Le mal existe ici-bas. Après chaque événement tragique se pose à nous la question du hasard ou du destin : Est-ce là la volonté de Dieu ? Et dans ce cas, comment le perpétrateur pourrait-il être rendu responsable de son crime (vu qu’il y aurait été forcé par décret divin) ? Et pourquoi ces victimes-ci plutôt que d’autres ? Ou bien est-ce là le seul résultat arbitraire du choix aveugle du criminel ? Et dans ce cas, où serait alors la toute-puissance de Dieu ?
En d’autres mots, soit les choses arriveraient car elles le doivent (elles auraient donc toujours du sens), soit nous aurions l’option de les acter ou non (les choses n’auraient donc apparemment aucun sens, car elles proviendraient d’un choix humain dans le cas d’un crime, ou du hasard dans le cas d’une catastrophe naturelle).
Ce paradoxe (libre-arbitre vs. destin – ḥofesh hab-beḥîrâ vs. gezérâ en hébreu) est un problème classique de théologie abordé par la philosophie médiévale (musulmane et juive, entre autres) et par la scholastique ; chaque penseur essayant de le résoudre selon son degré de compréhension. Maïmonide lui-même y répond succinctement dans son Code des Lois (Hilkhôth Teshûvâ V:4-5). Je vais tenter ici d’exposer simplement l’enseignement que j’ai reçu à ce sujet de mes Maîtres :
Au niveau divin, nulle contradiction ici, le destin ne s’oppose pas au libre-arbitre ; les deux coexistent simultanément à chaque moment – ce qui est difficile pour notre préconception humaine d’appréhender. Ainsi, même si nous possédons chacun la liberté individuelle de choisir, ultimement rien n’arrive ici-bas sans la volonté de Dieu.
C’est la leçon dite et répétée dans nos sources religieuses. Déjà, le verset affirme (Genèse IX:6) : « Qui aura versé le sang de l’Homme, par l’Homme son sang sera versé (shôfékh dam-hâ-âdhâm, bâ-âdhâm dâmô yishshâfékh). » Cependant, le sens obvie (peshâṭ) de ce passage reste ambigu : parle-t-il de la justice humaine ou du destin ?
Plus explicite dans sa résolution de notre paradoxe théologique, Hillel l’Ancien (Ier siècle avant EC) dans les Pirqê Âvôth (II:6), s’écrie à la vue d’un crâne flottant dans l’eau de la rivière : « Parce que tu as noyé, on t’a noyé ; et tes noyeurs seront finalement noyés (‘al da-aṭéft aṭîfûkh we-sôf meṭîfayikh yeṭûfûn). » En plus d’exposer la loi de la causalité (toute action entraîne une réaction conséquente), Hillel nous enseigne bien ici que tout ce qui arrive possède un sens.
Certes, le perpétrateur choisit librement de commettre son méfait – et en cela il est complètement responsable de son acte –, mais c’est Dieu qui arrange que la victime soit celle-ci (selon son destin propre) plutôt qu’une autre. De même en bien : le bienfaiteur est libre de sa bonne action – et sera récompensé par Dieu pour cela –, mais le bénéficiaire est choisi par notre Créateur. Et ainsi toute action ici-bas – l’agent humain opère de son propre choix, et le patient (l’agi) est décidé par l’Éternel. C’est donc là un calcul d’une telle complexité, que seul Dieu – un être omniscient et omnipotent – peut faire coïncider à chaque instant le destin des uns avec le libre-arbitre des autres.
C’est le sens de l’enseignement suivant (T. Shabbâth 32a, et Midrash [répété en plusieurs endroits]) : « Meghalgelîm zekhûth ‘al-yedhé zakkay we-ḥôvâ ‘al-yedhé ḥayyâv (“on” [i.e. Dieu] fait parvenir un bienfait par un bienfaiteur, et un péché par un pécheur). »
Ainsi, le bien et le mal n’arrivent que par décret divin, comme il est écrit (Lamentations III:37-38) : « Qui dira qu’une chose arrive, sans que le Seigneur l’ait ordonnée ? N’est-ce pas de la volonté du Très-Haut que viennent les maux et les biens ? (mî zè âmar wattèhi, Adhônây lô ṣiwwa ? mippî ‘Elyôn lô thêṣê hâ-râ‘ôth we-haṭ–ṭôv ?) » De même (Isaïe XLV:7) : « Je forme la lumière, et Je crée les ténèbres, Je donne la prospérité, et Je crée l’adversité; Moi, l’Éternel, Je fais toutes ces choses. (yôṣer ôr wuvôré ḥoshekh, ‘ôsè shâlôm wuvôré râ‘, anî YHWH ‘ôsè khol-élle) » Bien entendu, les versets parlent ici du bien et du mal relatifs, selon nos perceptions qu’on en a ici-bas – c.-à-d. surtout de ce qui nous arrive selon la loi de causalité (toute action entraîne une réaction conséquente).
Incidemment, cette loi de causalité – le karma juif, en quelque sorte – participe du principe de « middâ ke-nèghed middâ (litt. “mesure contre mesure”) » (T. Sanhédhrîn 90a, T. Sôṭâ 8b, Berêshîth Rabbâ IX:11) – i.e. la manière selon laquelle une personne se conduit dans ce monde, sera celle selon laquelle elle sera elle-même conduite (par Dieu). En plus de l’exemple donné par Hillel l’Ancien (cité ci-dessus), nos Sages l’illustrent par ce midrash : « Joseph qui s’est occupé (hith‘assaq) de l’enterrement (qevûrâ) de son père Jacob, a mérité (zâkhâ) que Moïse s’occupa du sien. Et par ce mérite, Moïse eut Dieu en personne qui l’enterra (Deutéronome XXXIV:6). »
D’ailleurs, notre liberté ne s’exerce que dans les paramètres que Dieu nous accorde, comme il est écrit (Job XLI:3) : « Mî hiqdîmâni wa’ashallém (litt. “qui M’a devancé alors que J’ai payé ?”) ». Commentant ce verset, le Midrash explique que Dieu dit à l’Homme : Ne t’ai-Je demandé de donner la dîme si Je ne t’avais accordé la récolte avant ? Ne t’ai-Je demandé de circoncire ton fils si Je ne t’avais donné un fils avant ? Ne t’ai-Je demandé de poser une mezûzâ si Je ne t’avais octroyé une maison avant ? etc. Notre liberté n’est donc que celle du choix entre les options qui nous sont proposées (Deut. XXX:15-19) : « Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal. […] Tu choisiras la vie (wuvâḥartâ ba-ḥayyîm) […] ». Mais la réussite de nos actions vient exclusivement de Dieu (Deut. VIII:17) : « Garde-toi de dire en ton cœur : ma force (koḥî) et la puissance de ma main (‘oṣem yâdhî) m’ont acquis ces réussites (èth ha-ḥayil haz-zè). »
Pour revenir à notre sujet, une autre interrogation classique peut se poser : la connaissance de Dieu ex ante de nos actions (i.e. avant même que nous existions, vu que le Seigneur est omniscient et connaît tous les futurs) ne contredit-elle pas notre libre arbitre ? La réponse en est non, bien sûr. Car notre liberté de choix est notre attribut divin, par lequel nous ressemblons à notre Créateur (Genèse I:26) : « Faisons l’Homme à Notre image, selon Notre ressemblance (na‘asè Âdhâm beṣalménu kidhmûthénu). » La connaissance ex ante par Dieu de nos actions n’est donc pas une cause de celles-ci, mais une résultante.
À la question posée à R. Yôsé ben Ḥelpethâ (Sepphoris, IIe siècle) « Que fait Dieu depuis qu’Il a créé le monde ? », celui-ci répondit par son célèbre aphorisme « Dieu est “assis” et forme des couples (yôshév « umezawwégh ziwwûghîm). » Le sens profond de cette parole concerne notre sujet : ici, le « couple (ziwwûgh) » – ou plus littéralement l’« accouplage » – est celui formé par l’agent (libre de choix) et l’agi (forcé par son destin) que le Seigneur apparie à chaque moment. Appairage considéré aussi « difficile (qashshâ) » que le miracle de l’ouverture de la Mer Rouge (qerî‘ath Yam-Sûf – Exode XIV:15-31).
Ainsi, se joue quotidiennement le ballet associant libre arbitre humain et volonté divine. Rien de ce qui arrive n’est donc vide de sens – tout participe du grand Plan divin.