Bon, d’accord, puisque vous insistez, c’est vrai que je suis un grand lecteur. Mais c’est par obligation. Comme je suis insomniaque, je suis bien obligé de tromper la nuit. Alors je lis en espérant y trouver le sommeil. Un roman est si vite ennuyeux…
Vous savez que j’ai hérité des bibliothèques de mon père et de mon grand-père. Ce soir-là – ou plutôt cette nuit-là –, poussé par je ne sais quelle curiosité, j’étais monté sur un escabeau pour savoir quels bouquins il pouvait bien y avoir sur l’étagère du haut, sous la poussière. Celui qui me tomba sous la main s’intitulait « Géographie du mystère ». Il semblait très ancien ; l’auteur était bizarre : Jean Lexplorateur, sans apostrophe ; l’ouvrage n’était pas daté, et le nom de l’éditeur, « A l’univers », montrait qu’il devait avoir été rédigé à l’intention d’une confrérie secrète, peut-être une secte, et que c’était probablement le Manuel d’un de ses membres. Je l’ouvris donc avec fébrilité. L’éventualité de dormir s’éloignait…
On y relatait un voyage, cartes à l’appui, dans les Ouyades, un archipel à l’ouest du Pacifique dont, je l’avoue, je n’avais jamais entendu parler. Je passerai sur le trajet en bateau pour y aller ; il ne présentait d’autre intérêt qu’un récit par le menu… si j’ose dire ! Car le seul épisode marquant était lorsque les marins, à bout de vivres, avaient fini par manger les rats du navire. Le livre donnait la recette d’un ragoût qui, ma foi, n’avait pas l’air mauvais. Mais passons, pour les écœurés de toute sorte ou les petites natures, et rappelons avec force qu’aucune religion n’interdit la consommation de cet animal, ni ne prescrit la façon dont il faut le tuer. Certains auteurs affirment même qu’une telle liberté est un sacré progrès ou un progrès sacré, ça dépend des traductions, et il y en a même qui ajoutent que les religions, pour dominer leurs fidèles, ciblent leurs interdits sur la nourriture et le sexe. Pour ma part je ne me prononcerai pas. Pensez-en ce que vous voudrez !
Bref, au terme de son voyage, l’auteur nous faisait part de sa première découverte, l’île d’Yeux. Il n’y avait sur cette île qu’images et mirages, et les habitants assis, ou même en marchant, regardaient à travers des sortes de lunettes le spectacle de la vie qu’ils ne vivaient pas. Ils gesticulaient en parlant tout seuls à leurs lunettes pour répondre à des jeux où ils pourraient gagner une seconde paire de lunettes. Ils ne regardaient pas les autres parce que c’étaient des concurrents et ne dormaient que d’un œil pour garder toutes leurs chances de gagner, tandis qu’avec l’autre œil ils visualisaient leur lot gagnant. Comme ils avaient désappris à aimer, suivant en cela les dispositions en vigueur, l’État leur inculquait, dès le plus jeune âge, la manière de soumettre leur volonté au Bien commun et au couvre-feu de la pensée. Les programmes scolaires avaient été adaptés par « des pédagogues que le monde entier nous envie » (sic) et dont les experts du pays vantaient la suprématie dans tous les médias.
Un dissident, il y a bien des années, avait osé parler de propagande et de conditionnement, mais il avait été éliminé dès le premier tour. Quelque temps après il avait disparu dans un accident. Certains prétendaient à mi-voix qu’il avait été assassiné, mais peut-on mettre des barrières à la rumeur ? Quoi qu’il en soit, dans cette île bienheureuse, on distribuait de l’argent pour qu’on puisse le dépenser dans les machines à rêve, c’est-à-dire des billets qui, placés devant les lunettes, donnaient des spectacles féériques. On disait que ça rapportait gros à l’État et à ses concessionnaires.
À quelques encablures se trouvait l’île d’Ouÿ, la plus verte de l’archipel. Selon la carte, elle était parsemée de montagnes qui se renvoyaient de l’écho. Située au nord, en zone pluvieuse, il y faisait noir, mais à peine descendu du bateau, on était submergé par le brouhaha. Tout le monde hurlait plus fort pour se faire entendre de ceux qui hurlaient. Des haut-parleurs, réquisitionnés par les autorités et les syndicats, débitaient des informations assorties de commentaires appropriés afin que les auditeurs ne se trompent pas d’interprétation. De temps en temps, grâce à la liberté et à la démocratie dont les haut-parleurs vantaient l’existence, des élections étaient organisées. Heureusement, les haut-parleurs veillaient en indiquant le bon candidat. L’erreur était impossible : comment confondre le bon et le mauvais, le compétent et le nul, le vertueux et le voleur ? Merveilleuse civilisation où l’on remboursait les somnifères pour endormir les résistances et les calmants pour apaiser les inquiétudes !
L’auteur du livre marquait toute son admiration pour une invention surprenante. Laissons-lui la parole.
- « Ce qui prouve à l’envi, si besoin est, la supériorité de cette civilisation sur la nôtre, ce sont les “bornes à discours”. L’île est, en effet, parsemée de bornes de couleurs différentes surmontées de sortes de parapluies de la même couleur. Un habitant m’indiqua que cela permettait de les voir de loin et, surtout, de ne pas les confondre. »
- « Mais à quoi cela sert-il ? » – lui demandai-je.
- « On voit bien que vous n’êtes pas d’ici » – me répondit-il avec un air teinté de commisération. « Ce sont les discours de nos politiques et chaque couleur correspond à un parti : les bleus, bleu ciel ou marine, les rouges, les roses, les verts, les gris qui sont au centre et il y a même un parti bariolé qui prend un peu de chaque. Il suffit de soulever le couvercle de la borne et on trouve des casques qui permettent d’écouter les discours que l’on veut. Grâce aux boutons sur le côté, on choisit le sujet : l’économie, le chômage, la dette, l’immigration… C’est très intéressant ! Et comme il y a plusieurs casques par borne, on peut se mettre à plusieurs pour crier plus fort que les autres. On ne s’ennuie pas ici, vous savez ! »
Comme il avait pris un casque et que des voisins s’approchaient pour la dispute, il m’a semblé plus prudent de les laisser entre eux et de partir furtivement.
La troisième île, sur la carte, s’appelait Bella. Sur le bac qui reliait les îles de l’archipel, le passeur m’avait mis en garde.
- « Si vous ne voulez pas prendre de risque, prenez ce casque et ce bouclier. Je ne fais dessus aucun bénéfice ! Vous hésitez ? Faites ce que vous voulez, mais après ne vous plaignez pas ! »
Devant de tels arguments et comme il m’avait l’air de bonne foi, je lui louai ses protections et y ajoutai même des guêtres. Le prix était exorbitant, mais je m’y attendais : toute bonne foi, surtout si elle est foi, inclut ses péchés capitaux. Je débarquai donc lesté de tout ce barda. Il fallait monter un escalier, assez abrupt, avant d’accéder à un plateau.
Une fois en haut, ce que je vis me stupéfia. C’était un champ de bataille. On n’entendait que cliquetis d’armes, hurlements d’assaillants, râles de vaincus, appels à renforts, battements de pieds, sifflements de lances et flèches, chocs de massues contre des boucliers… J’empoignai fermement le mien et m’approchai d’un cercle de femmes qui tantôt pleuraient à grands cris tantôt s’esclaffaient bruyamment, et je demandai à la moins excitée quel était le motif de cette bataille.
- « Mais, Monsieur, ce n’est pas une bataille, c’est la guerre ! On est en guerre depuis toujours. Mes parents me l’ont transmise et ils la tenaient de mes grands-parents, du moins ceux que j’ai connus, et je la transmets à mon tour à mes enfants. Oh, ils sont encore petits, mais déjà ils ont envie de se battre ! » – me dit-elle toute fière.
- « Et pour quel motif ? » – demandai-je, curieux.
- « Pour les lapins de garenne ! » Je la regardai d’un œil si ahuri qu’elle poursuivit. « On apprend ça dans nos livres d’histoire ! En 1874, les marins du Valong, un navire scientifique, ont introduit dans l’île le lapin de garenne en venant observer un phénomène astronomique. En quelques années il s’est développé, propagé et s’est mis à manger avec délices les choux, les ignames, les patates et le taro de l’île, ils grignotaient tout, y compris l’écorce des arbres, les pousses de ceux qui sortaient de terre, ils faisaient des trous partout et ils se multipliaient, se multipliaient, se multipliaient, tant et si bien que ce qui était une forêt, est devenu un désert… »
- « On a bien essayé de lutter, on a construit des dizaines de kilomètres de grillages pour les empêcher d’atteindre les terres cultivées, mais le lapin creuse par-dessous ! On a tenté le renard ; solution désastreuse, le renard préfère les poules et on n’avait plus d’œufs ni de bouillon ! On a alors importé d’Europe des lapins avec la myxomatose ; elle a été efficace dans un premier temps, mais… les lapins sont devenus résistants. On a aussi importé la puce espagnole, adaptée aux milieux arides. Nouvel échec. D’autres virus sont introduits, mais on commence à s’inquiéter… vous comprenez ? »
- « Oui, bien sûr ; on serait inquiet à moins… Mais enfin, ça, c’est la guerre contre les lapins, mais ça n’explique pas la guerre entre vous ! »
- « Oh, c’est tout simple : la moitié des habitants de l’île veut se débarrasser des lapins tandis que l’autre moitié veut les déclarer espèce protégée, car ils nous ont permis de surmonter la grande famine du début du siècle dernier. Entre le Parti des Territoriaux (PDT) et le Parti des Redevables (PDR), l’hostilité, que dis-je la haine, est inextinguible. De temps en temps il y a des trêves, on oblige les médias à ne plus parler du sujet, mais ça a repris dernièrement avec des lapins qui se sont attaqués au jardin d’un élu de la majorité. Il a proclamé, immédiatement, que c’était un complot de l’opposition. Vous imaginez la suite… »
Je fis un « oui » évasif et je m’apprêtais à redescendre vers le bac lorsque je reçus un coup de gourdin sur le casque. J’entendis mon agresseur hurler : « À bas les journalistes étrangers ! » Un peu sonné, je descendis l’escalier vers le port plus vite que je ne l’avais monté.
Après quoi l’auteur se lançait dans de très longues considérations sur le sens du voyage et surtout le voyage intérieur bien moins risqué, écrivait-il, mais qui, selon lui, devait inciter (l’initié, peut-être) à la prudence, à l’humilité et au discernement, vertus qui, selon lui, préparaient à une vie meilleure. Mais il ne précisait pas quelle vie. D’ici-bas, de l’au-delà ou d’une vie prochaine ? Quant à la maxime qui concluait cet étrange ouvrage, on aurait dit une espèce de message à l’intention des adeptes, à moins qu’il ne s’agisse d’un mot de passe. Elle m’a parue d’une profonde sagesse. Je vous la livre sans commentaires :
“Quand on est revenu de tout, on ne peut aller nulle part.”