupissement.
Aucun dolorisme dans ce propos, pas de masochisme, mais tout simplement l’acceptation de notre humaine condition. Honneur à ceux qui vivent les petites douleurs de l’âge ou le handicap dans une force de vie et la dignité qui force l’admiration. Ceux-là savent ce que sont les scrupules : des appels à la légèreté, à la délicatesse et au courage. C’est reconnaître que l’autre est sacré, comme l’écrit l’auteur japonais Shusaku Endo, dans son magnifique roman Silence : « Le péché, ce n’est pas de voler et de mentir, c’est, pour un homme, de marcher brutalement sur la vie d’un autre, insoucieux des blessures qu’il laisse derrière lui ». Heureux les scrupuleux, les boiteux qui savent où ils mettent les pieds.
Jean DUMONTEIL
Bravo, très beau texte !