Faut-il en rire ou en pleurer ? Faut-il entrer dans cet univers « décalé » ? Il n’est pas dans mon propos de juger du bien-fondé de l’utilisation de la pensée délirante dans l’expression de la pensée humaine. Elle existe chez chacun d’entre nous à des degrés variables. Parfois elle “remplit” l’espace. La démarche maçonnique nous enjoint d’essayer de la comprendre !
La pensée humaine pourrait se définir comme un processus d’élaboration d’une vérité. Penser vient du bas latin « pensare » (en latin classique : peser, comparer) , fréquentatif du verbe « pendere » : peser. (source Wikipedia). A partir d’informations recueillies par nos cinq sens (le Toucher, l’Olfaction, la Vision, l’Ouie et le Goût), l’activité cérébrale perçoit une réalité qui va être interprétée et produire un élément conceptuel qui correspondra à une Vérité, c’est-à-dire une opinion. Cette vérité s’exprimera selon deux modalités : langagière (parlée et écrite) et gestuelle ou comportementale.
En fonction du processus cognitif mis en jeu, on conçoit plusieurs types de pensée humaine ; personnellement j’en distinguerais sept formes :
- La pensée imaginative qui comporte :
- La pensée artistique
- La pensée inventive
- La pensée délirante,
- La pensée pratique ou empirique :
- Organisationnelle
- Utilitaire
- La pensée instinctive ou impulsive que l’on peut subdiviser en
- Pensée sexuelle
- Pensée sécuritaire
- La pensée affective :
- Familiale et collective
- Humaniste
- Symbolique
- La pensée mémorielle
- La pensée logique ou rationnelle
- Dialectique
- Scientifique
- La pensée magique.
Nous utilisons tous ces différentes formes de pensée à des degrés divers et selon les circonstances. Un équilibre peut être atteint entre elles, mais il arrive que certaines formes de pensée peuvent prendre le pas sur les autres soit de façon temporaire soit de façon structurelle, soit de façon limitée soit d’une manière dominante.
Il n’est pas le lieu dans cet article de commenter toutes ces différentes formes de pensée ; contentons-nous de nous limiter à l’analyse de la pensée délirante en rappelant que son emprise sur les autres formes de pensée peut être variable.
La pensée délirante en elle-même
La pensée délirante est une composante de la pensée imaginative qui nous permet de créer une vérité virtuelle à partir d’éléments d’information qui vont être interprétés sur un mode non logique. L’exemple le plus simple de pensée délirante se retrouve dans les processus hallucinatoires qu’ils soient visuels, auditifs ou simplement cognitifs (ou psychiques). Rien dans la réalité ne permet de retrouver la perception décrite par un individu qui lui affirme la percevoir. De façon banale, on la retrouve aussi dans la perception des rêves et des cauchemars.
La pensée délirante peut s’exprimer de façon comportementale, en particulier artistique, ou langagière.
Il y a toutes sortes de délires ; en psychiatrie le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux définit le délire comme « une croyance erronée fondée sur une déduction incorrecte concernant la réalité extérieure, fermement soutenue en dépit de l’opinion très généralement partagée et de tout ce qui constitue une preuve incontestable et évidente du contraire ». On distingue généralement trois catégories de délires en psychiatrie : les délires paranoïaques, les psychoses hallucinatoires chroniques et les paraphrénies. Mais la pensée délirante ne se limite pas à ces états pathologiques ; on la retrouve dans la banalité des relations humaines.
Si la pensée délirante entraîne souvent une incompréhension avec l’entourage, elle peut aussi être partagée et à ce titre elle prend une importance sociétale pouvant entrainer des mouvements de foule ou des opinions collectives. Le complotisme et les fake-news fonctionnent sur le mode de la pensée délirante ; nombreux sont celles et ceux qui s’y adonnent.
La pensée délirante en loge
En franc-maçonnerie, on retrouve la pensée délirante dans de multiples occasions.
Que ce soit dans des opinions individuelles, des ouvrages dits de référence ou des pratiques rituelles, la pensée délirante est bien présente en franc-maçonnerie. L’expression la plus répandue de cette pensée se retrouve dans le mysticisme.
En franc-maçonnerie, le mysticisme constitue la substantifique moelle du courant martiniste qui s’exprime en particulier par l’intermédiaire du rite écossais rectifié.
Sous l’impulsion de Martinez de Pasqually (1727-1774) et de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), et le compagnonnage de Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), le Martinisme se veut un processus « d’illumination » mystique chrétien. Dans ce cas précis, le délire s’exprime par une conception des différents stades de la « réintégration ». Il y a une réelle proximité entre le Martinisme et le Spiritisme et il n’est pas rare de voir des francs-maçons fréquenter ces milieux.
Jean-Baptiste Willermoz est l’inspirateur du Rite Ecossais Rectifié ; sous l’influence de Martinez de Pasqually, il a repris le concept de la « théurgie » pour l’appliquer à la franc-maçonnerie.
Pierre Riffard, grand spécialiste de l’ésotérisme, en donne la définition suivante : « La théurgie est une forme de magie, celle qui permet de se mettre en rapport avec les puissances célestes bénéfiques pour les voir ou pour connaître ou pour agir sur elles (par exemple en les contraignant à animer une statue, à habiter un être humain, à révéler des mystères). »
Roger Dachez dans le N°45 de la revue « La chaîne d’union » précise : « De ce monde étrange et quelque peu déroutant devaient émerger deux corpus : l’un est constitué par l’ensemble touffu et souvent peu compréhensible des cahiers de grades, catéchismes et « rituels d’opérations » qui tissaient la vie intérieure de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers, dont la base et l’apparence étaient maçonniques mais qui s’épanouissait en fait dans la magie cérémonielle . …. l’autre corpus est représenté par un livre, au demeurant jamais terminé, que Louis-Claude de Saint-Martin, devenu le secrétaire particulier de Martinès, aidera son maître à composer dans les toutes dernières années de sa présence en France : le Traité de la Réintégration des Etres. »
En dehors de la franc-maçonnerie on trouve d’autres nombreuses implications ; que ce soit dans la démarche religieuse (cf un récent article du Monde sur les « épouses du Christ » ), dans la vie politique (Eric Zemmour en est un exemple récent), la littérature ou la sociologie (certaines conceptions de Michel Maffesoli par exemple) ; c’est une banalité que de rappeler combien cette forme de pensée est influente.
Le concept de l’initiation est aussi un élément qui alimente la pensée délirante.
Dans le sens académique, l’initiation est le processus d’entrée dans une communauté. En franc-maçonnerie, il s’agit de la cérémonie d’appartenance à la loge et par là-même à la communauté maçonnique en général ; mais certains donnent de l’initiation le sens de connaissance des « mystères » et on parlera ainsi des « grands initiés », en particulier Jésus, Mahomet, Bouddha, qui sont présentés comme ayant atteint une existence transcendantale ! La transcendance est d’ailleurs un thème que l’on retrouve dans de nombreux travaux maçonniques.
Le grand problème de la pensée délirante c’est qu’elle se ferme sur elle-même et qu’elle rejette tout dialogue. Contrairement à d’autres formes de pensée, la dialectique n’est pas possible. Quand la pensée délirante domine les autres formes de pensée, nous obtenons la pensée sectaire.
Au mieux, pour ne pas rentrer dans une dynamique conflictuelle, il faut parfois accepter de rentrer dans le mécanisme du délire pour temporiser et espérer que le sujet comprenne de lui-même que d’autres formes de pensée s’offrent à lui.